La Vie et les Œuvres de Madame Desbordes-Valmore/Texte entier

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LA VIE ET LES ŒUVRES
DE
MADAME DESBORDES-VALMORE


CONFÉRENCES FAITES À DOUAI
Ville natale de Madame Desbordes-Valmore

PAR
M. H. CORNE


Séparateur



PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Ci
79, boulevard saint-germain

1876

LA VIE ET LES ŒUVRES
DE
MADAME DESBORDES-VALMORE


PREMIÈRE CONFÉRENCE


Mesdames et Messieurs,

C’est un bon sentiment que l’orgueil de famille ; et j’ai le droit d’appeler de ce nom ce que nous éprouvons tous, habitants d’une même ville, à la pensée que la cité, notre mère commune, a produit des enfants qui se sont illustrés par de grandes actions ou de beaux talents. Cet orgueil là, légitime, honorable, rend à tous la cité plus respectable et plus chère, et chacun se sent alors comme anobli par une glorieuse solidarité.

À ce propos, un souvenir me revient à l’esprit. Permettez, chers Concitoyens, que j’en use pour confirmer ce que je viens de dire :

Un habitant de notre ville visitait l’Italie. Dans les églises et les musées, sur les places publiques, au milieu d’un monde de chefs-d’œuvre, il voyait briller du plus vif éclat le génie d’un grand statuaire ; la foule des admirateurs répétait un nom, celui de Jean de Bologne. Notre Douaisien aussi contemple et admire ; mais il revendique pour sa ville natale l’honneur d’avoir donné le jour au sculpteur illustre dont l’Italie, avide d’une gloire de plus, a trop habilement dénaturé le nom[1]. Un Italien, galant homme, avait entendu cette patriotique réclamation : « Oh ! vous avez bien raison, dit-il, au nom de votre ville de Flandre, de revendiquer celui-là ; car nous, Italiens, nous n’en avons qu’un plus grand, et il s’appelle Michel-Ange. »

Dans la gloire sans doute il y a des degrés ; mais, après l’honneur de compter parmi ses enfants un statuaire du premier ordre, un immortel artiste tel que Jean de Bologne, notre ville a certes aussi le droit de s’enorgueillir d’avoir donné le jour à Marceline Desbordes-Valmore, une des femmes de France dont le nom revient sur les lèvres quand on veut exprimer, n’importe de quel siècle littéraire il s’agisse, celles qui ont reçu d’en haut les dons les plus heureux de la poésie, la grâce simple et touchante, la vraie voix du cœur. Tout ce qu’elle a écrit respire l’amour naïf et pieux de sa terre natale ; et, à son nom qui ne périra pas, toujours on ajoutera justement ces mots : La Muse Douaisienne.

Un honorable magistrat de la Cour de Douai[2], dans un rapport comme secrétaire général de la Société des sciences et arts, payait dernièrement un juste hommage à notre illustre concitoyenne :

« S’il ne nous est permis, disait-il, d’aborder en ce moment l’appréciation des œuvres de l’écrivain, du poëte, pourquoi ne dirions-nous pas ce qu’était Marceline pour son pays, pour sa famille et pour ses amis ?

« Un des traits qui la distinguaient, c’était son amour pour la Flandre française, pour Douai, sa ville natale, qu’elle appelait « sa patrie dans la grande patrie. » — Elle aimait à entendre l’accent Douaisien avec sa note traînante ; elle l’avait même un peu conservé. Quelques mots de patois ravissaient cette muse qui chantait avec des accents si suaves les peines du cœur et les charmes de l’enfance. Elle racontait d’une manière ravissante, mettant un art merveilleux à retracer le moindre épisode dont elle avait pu être témoin ; ou plutôt elle parlait avec tout l’élan de son exquise sensibilité ; et lui venaient alors des expressions si fines, si tendres, si émues qu’on était tenté de croire son génie de narratrice supérieur à son talent de poëte. »

Moi-même j’ai eu quelques relations de société avec Madame Desbordes-Valmore ; j’ai été heureux de la rencontrer chez sa digne amie, Madame Desloges, que notre ville aussi revendique et qui a laissé des poësies pleines d’élévation et de charme. Je trouvai en Madame Desbordes-Valmore une de ces natures frêles, nerveuses, chez qui la vie morale surabonde, et qui, au point de vue de l’activité de l’esprit, du coloris des idées, de la chaleur des sentiments, semblent échapper à la loi commune et ne devoir pas vieillir ; sa taille était souple et jeune encore ; ses traits amaigris témoignaient de tant de douloureuses émotions qui l’avaient éprouvée ; mais l’expression de sa physionomie était gracieuse et sympathique au plus haut point. En la voyant, en l’écoutant, on était tout naturellement amené à ne tenir plus qu’un compte secondaire de son esprit, de ses talents, de sa renommée de poëte, et l’on faisait au-dedans de soi son plus bel éloge, en se disant : « Oh ! l’excellente femme ! »

Marceline Desbordes, d’une ancienne et honnête famille d’artisans de Douai, est née dans cette ville le 20 juin 1786. Antoine-Félix Desbordes, son père, était peintre-doreur, et s’était fait quelque réputation pour l’exécution des armoiries et la décoration intérieure des églises. Un frère d’Antoine-Félix, Constant Desbordes, montra de bonne heure une vocation d’artiste. Il fut un peintre habile et excella surtout dans le portrait ; il fut apprécié des maîtres de l’École française renaissante. Gérard et Girodet estimaient son talent ; et ils l’admirent plus d’une fois à collaborer à leurs œuvres. Le musée de Douai possède de ce peintre plusieurs tableaux d’une remarquable exécution. Il lui doit le portrait de Marceline Desbordes ; elle est représentée dans tout l’éclat de ses vingt ans et dans une sorte d’extase poëtique qui lui fait lever au ciel ses yeux qu’elle avait les plus beaux du monde.

Les époux Desbordes vivaient dans une certaine aisance ; mais, après 89, le mouvement révolutionnaire qui s’accélérait chaque jour davantage, alarma et bientôt dispersa la riche clientèle du peintre d’ornements et d’armoiries, il en reçut un contre-coup dont il ne se releva point. Les premières atteintes de l’indigence commencèrent à se faire sentir autour du berceau de Marceline.

Ici se place un épisode qui met dans un jour bien honorable les sentiments de la famille Desbordes. « Au XVIIe siècle, des membres de cette famille, qui depuis longtemps avaient embrassé la religion réformée, avaient subi les effets de la révocation de l’édit de Nantes, et bannis de leur pays, s’étaient réfugiés en Hollande. Ouvriers imprimeurs, ils étaient parvenus, à force de travail, à devenir propriétaires d’une importante imprimerie à Amsterdam. En 1791, deux frères Desbordes, célibataires, dirigeaient cette imprimerie et se trouvaient à la tête d’une belle fortune. Ils avaient à un haut degré l’esprit de famille et n’avaient jamais perdu le souvenir de leurs parents demeurés en France. Devenus vieux et désireux de laisser à ces parents leur opulente succession, ils s’adressèrent à l’aïeule de Marceline, laquelle, veuve d’un horloger de Douai, avait à grand peine élevé ses six enfants, et vénérable mère, conservait sur eux une grande autorité. Il y eut dans son petit logis de la rue de la Cuve d’Or, comme un conseil de famille ; un de ses fils donna lecture à haute voix de la lettre des riches parents d’Amsterdam. Dans cette lettre ils exprimaient leur pensée bien arrêtée de laisser tous leurs biens aux Desbordes de Douai ; mais ils y mettaient une condition : c’était que la mère de famille et toute sa descendance « rentreraient au sein de la religion réformée. » La délibération ne fut pas longue ; la vieille mère prit la parole et dit : que la fortune des parents de Hollande était magnifique sans doute, mais qu’elle ne valait pas le prix qu’ils y mettaient. »

Ces détails nous viennent de Constant Desbordes, le peintre, oncle de Marceline. Elle-même a laissé quelques lignes qui complètent la peinture de cette scène émouvante, un des profonds souvenirs de son enfance. Elle y montre ses parents assistant à la lecture de la lettre : « La mère s’évanouit ; le père regarde ses enfants, et sort dans une horrible anxiété. Il rentre, après quelques pas dans le cimetière, et l’on décide que l’on répondra : Non. »

Il est facile de se figurer la détresse des parents de Marceline, dans tout le cours de la période révolutionnaire. Elle toutefois, charmante enfant, tendrement aimée, et naïvement heureuse, comme on l’est à cet âge, traversait en souriant ces années si sombres. Plus tard, quand nous examinerons les poësies de madame Desbordes-Valmore, et particulièrement celles tout imprégnées de ses souvenirs d’enfance, nous verrons quelles sereines images avaient laissées en elle ses débuts dans la vie, alors que, libre et joyeuse, à la tête d’un essaim de petites filles dont elle était adorée, elle courait prendre ses ébats sous les grands ormes de son vieux rempart, ou sur les tertres de gazon du cimetière Notre-Dame, ou enfin, dans ses jours de grande indépendance, quand elle se hasardait à aller butiner des fleurs sauvages dans les profonds fossés de la ville.

Cependant, vers l’année 97, les époux Desbordes, qui avaient à élever une famille de quatre enfants, et qui n’avaient pour vivre que le travail bien amoindri, bien souvent interrompu du peintre-doreur, se trouvèrent à bout de ressources. Toutes leurs pensées alors se tournèrent vers une parente, propriétaire de quelques plantations à la Guadeloupe, et qui leur apparaissait riche, généreuse, prête à devenir pour eux comme une seconde providence, s’ils parvenaient à toucher son cœur. La pauvre mère se dévoua. Un jour il fut résolu qu’elle quitterait son pays, son mari, ses enfants ; qu’elle emmènerait avec elle seulement Marceline ; qu’ensemble elles entreprendraient un voyage, bien autrement pénible et redoutable alors qu’il ne le serait aujourd’hui ; qu’elles iraient d’abord, traversant toute la France, à Bordeaux, et que là elles s’embarqueraient sur quelque vaisseau marchand en partance pour la Guadeloupe. Cette résolution fut exécutée de point en point. Après une longue traversée, mêlée de bien des souffrances et des angoisses, madame Desbordes et sa fille touchèrent enfin la Guadeloupe. Mais là leur rêve, leur dernière espérance, s’évanouit fatalement. Elles trouvèrent l’île entièrement bouleversée par la révolte des noirs, les plantations dévastées, les colons ruinés et obligés de se soustraire par la fuite aux plus cruels traitements.

Les biographes nous dépeignent la mère de Marceline comme une nature distinguée, éprise de musique et de poésie ; comme une femme d’imagination et de cœur. Dans quel affreux abattement ne dut-elle pas tomber, cette femme, cette mère aux sentiments rendus si exaltés, quand elle se vit à quinze cents lieues de son pays et de sa famille, sans un seul appui, sans ressources aucunes, sur un sol frémissant, et obligée de tout craindre pour elle-même, pour sa fille chérie ? L’épreuve était au-dessus de ses forces ; minée de chagrin, puis attaquée par la fièvre jaune, elle succomba bientôt.

Et la pauvre enfant, arrachée des bras de sa mère mourante, seule désormais, toute seule sur la terre étrangère, que va-t-elle devenir ? La réponse à cette question, je la trouve dans une lettre de Marceline Desbordes elle-même :

« Ma mère, écrit-elle à une amie, imprudente et courageuse, se laissa envahir par l’espérance de rétablir sa maison, en allant en Amérique trouver une parente qui était redevenue riche ; de ses quatre enfants qui tremblaient de ce voyage, elle n’emmena que moi ; je l’avais bien voulu ; mais je n’eus plus de gaîté après ce sacrifice… J’adorais mon père comme le bon Dieu. Les rues, les villes, les ports de mer où il n’était pas me causaient de l’épouvante, et je me serrais contre les vêtements de ma mère comme dans mon seul asile.

» Arrivée en Amérique, ma mère trouva ma cousine veuve, chassée par les nègres de son habitation, la colonie révoltée, la fièvre jaune dans toute son horreur. Elle ne porta pas ce coup. Son réveil, ce fut de mourir à 41 ans. Moi, j’expirais auprès d’elle. On m’emmena en deuil hors de cette île dépeuplée à demi par la mort, et de vaisseau en vaisseau, je fus rapportée au milieu de ma famille désolée et devenue tout-à-fait pauvre. »

Franchissons deux ou trois années :

L’enfant est maintenant une jeune fille, à la taille élégante, au gracieux visage, à la physionomie pleine d’expression, à la voix d’un timbre charmant et sympathique. Sous l’humble toit paternel, du matin au soir, elle travaille de ses mains pour aider son père à soutenir les charges de la famille. Marceline s’est faite couturière. Mais allons au fond de cette âme de seize ans que la nature a douée d’une sensibilité exquise et que tant d’émotions ont déjà ébranlée. Ce n’est pas en vain que Marceline, dans l’âge des profondes impressions et avec une âme toute ouverte pour les recevoir, a vu les grands spectacles de la mer, les magnificences du ciel et de la terre des Tropiques ; ce n’est pas en vain qu’elle a connu si jeune les riantes illusions et les déceptions cruelles, qu’elle a connu le dénûment, l’abandon et un immense deuil, son imagination, tantôt est rêveuse et mélancolique, tantôt elle anime et colore tout des teintes les plus vives ; son cœur déborde de sentiments tendres, tristes ou délicieux qu’elle ne saurait encore elle-même définir ni exprimer ; il y a déjà comme un souffle poétique qui passe sur le front de cette jeune fille dont les doigts légers manient si prestement les ciseaux et l’aiguille.

Le hasard fit que des femmes artistes, attachées à cette époque au théâtre de Douai, eurent occasion d’utiliser pour leur toilette l’habilité et le goût de Marceline. Elles ne purent s’empêcher de remarquer l’heureuse vivacité de son esprit et tout ce qu’il y avait dans sa personne de grâce et d’attrait. Confidentes de ses soucis quant aux moyens matériels d’assurer l’existence de son père et la sienne, elles lui firent entrevoir les succès qu’à leur avis elle ne pouvait manquer d’obtenir, si elle se vouait au théâtre. Marceline et le père de famille lui-même prêtèrent l’oreille à ces conseils, et le 21 novembre 1803, la jeune Desbordes fit des débuts sur la scène, à Douai, dans le Philinte de Molière, de Fabre d’Églantine, et le Roman d’une heure, d’Hoffmann.

Madame Desbordes-Valmore, dans cette lettre que j’ai déjà citée, et où elle rapporte elle-même plusieurs incidents de sa vie, s’exprime ainsi sur son entrée dans la carrière dramatique : « C’est alors, dit-elle, après avoir rappelé la triste situation où, à son retour d’Amérique, elle avait trouvé son père et ses jeunes frères et sœurs, c’est alors que le théâtre offrit pour eux et pour moi une sorte de refuge, on m’apprit à chanter ; on m’appela à Paris, au théâtre Feydeau. À seize ans, j’étais sociétaire ; mais ma faible part se réduisait alors à 80 fr. par mois et je luttais contre une indigence qui n’est pas à décrire ; je fus forcée de sacrifier l’avenir au présent ; et, dans l’intérêt de mon père, je retournai en province. À vingt ans, des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer. »

Les débuts au théâtre de notre célèbre compatriote piquent notre curiosité, et cette question se présente d’elle-même à notre esprit : « Que fut-elle au théâtre, cette jeune fille si heureusement douée ? Quelle place sut-elle y conquérir ? »

Un contemporain et ami de madame Desbordes-Valmore, M. Romain Duthilleul, éclaire ce point qui nous intéresse :

« Elle joua, dit-il, d’abord en province. Grétry, ayant eu occasion de la voir et de l’apprécier, réussit à la faire admettre à l’Opéra-Comique de Paris. Un très-beau succès l’y attendait ; elle y créa plusieurs rôles importants. On applaudit en elle une diction parfaite et surtout une sensibilité communicative qui se trouvait en harmonie avec la douceur de son regard et toute l’expression de sa figure. Grétry la surnomma alors sa chère fille, et jusqu’à sa mort lui conserva ce nom si doux et si flatteur…

» Parcourant de nouveau la province, elle se fit applaudir sur différentes scènes, à Rouen, à Bordeaux, à Bruxelles, à Lyon. Mais la carrière théâtrale ne pouvait convenir longtemps à sa nature frêle, impressionnable, ennemie des intrigues et des tracasseries qui, trop souvent, s’y rattachent. Elle y renonça en 1823. »

Il ne nous étonne pas que le théâtre n’ait point tenu pour Marceline Desbordes tout ce qu’il semblait lui promettre, et qu’elle n’y ait point atteint ces degrés supérieurs pour lesquels elle semblait faite. C’est que la plus riche organisation n’est pas celle qui a le plus d’affinités avec un art essentiellement imitateur : il est dans l’ordre naturel qu’une âme vive, spontanée, qui se laisse aller tout entière à la vérité et à l’élan de sa propre passion ne réussisse qu’à demi dans un art qui demande avant tout un esprit observateur, de patientes études, de la force intérieure contenue ou dépensée avec la plus habile mesure. Madame Desbordes elle-même, comme elle nous fait bien toucher du doigt l’écueil que rencontre dans la carrière dramatique un cœur trop primitif, d’une sensibilité naïve et nullement maîtresse de ses propres émotions, quand elle nous dit : « À vingt ans, des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer » !

Mais c’est surtout par le plus noble côté de son âme, par son honnête fierté que la jeune Marceline perdit vite les illusions que le théâtre avait pu lui présenter. Écoutons les beaux vers qu’un jour lui inspira sa dignité blessée, en présence des sévérités, des duretés injustes de l’opinion qui, pour l’artiste dramatique, trop souvent se mêlent aux ovations bruyantes.

Elle s’adresse à une amie, une compagne dans sa vie de théâtre, mais qui, fière de ses charmes, enivrée de ses succès, voit cette vie factice d’un tout autre œil qu’elle-même :


À DÉLIE


De ce lis embaumé qui pour vous vient d’éclore
Couronnez votre front charmant.
Mon front que l’ennui décolore
Doit se pencher sans ornement.

Du sort qui m’enchantait la fatale inconstance
De ma jeunesse a flétri l’espérance ;
Un orage a courbé le rameau délicat ;
Et mes vingt ans passeront sans éclat.

Ce monde où vous régnez me repoussa toujours ;
Il méconnut mon âme à la fois douce et fière ;
Et d’un froid préjugé l’invincible barrière
Au froid isolement condamna mes beaux jours.

L’infortune m’ouvrit le temple de Thalie ;
L’espoir m’y prodigua ses riantes erreurs ;
Mais je sentis parfois couler mes pleurs
Sous le bandeau de la folie.


Dans ces jeux où l’esprit nous apprend à charmer,
Le coeur doit apprendre à se taire,
Et lorsque tout nous ordonne de plaire,
Tout nous défend d’aimer.

Oh ! des erreurs du monde inexplicable exemple !
Charmante muse, objet de mépris et d’amour,
Le soir, on vous honore au Temple,
Et l’on vous dédaigne au grand jour.

Je n’ai pu supporter ce bizarre mélange
De triomphe et d’obscurité,
Où l’orgueil insultant nous punit et se venge
D’un éclair de célébrité.

Trop sensible au mépris, de gloire peu jalouse,
Blessée au coeur d’un trait dont je ne puis guérir,
Sans prétendre aux doux noms et de mère et d’épouse
Il me faut donc mourir !…


« Madame Desbordes est toute poëte par l’amour ; son talent est lié à sa passion comme l’écho à la vague du rivage, comme la vague au lac désolé. » C’est notre grand critique, Sainte-Beuve, qui la juge ainsi. Nous-mêmes, n’eussions-nous pas lu ses vers, par ce que nous savons déjà de sa nature aux élans si primitifs, de sa sensibilité exquise, si exaltée dans sa tendresse ou dans sa douleur, nous pourrions croire, sans risque de nous tromper, que l’amour a profondément agité le cœur de Marceline, et qu’il a mêlé à sa destinée de jeune fille, d’ardentes aspirations, des joies, des tristesses et même de poignantes douleurs. J’ai hâte d’ajouter qu’à travers tous les périls de sa position, périls aggravés par sa vive imagination, par son âme à la fois ingénue et passionnée, Marceline Desbordes commanda toujours ce sympathique respect qui s’attache aux habitudes décentes jointes à la dignité des sentiments.

Dans un jour de tristesse profonde, repassant ses déceptions, ses amertumes, les blessures de sa fierté et celles de son cœur aussi, elle avait écrit ces vers découragés :

Sans prétendre aux doux noms et de mère et d’épouse.
Il me faut donc mourir !

Heureusement ces sombres pressentiments devaient être démentis. Un honnête homme, artiste dramatique qui ne manquait pas de talent, et que Talma, le célèbre tragédien, avait pris en amitié, M. Lanchantin, connu au théâtre sous le pseudonyme de Valmore, fut frappé de tant de belles et aimables qualités qui recommandaient la jeune artiste ; il rechercha et s’estima heureux d’obtenir sa main[3]. M. Valmore resta au théâtre ; sa femme qui avait abandonné avec joie cette ingrate carrière, suivit résolûment son mari dans les pénibles pérégrinations auxquelles sa profession l’obligeait, et se livra tout entière à ses devoirs d’épouse et de mère. Elle semblait appelée à jouir du moins de tout le bonheur de la vie de famille ; et de ce côté-là même de douloureuses épreuves l’attendaient.

L’année de son mariage, elle perdit son père qu’elle aimait tendrement et à la vieillesse duquel elle s’était avec une pieuse constance efforcée de venir en aide. Un peu plus tard, elle vit ses joies maternelles changées en de cruelles douleurs. Elle perdit successivement deux enfants presqu’encore au berceau. Son cœur était déchiré ; sa santé s’altéra ; pour comble, au milieu de sa vie voyageuse et agitée, trop souvent elle connut ces sombres soucis que la gêne s’introduisant dans un intérieur de famille, amène après elle, et qui sont le supplice d’une épouse et d’une mère aux sentiments fiers et délicats.

Cependant de beaux jours se mêlèrent à cette vie trop souvent marquée d’un cachet de douleur. Mère de nouveau, madame Desbordes-Valmore vit grandir auprès d’elle une fille et un fils, son orgueil, sa joie, et en les aimant de toute son âme, elle se sentait consolée (autant qu’une mère peut l’être) de la perte de ses premiers-nés. Sa fille, sa charmante Ondine, (c’était le nom poëtique qu’elle lui avait donné), était de sa part l’objet d’une sorte d’adoration. Toute jeune encore, elle fut recherchée par un homme de mérite, M. Langlais, membre de l’Assemblée législative, et cette union comblait les vœux de la tendre mère. On peut juger du désespoir de madame Desbordes-Valmore quand elle vit sa fille, après trois ans à peine de mariage, s’éteindre d’une maladie de langueur.

Un seul des quatre enfants de madame Desbordes-Valmore lui a fermé les yeux, M. Hippolyte Valmore qui, après avoir marqué sa première jeunesse par des succès littéraires, occupe aujourd’hui dans l’administration centrale de l’instruction publique une position distinguée.

Quels furent les derniers moments de madame Desbordes-Valmore ? Semblables à toute sa vie, ils furent marqués par de profondes souffrances et par les efforts d’une âme élevée qui s’appliquait à les surmonter. Je possède une lettre de M. Valmore fils, où, en quelques simples traits, il montre ce que fut sa mère pendant sa dernière maladie et en face de la mort. Son amour filial me pardonnera si, pour satisfaire aux sentiments de ceux qui m’écoutent et couronner cette biographie, j’emprunte à sa lettre les lignes suivantes :

« Ma mère fut deux ans clouée sur le lit par une maladie aiguë ; elle y a montré le courage et la résignation les plus admirables. Son âme semblait s’élever encore au milieu de ces incessantes épreuves. Jamais un mot de plainte, rien qui pût nous faire entrevoir ni la fin prochaine, ni qu’elle fût instruite de la marche destructive de la maladie. Douce, presque gaie parfois, elle souriait avec tendresse aux infatigables sollicitudes de mon père. »

Madame Desbordes-Valmore s’est éteinte à Paris, le 23 juillet 1859.

Cet amour de la ville natale qui faisait battre le cœur de notre illustre compatriote, son époux et son fils l’ont recueilli comme un pieux héritage, ils ont fait don à notre bibliothèque, à nos musées communaux de livres, portraits, médailles et objets d’arts divers qui ont appartenu à madame Desbordes-Valmore ; au milieu de tous ces dons brille une oeuvre particulièrement remarquable, le médaillon en bronze de madame Desbordes, par David d’Angers.


Jusqu’ici c’est la vie de madame Desbordes-Valmore, ce sont les incidents de sa destinée que je me suis attaché à bien faire connaître ; je dois maintenant considérer en elle l’écrivain et le poëte ; je dois vous dire l’impression que les accents si spontanés et si touchants de cette muse qui se révélait, produisirent sur ses contemporains et rappeler les glorieux suffrages qui ont marqué bien haut sa place parmi nos illustrations littéraires.

Celui qu’on peut appeler le maître de la critique à notre époque, Sainte-Beuve, a tenu à honneur de mettre son cachet à une des éditions des poésies de madame Desbordes-Valmore. Dans la notice qu’il a placée en tête de cette édition, il s’exprime ainsi :

« Notre vœu s’accomplit. Nous avions désiré qu’un volume contînt et rassemblât la fleur, le parfum de cette poésie și passionnée, si tendre et véritablement unique dans notre temps. Madame Desbordes s’est fait une place à part entre tous nos poëtes lyriques, et sans y songer. Si quelqu’un a été soi dès le début, c’est bien elle. Elle a chanté comme l’oiseau chante, comme la tourterelle gémit, sans autre science que l’émotion du cœur, sans autre moyen que la note naturelle. De là, dans les premiers chants surtout qui lui sont échappés avant toute lecture, quelque chose de particulier et d’imprévu, d’une simplicité un peu étrange, élégamment naïve, d’une passion ardente et ingénue. »

Admirons en passant cette faculté des grands esprits de peindre d’un trait, et à n’y plus revenir, une situation, une individualité, un talent. J’allais chercher à vous faire saisir par quelques développements combien chez notre muse Douaisienne l’inspiration était naturelle, combien, ce qui chez d’autres est un effet du travail et de l’art, un calcul et un effort, était chez elle spontané et comme jaillissant du cœur ; j’ouvre la notice de Sainte-Beuve : « Elle a chanté, dit l’éminent critique, comme l’oiseau chante, comme la tourterelle gémit. » Et voilà qu’en deux mots vous avez la notion exacte et la vive image du talent départi par la nature à Marceline Desbordes.

Elle ne publia son premier recueil de vers qu’après son mariage, en 1818, lorsqu’elle était dans sa 32e année. Pour donner libre carrière à son âme de poëte, avait-elle attendu l’âge mûr, l’âge où la froide raison et les épreuves de la vie positive font que le cœur bat moins vite, et que quelques ombres déjà se répandent sur les brillants mirages de l’imagination ? Non, certes : et comme nous avons vu l’âme de Marceline, encore adolescente, surabonder d’émotions, soyons sûrs que dès lors la poésie toute simple, toute naïve en débordait. Elle-même d’ailleurs nous le dit clairement dans un petit poème, où, sous ce titre : le berceau d’Hélène, elle reporte avec amour, avec tristesse, toutes ses pensées vers ses jeunes ans, elle nous montre ses premières poésies écloses avec les premières et délicieuses impressions de son cœur, dès qu’elle se sentit vivre. Dans ces vers, après avoir personnifié l’Espérance, comme une divinité envoyée au devant d’elle, elle ajoute :

Elle venait du ciel dont l’enfance est aimée…
Elle m’avait donné son prisme, don fragile ;
J’ai regardé la vie à travers ses couleurs.
Que la vie était belle ! Et dans son vol agile
Que ma jeune espérance y répandait de fleurs !
Qu’il était beau l’ombrage où j’entendais les muses
Me révéler tout bas leurs promesses confuses ;
Où j’osais leur répondre et de ma faible voix
Bégayer le serment de suivre un jour leurs lois !
D’un souvenir si doux, l’erreur évanouie
Laisse au fond de mon âme un long étonnement.
C’est une belle aurore, à peine épanouie,
Qui meurt dans un nuage… et je dis tristement :

Qu’a-t-on fait du bocage où rêvait mon enfance ?
Oh ! j’en parle toujours ; j’y voudrais être encor.
Au milieu des parfums j’y dormais sans défense,
Et le soleil sur lui versait des rayons d’or.

Après le mariage de Marceline Desbordes, son beau-père, homme de goût, qui avait été frappé du sentiment poétique et de la touchante originalité quelques romances de sa composition, lui demanda si elle n’avait pas quelques oeuvres plus importantes. « J’ai fait d’autres petites choses sans savoir. » Telle fut sa naïve réponse. Son beau-père obtint qu’elle lui lirait toutes les feuilles éparses qui contenaient ses premières poésies, et sur ses instances, elle se décida enfin à les publier. Ce premier recueil parut, comme je l’ai dit, en 1818, sous ce titre : « Élégies et romances. »

Ces années de la restauration, où Marceline Desbordes vint à son tour révéler les trésors de poésie qu’il y avait au fond de son âme, resteront dans l’histoire littéraire de l’Europe une étonnante époque. Tandis qu’au dehors des hommes tels que Goethe, Walter Scott, Byron, tenaient le monde sous le charme de leurs grandes pensées, de leurs admirables peintures, la France aussi voyait chez elle de beaux génies s’éveiller, une pléïade de vrais poëtes venait nous consoler n’avoir connu depuis longtemps que de corrects et froids versificateurs. Chose étrange ! les faits montrèrent alors une fois de plus que les époques remuées par de violentes tourmentes sont le milieu où se préparent à éclore les plus fortes œuvres de l’esprit humain. Tandis qu’il n’est pas rare de voir dans les temps calmes une certaine atonie des âmes, des goûts vulgaires et le ressort des esprits tendu surtout vers les intérêts positifs, on dirait que les générations nées au milieu des orages populaires et des terribles vicissitudes des batailles, ont reçu de ces épreuves mêmes une trempe supérieure, et qu’elles ont l’âme plus ouverte à toutes les vives et nobles émotions. C’est ainsi qu’entre 1815 et 1830, il nous a été donné de voir en France le réveil de la poésie. L’hymne de ce réveil, Marceline Desbordes l’a chanté ; du moins sa mélodieuse voix nous en a fait entendre les premières notes. Presqu’en même temps Casimir Delavigne et Béranger tiraient des malheurs mêmes de la patrie leurs plus belles inspirations ; puis deux génies, à la puissante lyre, Lamartine et Victor Hugo marquaient par des chants immortels cette renaissance des lettres parmi nous.

Nous venons de rapprocher deux noms qui frappèrent presqu’en même temps nos oreilles charmées, les noms de Desbordes et de Lamartine. Ce rapprochement, ce n’est pas nous qui les premiers l’avons fait, mais bien l’éminent critique Sainte-Beuve. Écoutons le parallèle qu’il ne craint pas d’établir entre Elle et Lui, comme il dit dans son simple et fort langage :

« Elle et Lui, ont de grands rapports d’instinct et de génie naturel. Ce n’est point par simple rencontre, par pure et vague bienveillance que l’illustre élégiaque a fait les premiers pas au-devant de la pauvre plaintive. Toute proportion gardée de force et de sexe, ils sont l’un et l’autre de la même famille de poëtes. Comme Lamartine, madame Valmore n’eut de maître que le cœur et l’amour ; comme lui, elle ignore l’art, la composition, le plan ; mais elle est femme, elle est faible, elle n’a rien de l’ampleur, ni de la volée du grand cygne. »

Bien au-dessous des hauteurs où le grand cygne pouvait atteindre, il y avait encore une belle place à prendre, et, sans efforts, Marceline Desbordes s’y éleva. Ce n’est pas que tout d’abord l’accueil fait à ses poésies ait eu le bruit et l’éclat et d’un succès populaire. Les accents profondément émus sortis du cœur d’une femme ne s’adressent guère à la foule ; mais ils vont droit aux âmes délicates, faites pour les bien goûter. Cette élite de lecteurs ne manqua point aux œuvres de madame Desbordes-Valmore. Elle répondit par de vives sympathies aux sentiments si vrais, aux douleurs si intimes, dont cette poésie toute primitive était la touchante expression.

Ce ne fut pas sans un certain trouble que madame Desbordes-Valmore vit la renommée s’occuper d’elle et de ses œuvres. Cependant il lui était doux d’épancher ce qui surabondait dans son cœur ; et quel est le poëte qui ne s’enchante lui-même en reproduisant les riants tableaux qui se peignent dans son imagination ? Elle prit donc goût à la vie littéraire. Une nécessité d’ailleurs plus forte encore que ses penchants, lui faisait une loi d’un travail sans relâche qui ne finit pour ainsi dire qu’avec sa vie.

Les récompenses officielles, les palmes académiques n’ont pas manqué à madame Desbordes. En 1855, l’Académie française lui décernait un prix de 2,000 fr. pour son livre « les anges de la famille. » En 1859, peu de jours, hélas ! avant que cette mélodieuse voix s’éteignît à jamais, l’Académie lui accordait le prix de 3,000 fr. de la fondation Lambert, pour l’ensemble de son œuvre « non moins remarquable, comme le dit alors le secrétaire perpetuel, M. Villemain, par la haute moralité des sentiments que par le charme de la forme. »

Dans le monde des lettres, les plus grands esprits, dès qu’ils connurent madame Desbordes-Valmore, se prirent pour elle d’admiration et de sentiments de sympathie qui devinrent, chez quelques-uns, une profonde amitié. Il me suffira à cet égard, de citer des noms tels que Chateaubriand, Béranger, Alfred de Vigny, Victor Hugo, Lamartine, et parmi les femmes poëtes, mesdames Sophie Gay et Tastu. Cette dernière, si excellent juge des inspirations venues du cœur, portait bien haut sa digne émule. À des critiques qui reprochaient à madame Desbordes-Valmore les traces d’abandon et de négligence qui ne manquent pas dans ses vers, elle répondait : Qu’importe, a-t-on dit du chanteur Garat, que ce ne soit pas un musicien, si c’est la musique elle-même ? Qu’importe aussi que madame Desbordes ne soit pas un poëte, selon l’art, si elle est la poësie et l’âme ? »

Sainte-Beuve particulièrement avait pour cette bonne et éminente femme le culte de l’esprit et du cœur ; il s’est plu à recueillir les hommages littéraires dont elle avait le droit d’être le plus fière : « Toutes les voix, a-t-il dit, qui comptent parmi ses contemporains ont été unanimes à la louer comme il faut et à la définir des mêmes traits. — Alfred de Vigny disait d’elle qu’elle était « le plus grand esprit féminin de notre temps », je me contenterais de l’appeler « l’âme féminine la plus pleine de courage, de tendresse et de miséricorde. » — Béranger lui écrivait : « Une sensibilité exquise distingue vos productions et se révèle dans toutes vos paroles. » — Brizeux l’a appelée : « belle âme au timbre d’or. » – Victor Hugo lui a écrit, et cette fois sans que la parole sous sa plume dépasse en rien l’idée : « Vous êtes la femme même, vous êtes la poésie même. Vous êtes un talent charmant, le talent de femme le plus pénétrant que je connaisse. » — Ailleurs, Sainte-Beuve encore nous montre Lamartine écrivant avec effusion à madame Desbordes-Valmore : « La fortune, je l’espère, rougira de son injustice, et vous accordera un sort indépendant et digne de vous ; il ne faut jamais désespérer de la Providence, quand elle nous a marqué au berceau pour un de ses dons les plus signalés, et quand on sait, comme vous, l’adjurer dans une langue divine. »

Lamartine d’ailleurs, l’auteur des Méditations, le Chantre de Jocelyn, se sentait pour madame Desbordes, cette muse de l’élégie, une sorte d’attrait fraternel. Un jour, dans des stances célèbres, il donna un libre cours à ses poétiques sympathies pour son talent, et pour sa destinée assombrie par le malheur. Madame Desbordes-Valmore lui répondit par des vers admirablement inspirés. Vous me saurez gré sans doute de reproduire ici, en partie du moins, ces deux morceaux où le génie particulier de chacun des deux poëtes se reflète comme dans un pur miroir.

Dans ses stances, Lamartine se complait d’abord à décrire un superbe vaisseau, dominateur des mers :

« Ses voiles ouvertes et pleines
Aspiraient le souffle des flots,
Et ses vigoureuses antennes
Balançaient sur les vertes plaines
Ses ponts chargés de matelots.

La lame en vain dans la carrière
Battait en grondant ses sabords ;
Il la renvoyait en poussière,
Comme un coursier sème en arrière
La blanche écume de son mors.

Longue course à l’heureux navire !
Disais-je. En trois bonds il a fui.
La vaste mer est son empire ;
Son horizon n’a que sourire,
Et l’Univers est devant lui.

Mais ici le poëte est frappé d’un étrange contraste : ses regards, qui viennent de quitter le Géant des mers, tombent sur une humble barque, unique patrimoine et refuge d’une pauvre famille de pêcheurs  :

Ils n’ont, disais-je, dans la vie,
Que cette tente et ses trésors ;


Ces trois planches sont leur patrie,
Et cette terre en vain chérie,
Les repousse de tous ses bords.

En vain de palais et d’ombrage
Ce golfe immense est couronné,
Ils n’ont, pour tenir au rivage,
Que l’anneau rongé par l’orage
De quelque môle abandonné ;

Ils n’ont pour fortune et pour joie
Que les refrains de leurs couplets,
L’ombre que la voile déploie,
La brise que Dieu leur envoie
Et ce qui tombe des filets.

Cette pauvre barque, ô Valmore,
Est l’image de ton destin ;
La vague, d’aurore en aurore,
Comme elle te ballotte encore
Sur un océan incertain.

Tu ne bâtis ton nid d’argile
Que sous le toit du passager,
Et, comme l’oiseau sans asile,
Tu vas glanant de ville en ville
Les miettes du pain étranger.

Ta voix enseigne avec tristesse
Des airs de fête à tes petits,
Pour qu’attendri de leur faiblesse
L’oiseleur les épargne et laisse
Grandir les plumes dans les nids.

Mais l’oiseau que ta voix imite,
T’a prêté sa plainte et ses chants ;
Et plus le vent du nord agite
La branche où ton malheur s’abrite,
Plus ton âme a des cris touchants.


Sur la Lyre où ton front s’appuie
Laisse donc résonner tes pleurs.
L’avenir du barde est la vie,
Et les pleurs que la gloire essuie
Sont le seul baume à ses douleurs.

Écoutons la réponse pleine d’attendrissement et de reconnaissance que la pauvre Philomène envoie à son illustre consolateur :

Triste et morne sur le rivage
Où l’espoir oublia mes jours,
J’enviais à l’oiseau sauvage
Les cris qu’il pousse dans l’orage
Et que je renferme toujours.

Et quand l’eau s’enfuyait semée
De tant d’heures, de tant de mois,
Sous ma voile sombre et fermée,
D’une vie autrefois aimée
Je ne traînais plus que le poids.

Après avoir décrit toutes ses souffrances morales et son désespoir, elle nous montre son ciel qui tout à coup s’embellit, s’illumine :

Je ne sais quelle voix puissante
Retint mon souffle suspendu,
Voix d’en haut, brise ravissante
Qui me relevait languissante,
Comme si Dieu m’eût répondu.

Mais pour trop d’espoir affaiblie,
Et voilant mes pleurs sous ma main,
J’ai dit dans ma mélancolie,
Lorsque tout m’ignore ou m’oublie :
« Quel Ange est donc sur mon chemin ? »

C’était vous, j’entendis des ailes
Battre au milieu d’un ciel plus doux
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Oui, du haut de son vol sublime
Lamartine jetait mon nom,
Comme, d’une invisible cime,
À la barque au bord de l’abîme
Le ciel ému jette un rayon.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Mais dans ces chants que ma mémoire
Et mon cœur s’apprennent tout bas,
Doux à lire, plus doux à croire,
Oh ! n’as-tu pas dit le mot Gloire ?
Et ce mot je ne l’entends pas.

Car je suis une faible femme ;
Je n’ai su qu’aimer et souffrir,
Ma pauvre Lyre, c’est mon âme ;
Et toi seul découvres la flamme
D’une lampe qui va mourir.

Oui, toi seul auras dit : « Vit-elle ? »
Tant mon nom est mort avant moi !
Et sur ma tombe l’hirondelle
Frappera seule d’un coup d’aile
L’air harmonieux comme toi.
Mais toi dont la gloire est entière ;
Sous sa belle égide de fleurs,
Poëte, au bord de ta paupière,
Dis vrai, sa puissante lumière
A-t-elle arrêté bien des pleurs ?

J’aspirais surtout, Messieurs, par l’esquisse de la vie de Marceline Desbordes-Valmore, à vous faire, dans ce premier entretien, comprendre et saisir cette nature d’élite d’où sont sortis, comme d’une source vive, tant de sentiments vrais, tendres, profonds ; et voici qu’elle-même met en pleine lumière et sa nature et son génie par quelques traits d’une vérité inimitable et dont rien, selon moi, ne dépasse la grâce touchante :

« Je ne suis qu’une faible femme ;
Je n’ai su qu’aimer et souffrir ;
Ma pauvre Lyre, c’est mon âme.

Dans une seconde conférence, si vous le voulez bien, nous passerons en revue les œuvres de madame Desbordes-Valmore. Au premier abord, il semble qu’il y ait quelque hardiesse à occuper un nombreux auditoire pendant plus d’une soirée de volumes de vers dus à une âme poétique ; notre siècle est si positif et si prosaïque !… Eh ! bien, permettez que pour ma part, je pense mieux de notre siècle. Sans doute nous sommes bien loin d’avoir, comme autrefois nos pères dans leur existence trop souvent vide d’occupations sérieuses, l’engouement des petits vers, des prétentieuses bagatelles, ou bien encore le culte affecté d’une versification pompeuse et froide qu’on appelait complaisamment de la poésie. Cette mode a fait son temps, elle est passée sans retour, avec des mœurs superficielles et un désœuvrement d’esprit qu’aujourd’hui nous comprenons à peine ; mais ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui vient de l’âme et s’adresse aux meilleurs sentiments de notre nature, ce qui nous saisit vivement par le charme ou la force de l’expression, voilà véritablement la poésie, et cela n’est affaire, ni de temps, ni d’engouement, ni de mode. De nos jours, comme aux époques le plus éprises de littérature, chaque fois qu’une vive imagination, qu’un grand esprit, qu’une âme passionnée s’emparera de la langue des vers, il se trouvera un public attentif, ému, prêt à s’électriser d’une puissante mélodie vibrant au fond des cœurs. Notre siècle est fier à bon droit de son attraction vers le progrès, de ses puissants efforts pour reculer de tous les côtés les limites du monde intellectuel. Non, il ne peut pas méconnaître et renier la poésie, la plus forte, la plus entraînante expression de la pensée et du sentiment humains.


SECONDE CONFÉRENCE


Mesdames et Messieurs,

J’ai raconté la vie de madame Desbordes-Valmore, marquée à peine par quelques rayons de bonheur, pleine, au fond, d’épreuves et de souffrances. J’ai montré la source où elle a puisé ses inspirations, c’est-à-dire son âme vive, tendre, ingénûment passionnée, et vous m’avez prêté une attention sympathique. Aujourd’hui, ce sont les œuvres de notre illustre concitoyenne qui défraieront notre entretien.

Je n’ai pas, croyez-le bien, la prétention de venir à propos des poésies de Marceline Desbordes, faire devant vous de la critique littéraire. Je ne m’occuperai pas d’examiner de point en point si elle a toujours exactement observé les règles de la poétique applicable aux divers genres qu’elle a traités ; je me garderai d’analyser et de discuter ses procédés de composition et de style, de signaler ici des défaillances, là de l’incorrection ou quelqu’obscurité : cela vous intéresserait médiocrement et m’écarterait de mon but. D’ailleurs, si jamais écrivain résista, par la nature de son talent, à l’analyse littéraire, c’est bien notre Desbordes-Valmore qui se doutait à peine que composer des vers fût un art, et chez l’inspiration venait toute spontanée sous le coup des événements de sa vie et des mouvements de son cœur. Dans ses œuvres donc, c’est Elle toujours, Elle avant tout, que nous chercherons.

La liste serait longue de toutes les publications de madame Desbordes-Valmore. De 1818 à 1855, elles, se succédèrent à des intervalles inégaux, sous des titres variés : Elégies, idylles, romances, poésies diverses, contes en vers pour les enfants, Nous avons d’elle, en outre, bon nombre d’ouvrages en prose, romans et contes, les Veillées des Antilles, une Raillerie de l’amour, l’Atelier d’un peintre, le Salon de Lady Betty, les Scènes de la vie de famille, les Anges de la famille, Jeunes têtes et Jeunes cœurs, etc.

On trouve dans les compositions en prose de madame Desbordes-Valmore, de l’esprit d’observation, beaucoup de sentiment, un style vif, élégant, souvent relevé par des traits d’une originalité piquante. Mais ne perdons pas de vue que notre époque abonde en romans où le talent d’écrire ne manque pas et qui sont d’une lecture attachante. Une âme de poëte, c’est plus rare. Ce don divin de la poésie a fait de madame Desbordes-Valmore la femme célèbre que nous honorons. Resserré dans d’étroites limites de temps, je ne m’occuperai que de ses poésies, qui ont charmé ses contemporains, qui sont véritables titres devant la postérité.

Il est une exception cependant que je devrai faire, et en faveur d’un simple conte pour les enfants, intitulé les petits flamands. L’amour de la terre natale et la force des souvenirs d’enfance sont deux traits singulièrement accentués de la physionomie poétique de madame Desbordes-Valmore. Pour ma part, je ne connais pas d’écrivain célèbre qui se soit plus identifié avec le lieu de sa naissance, et qui, jusqu’à son dernier jour, ait tourné vers la terre où fut son berceau un regard plus attendri. Le conte « Les petits flamands » est à lui seul toute une charmante galerie de tableaux d’intérieur : dans ces tableaux pleins de couleur locale et de vie, madame Desbordes a peint avec amour tout ce qui l’entourait aux jours de son enfance, la petite maison où elle vécut aimée et heureuse, les édifices qui frappaient ses regards autour du logis paternel, l’église, le cimetière, le vieux rempart, la tour sombre où apparaissaient derrière des barreaux de fer des figures de prisonniers, enfin les rues, les places, les champs, les bords riants de la Scarpe où elle allait courir et jouer avec ses jeunes compagnes, au sortir de l’école.

Dans l’esquisse du vieux Douai et du berceau de Marceline que je vais tracer d’après elle-même, passez-moi, je vous prie, quelques détails trop menus, quelques vulgarités sans doute. Si je me fais peintre en ce moment, veuillez vous souvenir que je suis de l’école flamande ; nécessairement, à ce titre, vous me trouverez excusable de serrer d’assez près la réalité :

Nous sommes en 1788. Devant nous, qui venons de la place d’armes de Douai, voici que s’ouvre largement, à l’est, la rue Notre-Dame. Sur le rang de droite, au-dessus de la porte d’une vieille hôtellerie, une enseigne aux vives couleurs attire nos regards. Cela nous représente un superbe sauvage, à la figure tatouée et terrible, et la tête empanachée de grandes plumes blanches ; fraîchement repeinte par les soins de l’hôtelier, cette portraiture est pour les petits garçons et les petites filles un objet en même temps d’effroi et d’admiration.

L’hôtelier de l’Homme sauvage, comme dit le populaire Douaisien, a un fils, qui un beau jour s’est fait soldat. On commence à en parler comme d’un garçon de belle espérance. En effet, quand sonnera l’heure où il faudra courir à la frontière, où le pays sera aux prises avec l’Europe coalisée, ce garçon là sous des chefs qui s’appelleront Kellermann, Hoche, Moreau, Napoléon, montrera vertu et talent militaires, conquerra pied à pied tous ses grades, se fera, pour son pays, cribler de blessures, depuis Valmy jusqu’à Austerlitz, et il sera le général Scalfort, une des illustrations guerrières d’une prodigieuse époque. Dans sa retraite, à Douai, au milieu de ses concitoyens, vieux soldat mutilé, il s’honorera encore par un trait héroïque : un jour d’émotion populaire, après le désastre de Waterloo, au moment où sera près d’éclater sur la place publique une collision sanglante, il se jettera entre le peuple et la garnison exaspérée, et la poitrine devant la bouche d’un canon, s’adressant à ses anciens compagnons d’armes, il s’écriera : « Amis, si vous tirez, c’est moi que vous frapperez le premier. »

Je n’ai pas résisté au plaisir de saluer en passant la vieille hôtellerie où est né un de nos héros légendaires ; j’arrive au logis de la petite Marceline : C’est la porte à côté de L’homme sauvage. Elle est restée à peu près la même, cette humble maison, et elle est bien reconnaissable à la niche qui la surmonte. Là était la madone vénérée devant laquelle Marceline et ses sœurs, les jours de fête allumaient pieusement de petits cierges, et qu’elles se plaisaient à entourer de guirlandes de feuillages et de fleurs.

La maison d’aujourd’hui ne nous regarde point ; mais celle où Marceline vint au jour, où elle fit ses premiers pas, celle qui, à ses yeux d’enfant, comme elle le dit quelque part elle-même, « paraissait grande et si belle, » c’est autre chose ; jetons-y donc un regard curieux, si vous le voulez bien.

Voici l’étroit corridor que la diligente mère de famille, fidèle aux traditions de la propreté flamande, a soin de laver à grande eau souvent. Entrons dans la première pièce, à gauche ; c’est la salle commune, avec son poêle de fonte dans l’âtre, une lampe de fer accrochée à l’un des piliers de la cheminée, un rouet près de l’une des deux fenêtres, et derrière la porte une horloge antique dont on entend le tic-tac sous sa longue gaîne de bois. Dans cette pièce, la vénérable aïeule va et vient, faisant le ménage et veillant sur le pot-au-feu. Cette jeune femme, assise à son rouet, c’est la mère de Marceline, véritablement belle, avec une magnifique chevelure blonde ; elle passe ses jours et de longues soirées à filer le lin. Les soyeux écheveaux qu’elle a préparés d’une main délicate sont renommés dans les Flandres parmi les tisseurs de batiste. Dans un coin, on aperçoit les premières marches en grès d’un escalier qui mène à une cave habitée, laquelle par un autre escalier s’ouvre sur la rue. Le ménage installé dans ce séjour souterrain se compose d’un mari, ancien tambour de régiment, présentement restaurateur de vieilles chaussures, une des fortes têtes du quartier, et d’une femme marchande de verdures, qui a son étal sur les premières marches. Cette cave, au double escalier, établit avec le dehors une communication auxiliaire dont profitent, à certains jours les gens de la maison (les enfants surtout), lorsqu’ils ont intérêt à sortir, ou à rentrer à la sourdine.

Au-dessus de la première pièce que je décrivais tout à l’heure, et qui est un peu basse de plafond, il existe une sorte d’entre-sol qui forme chambre pour les enfants. Dans cette chambre attiédie par la chaleur de l’étuve d’en bas se voient trois petits lits bien blancs et un berceau d’osier ; c’est le berceau de Marceline. Sur le mur, d’un côté est fixé un petit miroir que surmonte un rameau de buis bénit, de l’autre, sont quelques rayons où les enfants viennent prendre, à l’heure de l’école, le petit panier aux provisions, leurs livres et leurs cahiers, et où ils sont plus ou moins exacts à les venir déposer après la classe.

La deuxième pièce du rez-de-chaussée s’ouvre au fond du corridor et est éclairée sur la cour ; on l’appelle la chambre rouge. Elle doit ce nom à son carrelage soigneusement frotté et entretenu dans tout le vif de sa couleur primitive. D’habitude cette chambre demeure fermée à clé. Dans les grands jours, la famille s’y réunit. Les carreaux rouges sont alors saupoudrés de sable blanc. Un feu clair pétille dans la cheminée. La table est couverte d’une belle nappe, et ces jours-là, Marceline émerveillée admire, entre autres choses sur la table, des couverts d’argent et des bouteilles fluettes, transparentes, qu’on appelle en Flandre des religieuses, et qui laissent, sous leur verre mince, apercevoir un vin clairet, destiné à célébrer quelque fête de famille, ou l’arrivée extraordinaire d’un parent ou d’un ami.

Pour en finir avec la maison, jetons un coup d’ail sur la cour. Elle est étroite, peu visitée du soleil, mais ce puits qu’on aperçoit sur l’un des côtés, ne manque pas d’un certain caractère, au point de vue des habitudes locales. Il est mitoyen et fermé de chaque côté par un grand volet. Sa double margelle est comme une sorte de parloir établi entre les deux maisons qu’il dessert. C’est là que matin et soir, les ménagères, tout en puisant l’eau nécessaire aux besoins de l’intérieur, échangent entr’elles les nouvelles du jour, ou se font part mutuellement de leurs peines et de leurs griefs personnels.

À cent pas de la maison Desbordes, s’élève la masse imposante de la tour Notre-Dame, dans l’épaisseur de laquelle est ouverte une des portes de la ville. La partie supérieure de cette tour sert de prison militaire. Les murs de cette prison sont percés d’un étroit guichet et de quelques rares fenêtres armées d’un treillis de barres de fer. Nous verrons plus loin l’impression que faisait sur l’âme de Marceline quelque pâle figure de prisonnier entrevue à travers les barreaux.

Le rempart (« son vieux rempart » comme elle l’appelle), il est là avec sa ceinture de murailles datant du moyen âge, crénelées, flanquées de tours et portant encore les stygmates des boulets de Louis XIV. Que de fois s’échappant du logis paternel, Marceline accourt avec ses joyeuses compagnes pour grimper à l’envi sur les talus gazonnés et jouer à l’ombre des ormes séculaires !

Mais les lieux dont le souvenir est le plus vivant dans la mémoire et dans les vers de notre compatriote, c’est l’église Notre-Dame et son cimetière, tout voisins du logis paternel. Il est aisé de voir, à la lecture des Petits Flamands et de diverses poésies de madame Desbordes-Valmore, que, pour elle, il n’y a pas, comme pour nous, une seule Notre-Dame, à Douai, mais qu’il y en a deux. L’enfance de Marceline, ne l’oublions pas, répond à ces dix années qui ont vu des choses si disparates et de si étranges changements, je veux dire à l’espace de temps, renfermé entre 1786 et 1797. Marceline a un lointain souvenir qui lui représente une superbe église, resplendissante d’ornements et de pompes religieuses ; elle croit entendre encore les hymnes sacrés et la grande voix de l’orgue qui retentissaient sous les voûtes. Là, pour la première fois, elle s’est mise à genoux devant l’autel et elle a prié Dieu avec une naïve ferveur. Mais cette belle image semble se perdre dans la nuit. Voici qu’une autre bien différente la remplace : au fond de sa mémoire. Marceline revoit les mêmes lieux, les mêmes gothiques murailles ; mais ce ne sont plus que sombres nefs, nues, dégradées, silencieuses. La terreur révolutionnaire en a fait presque des ruines. Non loin du théâtre de guerres terribles, elles ont servi tantôt de magasins militaires, tantôt d’hôpital pour les blessés ; leur enceinte profanée est désormais livrée au premier venu. Les enfants eux-mêmes s’y hasardent dans leurs jeux, mais pour s’enfuir bientôt, au moindre bruit, le cœur serré d’un vague effroi.

Le cimetière Notre-Dame (il faut bien que je le dise pour être de tous points véridique), ne s’est jamais montré aux yeux de Marceline et de ses sœurs que sous un jour aimable. Dès qu’elles ont su faire leurs premiers pas, elles sont venues là jouer sur le gazon parmi les tombes. Si près de la maison paternelle, c’était comme leur jardin ; c’était leur lieu habituel de récréation. L’enfance ne comprend pas la mort ; elle ne sait pas accepter les idées tristes, même celles que le spectacle des tombeaux éveille si fortement chez l’homme plus avancé dans la vie. Dans les Petits Flamands, madame Desbordes-Valmore nous peint l’essaim de petites filles qui venaient, après l’école, au cimetière, s’asseoir et faire des bouquets, parfois même danser autour des tombes vertes. « Elles y portaient, dit-elle, leurs paniers d’école pleins de fruits, de pains d’alouette, d’herbes fines mêlées au beurre et au laitage choisi des jours de fête. On dressait l’innocent banquet sur une haute tombe. » Ailleurs les billes et les osselets retentissaient sur une dalle funéraire, ou bien la bande joyeuse prenait d’assaut la margelle croulante d’un vieux puits abandonné. Dans ce séjour de la mort, un seul objet glaçait parfois le sourire sur les lèvres de Marceline, quand ses regards s’arrêtaient sur lui : c’était, contre un des piliers de la vieille église, une grande figure de pierre, d’un travail rude, mais plein d’expression, qui représentait le Christ, les mains liées par des cordes, le Christ flagellé et couronné d’épines.

Je me suis bien attardé dans cette reproduction des lieux que Marceline a connus, fréquentés dans dans son enfance, et aimés, jusqu’à la fin, de toute son âme. Du moins cette photographie du vieux Douai, que j’ai cherché à faire aussi fidèle que possible, va nous aider, je l’espère, à bien saisir les différents traits tout empreints de couleur locale et de souvenirs d’enfance, dont abondent les poésies de madame Desbordes-Valmore. J’ai hâte maintenant de la laisser parler elle-même :

Écoutons-la raconter avec une naïveté charmante les excursions qu’elle faisait en compagnie de son frère Félix, dans une ruelle voisine de Notre-Dame, alors toute bordée de jardins, excursions entremelées de quelques tentations de maraude :

« En me haussant au mur dans les bras de mon frère,
Que de fois j’ai passé mes bras par la barrière
Pour atteindre un rameau…
… qui s’enfuyait toujours,
Quand nous allions chercher pour le repas du soir
Notre lait à la Cense, et longtemps nous asseoir
Sous ces rideaux mouvants qui fermaient la ruelle !
Hélas ! qu’aux plaisirs purs la mémoire est fidèle !
Errants dans les parfums de tous ces arbres verts,
Plongeant nos fronts hardis sous leurs flancs entr’ouverts,
Nous faisions les doux yeux aux roses embaumées. »

Mais voici qu’apparaît la figure du propriétaire fronçant le sourcil à la vue des petits indiscrets :

« Et nous ne partions pas à sa voix sans courroux.
Il nous chassait en vain ! l’accent était si doux !
En écoutant souffler nos rapides haleines,
En voyant nos yeux clairs comme l’eau des fontaines,
Il nous jeta des fleurs pour hâter notre essor ;
Et nous d’oser crier ! Nous reviendrons encor ! »

Dans l’élégie intitulée : La vallée de la Scarpe, madame Desbordes-Valmore s’adresse à son frère, qui a continué d’habiter la ville de Douai, tandis qu’elle, cédant à sa destinée, elle est forcée de vivre loin du pays natal, objet de son profond amour :

« Mon beau pays, mon frais berceau,
Air pur de ma verte contrée,
Lieux où mon enfance ignorée
Coulait comme un humble ruisseau !
… Un peu de ma vie ira-t-elle paisible
Se perdre sur la Scarpe au cristal argenté ?
Cette eau, qui m’a portée innocente et sensible,
Frémira-t-elle un jour sous mon sort agité ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Oh ! qui n’a souhaité redevenir enfant !
Dans le fond de mon cœur que je le suis souvent !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Il est doux en fuyant de regarder la rive
Où naguères l’on vint jouer avec l’espoir,
Là de la vague enfance un regret, qui sommeille
Dans les fleurs du passé, tout à coup se réveille ;
Il reparaît vivant à nos yeux d’aujourd’hui ;
On tend les bras, on pleure en passant devant lui.

Ce tendre abattement vous saisit-il, mon frère,
Le soir, quand vous passez près du seuil de mon père ?
Croyez-vous voir mon père assis, calme, rêveur ?
Dites-vous à quelqu’un : « Elle était là, ma sœur ! »

Eh ! bien, racontez-moi ce qu’on fait dans nos plaines.
Peignez-moi vos plaisirs, vos jeux, surtout vos peines.
Dans l’église isolée où tu m’as dit adieu,
Mon frère, donne encor à l’aveugle qui prie ;
Dis que c’est pour ta sœur, dis, pour ta sœur chérie ;

Dis que ta sœur est triste et qu’il en parle à Dieu.
Et le vieux prisonnier de la haute tourelle

Respire-t-il encor à travers les barreaux ?
Partage-t-il encor avec sa tourterelle
Son pain qu’avaient déjà partagé ses bourreaux ?
Cette fille de l’air à la prison vouée,
Dont l’aile palpitante appelait le captif,
Était-ce une âme aimante au malheur envoyée ?
Était-ce l’espérance au vol tendre et furtif ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Et lui, voit-il encor froide sentinelle
Attachée en silence au cercle de ses jours ?
D’une faute expiée est-ce l’ombre éternelle ?
Sur ses rêves troublés veille-t-elle toujours ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Oh ! que j’ai vu souvent ses yeux luire dans l’ombre,
Étonné qu’un enfant vint lui tendre les bras !
Il me montrait ses mains l’une à l’autre enchaînées.
Je les voyais trembler, pâles et décharnées.
Au poids de tant de fer joignait-il un remord ?
Est-il heureux enfin ? est-il libre ? est-il mort ?
Que j’ai pleuré sa vie !

Un de nos concitoyens, M. Romain Duthilleul, grand admirateur du talent et du caractère de madame Desbordes-Valmore, et qui était sûr de toucher chez elle la fibre sensible en lui envoyant un souvenir de sa terre natale, lui avait fait parvenir un bouquet de fleurs écloses à Douai. Voici un passage de la pièce de vers qu’elle lui adressa en réponse :

« Ô fleur du sol natal ! ô verdure sauvage !
Par quelle main cachée arrives-tu vers moi ?

Ô mon pays ! quelle âme aimante, à ton rivage,
A compris qu’une fleur me parlerait de toi ?
Quel charme m’environne, et quel Dieu rompt ma chaîne ?
La vie est libre encor !…, je lui pardonne tout.
Sol natal ! Sol natal ! Dans ta suave haleine,
Dans tes parfums, la vie a comme un autre goût.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Emporte-moi, souffle errant, doux génie,
Sur mon rempart tant chanté, tant aimé ;
Et que ma cendre un jour soit réunie
À l’humble terre où mon cœur s’est formé !…

Après de longues années d’absence, Marceline Desbordes est venue revoir sa ville de Douai. Son émotion fut profonde ; elle l’a exprimée dans une pièce de vers touchante, à laquelle elle n’a pas su donner d’autre nom que celui de tristesse.

« Vous aussi, ma natale, on vous a bien changée !
Oui, quand mon cœur remonte à vos gothiques tours,
Qu’il traverse rêveur notre absence affligée,
Il ne reconnaît plus la grâce négligée
Qui donnait tant de charme au maternel séjour.

Il voit rire un jardin sur l’étroit cimetière
Où la lune souvent me prenait à genoux ;
L’ironie embaumée a remplacé la pierre
Où j’allais, d’une tombe indigente héritière,
Relire ma croyance au dernier rendez-vous.

Tristesse ! après longtemps revenir isolée,
Rapporter de sa vie un compte douloureux,
La renouer malade à quelque mausolée,
Chercher un cœur à soi sous la croix violée,
Et ne plus oser dire : « il est là. » C’est affreux.


Douce église, sans pompe et sans culte et sans prêtre,
Où je faisais dans l’air jouer ma faible voix,
Où la ronce montait fière à chaque fenêtre,
Près du Christ mutilé qui m’écoutait peut-être,
N’irai-je plus rêver du ciel comme autrefois ?

Oh ! n’a-t-on pas détruit cette vigne oubliée
Balançant au vieux mur son fragile réseau,
Comme l’aile d’un ange aimante et dépliée ?
L’humble pampre embrassait l’église humiliée
De sa pâle verdure où tremblait un oiseau.

Notre-Dame, aujourd’hui belle et retentissante,
Triste alors, quel secret m’avez-vous dit tout bas ?
Et quand mon timbre pur remplaçait l’orgue absente,
Pour répondre à l’écho de la nef gémissante,
Mon frêle et doux Ave ne l’écoutiez-vous pas ?

« Madame Desbordes est un poëte si instinctif, si tendre, si éploré, si prompt à toutes les larmes et à tous les transports, si brisé et battu par les vents, si inspiré par l’âme seule, si étranger à l’école et à l’art qu’il est impossible, auprès d’elle, de ne pas considérer la poésie comme indépendante de tout but, comme un simple don de pleurer, de s’écrier, de se plaindre, d’envelopper de mélodie sa souffrance. »

C’est Sainte-Beuve qui la juge ainsi, qui fait ainsi ressortir le sincère et admirable cachet de son talent. Il ajoute : « Madame Desbordes est toute poëte par l’amour. » Nous venons de voir comme elle savait aimer même des choses inanimées, mais vivantes pour elle par les souvenirs, sa terre natale, sa maison, son berceau, tous les lieux où elle a marqué ses premiers pas et promené ses joies enfantines ; avec quel naïf amour ne s’attachera-t-elle pas aux premières âmes aimantes qu’elle rencontrera dans la vie, aux douces et gracieuses jeunes filles qui, parmi ses compagnes d’école et de jeux, viendront à elle avec les plus affectueux sourires ? Rose-Marie, Albertine, voilà celles qu’elle a aimées, enfant, de toute son âme, qui lui ont ont été ravies par l’éloignement, par la mort, mais dont bien longtemps après, elle redira encore les noms chéris dans des vers pleins de larmes.


LA GUIRLANDE DE ROSE-MARIE


« Te souvient-il, ma sœur, du rempart solitaire
Où nous cherchions, enfants, de l’ombrage et des fleurs,
Et de cet autre enfant qui passait sur la terre
Pour sourire à nos jeux, pour y charmer nos pleurs ?
Son dixième printemps la couronnait de roses.
Marie était son nom, Rose y fut ajouté.
Pourquoi ces tendres fleurs, dans leur avril écloses,
Tombent-elles souvent sans attendre l’été ?

Tu sais, ma sœur, tu sais qu’elle était belle.
Tous les enfants cherchaient à l’embrasser ;
Quand son regard venait nous caresser,
Pour la voir plus longtemps nous courions après elle,

Avec des cris d’amour nous arrêtions ses pas ;
Sa fuite dans nos bras n’avait plus de passage ;
Elle disait : « Cessez ; j’aimerai la plus sage. »
Et nous rompions sa chaîne et nous parlions plus bas.

Bientôt elle eut douze ans ; j’étais plus jeune encore,
Quand le malheur entra dans notre humble maison.
J’allai lui dire adieu ; sa voix frêle et sonore
Du haut du vieux rempart cria deux fois mon nom.
Elle avait dit : « Déjà !… » Sa surprise timide
À ce Déjà plaintif n’ajouta qu’un baiser.
Hélas ! elle pleurait. Sa joue était humide…
Et je pleurai longtemps sans pouvoir m’apaiser.

Marceline Desbordes dit quelques mots de son lointain et fatal voyage, où elle était

Comme un oiseau perdu loin du nid paternel.
Mais je reviens, je vole et je cherche Marie…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Parmi tous les témoins de ma première aurore,
Le vieux rempart, les champs semblaient m’aimer encore,
Le soleil d’autrefois brillait sur mon chemin ;
Mais personne, ma sœur, ne me serra la main…
Les jeux avaient cessé pour moi, pauvre et craintive,
Et celle qui pleura de nos premiers adieux,
Qui m’eût tendu les bras dans sa pitié naïve,
Ne vint pas essuyer mes yeux.

J’ai trouvé dans un champ sa nouvelle demeure.
Je l’ai nommée encore en tombant à genoux.
Oh ! ma sœur, à douze ans se peut-il que l’on meure !
Quoi ! moins que sa guirlande elle a vécu pour nous !
L’herbe seule a voilé cette vierge endormie ;

Elle aimait les fleurs autrefois.
Tout est triste au tombeau de notre jeune amie ;
Son chapelet d’ivoire en orne seul la croix.

Plus désolés encore sont les vers qu’inspira à Marceline Desbordes le souvenir de sa chère Albertine. Ensemble elles avaient atteint l’adolescence, puis la jeunesse ; ensemble elles avaient connu les premières épreuves de la vie. Albertine était la confidente et le soutien de la pauvre Marceline à une époque où celle-ci avait bien besoin d’un coeur ami qui pût recevoir ses aveux, partager ses tristesses, relever son courage. Elle aussi lui fut enlevée par la mort. La perte d’Albertine avait laissé dans son âme un vide immense, une blessure profonde. Écoutons le cri de sa douleur dans l’élégie intitulée « Albertine » :

Que j’aimais à te voir, à t’entendre, Albertine !
À te deviner seule en écoutant tes pas !
Oh ! que j’aimais mon nom dans ta voix argentine !
Quand je vivrais toujours je ne l’oublîrais pas.

Albertine ! Albertine ! ô ma douce compagne,
Tes pas avant les miens se sont donc arrêtés ;
Tes cris qui m’appelaient par l’écho répétés
Ne m’attireront plus à travers la campagne !

Oh ! que c’est mourir jeune ! Un jour ta faible voix,
(Elle devenait faible et j’en étais troublée),
Ta voix me dit : « Bientôt, pour la première fois,
Je ne guiderai plus ta course désolée.

» Tu viendras seule alors à notre rendez-vous,
Sous le saule qui pleure au tombeau de mon frère,
Et de même bientôt tu pleureras sur nous.
Pour moi, près de Julien, il reste assez de terre ;
J’y songe tous les jours, on est bien dans la mort. »


Seule au monde aujourd’hui j’achève mon chemin.
Quand mon cœur est gonflé d’amertume et d’alarmes,
Tendre, tu ne viens plus le presser sous ta main ;
Tu n’y viens plus verser de l’espoir ou des larmes.

Personne, quand je suis assise tristement,
Ne vient tout près, tout bas m’appeler « son amie ; »
Ta seule ombre épiant ma douleur endormie
Vient me consoler un moment.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Ainsi toujours aimante et déçue, ou trahie,
Mes plus doux sentiments se fanent tour à tour ;.
Et l’amitié coûte à ma vie
Autant de larmes que l’amour.

Quelle vérité dans ces accents de la douleur ! À côté de ces vers où un cœur profondément ému exhale sans préparation et sans art le sentiment qui l’oppresse, combien une poésie de convention, avec les prétentions les plus habiles nous paraîtrait froide et sans force !

Je ne quitterai pas Albertine, objet pour Marceline Desbordes de si émouvants souvenirs, sans vous lire aussi un fragment d’une élégie où cette mémoire chérie arrache encore à la jeune fille poëte des vers empreints d’une navrante tristesse :


LE MAL DU PAYS


Je veux aller mourir aux lieux où je suis née.
Le tombeau d’Albertine est près de mon berceau,

Je veux aller trouver son ombre abandonnée ;
Je veux un même lit près du même ruisseau.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Oh ! quand je descendrai rapide, palpitante,
L’invisible sentier qu’on ne remonte pas,
Reconnaîtrai-je enfin la seule âme constante
Qui m’aimait imparfaite et me grondait si bas ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Oui, je reconnaîtrai tes traits pâles, charmants…
Oui, tu ne m’es qu’absente, et la mort n’est qu’un voile,
Albertine, et tu sais l’autre vie avant moi.
Un soir j’ai vu ton âme aux feux blancs d’une étoile ;
Elle a baisé mon front, et j’ai dit : « C’est donc toi ? »

Viens encor, viens ! j’ai tant de choses à te dire !
Ce qu’on t’a fait souffrir, je le sais ; j’ai souffert…
Ô ma plus que sœur, viens ! Ce que je n’ose écrire
Viens le voir palpiter dans mon cœur entr’ouvert !

Madame Desbordes a dit d’elle-même :

« À quelque chère idole en tout temps asservie… »

Sainte-Beuve, en peintre excellent de cette âme livrée tout entière au besoin d’aimer, de s’attacher à un autre être, de s’identifier avec lui par une tendresse sans bornes, nous la montre adorant une fleur, un arbrisseau, lui parlant à genoux, lui confiant ses peines, jouissant des mêmes printemps ou souffrant des mêmes vents d’hiver, puis il ajoute : « Jugez quand ce fut Lui !… » Oh ! Lui, l’idéal de ses rêves, Marceline l’a cherché, a cru l’avoir trouvé, l’a aimé de toute son âme ingénue et ardente. Elle a connu, ses vers le marquent en traits assez brûlants, le trouble, l’ivresse de la passion, les espérances infinies que par moments elle donne, puis sont venus les doutes, les soupçons, les noirs orages. Marceline s’est crue trompée, trahie ; elle n’a plus vu que l’horreur de l’abandon, de la solitude morale, du désespoir, et son cœur a éclaté en douleurs et en plaintes les plus désolées que jamais la langue poétique ait fait entendre. Vraiment je diminuerais à vos yeux celle dont nous sommes venus ici honorer ensemble la mémoire si je ne vous faisais pas entrevoir du moins cette autre Corinne dans l’élan de la passion, si par quelques citations je ne vous faisais juger des accents que l’amour arrachait à cette femme née, comme elle-même nous l’a dit, « pour aimer et souffrir. »

Commençant par les notes les moins vives, je vous demande d’écouter d’abord les jolies stances que Marceline adresse à une de ses amies, Pauline Duchambge. Cette amie, éprouvée par des chagrins d’amour, paraissait résolue à quitter le monde pour aller s’ensevelir dans un cloître. Marceline, qui connaissait ce même mal, était loin d’être convaincue de l’efficacité du remède. C’est ce qu’elle exprime avec autant de finesse que de sentiment dans les prudents conseils qu’elle envoie à son amie :

Quand tu pourrais, sœur morave,
Silencieuse à toujours,

Sous une loi morne et grave
Immobiliser tes jours,
Cesserais-tu, mon pauvre ange,
D’écouter vivre et souffrir,
Ton cœur, ce malade étrange
Qui n’a peur que de guérir ?

Quand sur le marbre et la pierre
Tu verserais l’oraison,
Pour évoquer la lumière
Qui rallume la raison ;
Quand ta voix éteinte au monde
S’enfermerait sans retour,
Une autre voix plus profonde
Te crierait encor : « Amour ! »

Reste au monde ; plaide encore ;
Ton procès n’est pas fini.
Pour un crime que j’ignore
L’amour tendre y fut banni.
Aime en vain. Donne et pardonne
À qui ne t’a pas compris.
Souris à qui t’abandonne.
Va ! l’on n’aime qu’à ce prix.

Un homme s’est rencontré dont Marceline n’a pu voir sans trouble les yeux attachés sur elle, dont elle n’a pu entendre sans tressaillements la voix caressante et émue. Et voici que cet homme a laissé entre ses mains un billet où respire un tendre amour ; ce billet, elle ne se lasse pas de le lire ; elle le serre sur son cœur. La nuit est venue cependant. Oh ! ce n’est pas le sommeil, c’est l’insomnie qu’elle invoque :

Je ne veux pas dormir. Ô ma chère insomnie,
Quel sommeil aurait ta douceur ?
L’ivresse qu’il accorde est souvent une erreur,
Et la tienne est réelle, ineffable, infinie.
Quel calme ajouterait au calme que je sens ?
Quel repos plus profond guérirait ma blessure ?
Je n’ose pas dormir… Non, ma joie est trop pure ;
Un rêve en distrairait mes sens.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Berce mon âme en son absence,
Douce insomnie, et que l’amour
Demain me trouve à son retour
Riante comme l’espérance.

Pour éclairer l’écrit qu’il laissa sur mon cœur,
Sur ce cœur qui tressaille encore,
Ma lampe a rallumé sa propice lueur,
Et ne s’éteindra qu’à l’aurore.
Laisse à mes yeux ravis briller la vérité ;
Écarte le sommeil, défends-moi de tout songe.
Il m’aime ! il m’aime encor ! Ô Dieu ! pour quel mensonge
Voudrais-je me soustraire à la réalité !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Les premières inquiétudes se sont éveillées dans l’âme de Marceline. Un jour c’est l’absence de celui qu’elle aime qui fait naître en elle de tristes pressentiments

« Attends-moi, » m’as-tu dit, j’attends, j’attends toujours.
L’été, j’attends de toi la grâce des beaux jours :
L’hiver aussi j’attends ! fixée à ma fenêtre,
Sur le chemin désert je crois te reconnaître.
Mais les sentiers rompus ont effrayé tes pas ;
Quand ton cœur me cherchait, tu ne les voyais pas.

Un peu plus tard, la jeune fille, avec un profond abattement, repasse dans sa mémoire ce qu’il était aux jours heureux, quand il savait prendre tous les dehors de l’amour passionné. Aujourd’hui, elle le croit insensible, et ces vers désolés lui échappent :

« Quand il pâlit un soir, et que sa voix tremblante
S’éteignit tout-à-coup dans un mot commencé,
Quand ses yeux, soulevant leur paupière brûlante,
Me blessèrent d’un mal, dont je le crus blessé ;
Quand ses traits, plus touchants, éclairés d’une flamme
Qui ne s’éteint jamais,
S’imprimèrent vivants dans le fond de mon âme…
Il n’aimait pas, j’aimais.

Plus de doute ! c’en est fait ! il est perdu pour elle… Et la pauvre Marceline épanche sa douleur infinie au sein d’une sœur qui l’aime :

« Ma sœur, j’ai vu la mort à la triste lumière
Qui passa tout-à-coup dans le fond de mon cœur,
Un soir qu’il m’observait, roulant sous sa paupière
Je ne sais quoi d’amer, de sombre et de moqueur.
Oh ! que l’âme est troublée à l’adieu d’un prestige !
L’épi touché du vent tremble moins sur sa tige,
L’oiseau devant l’éclair éprouve moins d’effroi :
Je sentis qu’un malheur tournait autour de moi,
Pour la première fois dans sa cruelle adresse
Jouant avec mon cœur qu’il déchirait… hélas !
Il parlait de bonheur sans parler de tendresse !
Il parlait d’avenir, et ne me nommait pas !

Sa main, qui refusait comme lui de m’entendre
S’éloigna de ma main ;

Ses yeux, qui tant de fois me priaient de l’attendre,
Ne disaient plus : Demain !
Pâle, presqu’à genoux, suppliante, craintive,
J’ai dit… je n’ai rien dit, mais on entend les pleurs ;
Et ce morne silence où parlent les douleurs,
Ce cri prêt d’entr’ouvrir le sein qui le captive,
Tout en moi, tout parlait… il n’a pas entendu !
C’en était fait, ma sœur !… De mes larmes suivie,
Je repris ma raison sans reprendre la vie,
J’écoutai… de ses pas le bruit s’était perdu ;
J’étais seule !

Mais son malheur n’est pas au comble, un jour, devant elle, un fâcheux personnage, qui se donne pour le confident de celui qui l’a délaissée, s’en vient rapporter, étaler les preuves de son infidélité ; alors, maudissant l’Indiscret, elle s’écrie :

Faut-il qu’un nom trop cher puisse m’atteindre encor,
Pour m’apprendre, nouvelle affreuse !
Que j’étais seule malheureuse,
Et qu’on m’oublie avant ma mort !

Du plus sincère amour quel châtiment terrible !
Je n’étais pas aimée !… ô confidence horrible !
Il a parlé longtemps. Mes yeux gonflés de pleurs,
Se détournaient en vain de ses lèvres légères,
Dont le souffle éteignait mes erreurs les plus chères
Et dont le rire affreux outrageait mes malheurs.
Lui n’a vu mon effroi, ni ma pâleur extrême ;
L’indiscret n’a point d’âme.
 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Ah ! j’aurais dû crier : C’est moi… je l’aime… arrête !
Par ton Dieu, par ta mère et tes premiers amours,

Dis qu’il n’est point parjure ; oh ! dis-le ! je suis prête
À t’entendre, à tout croire, à t’écouter toujours…
Mais non, il n’a pas vu ma main, faible et glacée
Rassembler mes cheveux pour voiler mon affront ;
Il n’a pas vu la mort, par lui-même tracée,
Sous le bandeau de fleurs qui tremblaient sur mon front,
Aveugle ! il n’a pas vu se troubler et s’éteindre
Mon œil longtemps fermé !
Quand j’ai dit : « Se peut-il ? »… ma voix n’a pu l’atteindre…
Il n’a donc pas aimé !…

L’amour malheureux tient une place immense dans la poésie de Marceline Desbordes, miroir toujours fidèle de sa vie et de son cœur. Rien ne peut la consoler ; ni le temps écoulé, ni les incidents de son existence précaire et agitée ne la distraient même de ses affections brisées, de son bonheur perdu. À toute occasion, dans ses épanchements les plus familiers, sa tristesse déborde, sa plainte douloureuse trouve des accents qui dominent tout. Cette effusion d’une inguérissable souffrance se voit surtout dans les Lettres à Délie qui comptent parmi les œuvres exquises de Marceline Desbordes.

Délie ! la femme désignée sous ce pseudonyme paraît avoir exercé sur la jeune destinée de Marceline une grande et maligne influence. Elle est belle, de formes séduisantes, très-entourée d’hommages, et toujours parfaitement maîtresse de son cœur. Je crois voir en elle quelque reine de théâtre, fort expérimentée, aimable au plus haut point quand il lui plaît de l’être, amie peu sûre, dangereuse conseillère.

Dans une de ses épitres, Marceline compare son délaissement et sa douleur à la sérénité radieuse de Délie au milieu de ses triomphes : Elle lui dit :

 « Du goût des vers pourquoi me faire un crime ?
Leur prestige est si doux pour un cœur attristé !
Il ôte un poids au malheur qui m’opprime,
Comme une erreur plus tendre il a sa volupté.

Légère, libre encor, d’hommages entourée,
Dans les plaisirs coulent vos heureux jours,
Et paisiblement adorée
Vous riez avec les amours.
Ah ! loin de la troubler qu’ils charment votre vie !
Que pour vous le printemps soit prodigue de fleurs ;
Que tout prenne à vos yeux ses brillantes couleurs !

Riez, riez toujours, ô volage Délie !
Abandonnez vos nuits aux songes les plus doux ;
Qu’ils soient de vos beaux jours une image fidèle !
À force de bonheur soyez encor plus belle,
Et qu’au réveil l’Amour vous le dise à genoux !

Mais quoi ! Si vous trouviez un rebelle à vos charmes,
Après mille serments s’il trahissait vos vœux,
La douce flamme de vos yeux
S’éteindrait bientôt dans les larmes.
Vous sentiriez alors le besoin de rêver,
De livrer au hasard votre marche incertaine,
De ralentir vos pas au bruit d’une fontaine,
Et d’y pleurer les maux que je viens d’éprouver.
N’enviez plus à votre amie
Un plaisir aussi douloureux.
Ravir la plainte aux malheureux,
C’est leur dire : « Quittez la vie. »

Des révélations dont nous n’avons pas le secret sont venues dessiller les yeux de la pauvre Marceline. Délie ne lui apparaît plus que comme une amie perfide et la complice de celui qui a abusé son cœur. Ensemble ils l’ont trahie. Son âme honnête se révolte, et pour faire honte de leur crime aux coupables, elle trouve des accents de fierté indignée d’une énergie peu commune.

« Oui, cette plainte échappe à ma douleur :
Je le sens, vous m’avez perdue !…
Vous avez malgré moi disposé de mon cœur ;
Et du vôtre jamais je ne fus entendue.

Ah ! que vous me faites haïr
Cette sainte amitié qui coûte tant de larmes !
Je n’étais point jalouse de vos charmes ;
Cruelle ! de quoi donc vouliez-vous me punir ?

Vos succès me rendaient heureuse ;
Votre bonheur me tenait lieu du mien ;
Et quand je vous voyais attristée ou rêveuse,
Pour vous distraire encor j’oubliais mon chagrin.

Mais ce perfide amant dont j’évitais l’empire,
Que vous avez instruit dans l’art de me séduire,
Qui trompa ma raison par des accents si doux,
Je le hais encor plus que vous.

Par quelle cruauté me l’avoir fait connaître ?
Par quel affreux orgueil voulut-il me charmer ?
Ah ! si l’ingrat ne peut aimer,
À quoi sert l’amour qu’il fait naître ?

Je l’ai prévu ; j’ai voulu fuir,
L’amour jamais n’eut de moi que des larmes ;

Vous avez ri de mes alarmes
Et vous riez encor quand je me sens mourir.

Grâce à vous, j’ai perdu le repos de ma vie ;
Votre imprudence a causé mon malheur ;
Et vous m’avez ravi jusques à la douceur
De pleurer avec mon amie.

Laissez-moi seule avec mon désespoir.
Vous ne pouvez me plaindre, ni m’entendre.
Vous causez la douleur, sans même la comprendre ;
À quoi me servirait de vous la laisser voir ?

Victime d’un amant, par vous-même trahie,
J’abhorre l’amitié, je la fuis sans retour ;
Et je vois à sa perfidie
Que l’ingrate est sœur de l’amour.

Mais un grand changement s’est fait dans la vie de madame Desbordes-Valmore. Désormais elle va se présenter à nous sous un tout autre aspect : aux orages de la passion, au déchirement du cœur ont enfin succédé des jours paisibles, des joies sereines. Les plus douces affections remplissent l’âme de Marceline ; elle est épouse aimée ; elle est mère heureuse. Son mari, il est vrai, assujetti aux pénibles conditions de sa carrière d’artiste dramatique est souvent obligé à une vie nomade, il faut alors qu’il emmène en de lointains voyages sa jeune femme et ses enfants au berceau. Mais Marceline, pour suivre partout celui qu’elle aime, a un cœur vaillant ; elle accepte, le sourire aux lèvres, les peines et les fatigues de la vie errante. Comme la simplicité et la force du dévouement, conjugal : se montrent bien dans les stances suivantes, composées au moment où il faut se résoudre à un nouveau départ !

« Viens, mon jeune époux,
Quittons ce rivage ;
Viens, j’ai du courage,
Et te suivre est doux.
Au temps où tout passe,
Confions nos maux,
Il faut peu d’espace
Pour un long repos.

Sur ton cœur de père
Prends ton premier-né.
Au bonheur, j’espère,
Dieu l’a destiné.
Quand l’homme est en proie
Au dédain du sort,
Son enfant, sa joie,
Lui sourit encor.

Laisse-moi mes filles,
Prix de mes douleurs ;
Des humbles familles
Elles sont les fleurs.
Leur tendre sourire,
L’azur de leurs yeux
Semblent-ils pas dire :
« Nous venons des cieux. »

Quand les hirondelles
Affrontent le vent,
Leurs petits près d’elles
Voltigent souvent.
Quittons ce rivage,
Viens, mon jeune époux,

Viens, j’ai du courage,
Et te suivre est doux.

Le bonheur d’une mère est fragile. Un jour, une heure peuvent changer les plus douces joies en une douleur inconsolable. Madame Desbordes-Valmore, je l’ai déjà dit, a connu ces terribles épreuves. Successivement elle s’est vue arracher par la mort ses deux premiers-nés, sa plainte maternelle s’est exhalée bien souvent dans ses vers ; avec quelle vérité bien au-dessus de toutes les habiletés de l’art, avec quel sentiment pris au plus profond de son cœur, vous allez en juger :

LES REGRETS

« … Cet enfant, cet orgueil de mon âme,
Je ne le devrai plus qu’aux erreurs du sommeil.
De ses beaux yeux j’ai vu mourir la flamme
Fermés par le repos qui n’a point de réveil.

Comme échappé du ciel il passa dans le monde ;
D’un ange il y montra la forme et les attraits.
Pour payer ce moment de douceur sans seconde,
Mes pleurs doivent couler pour ne tarir jamais.

Tu t’es enfui, doux trésor d’une mère,
Gage adoré de mes tristes amours ;
Tes beaux yeux en s’ouvrant un jour à la lumière
Ont condamné les miens à te pleurer toujours.

À mes transports tu venais de sourire,
Mes bras tremblants entouraient ton berceau ;

Le sommeil me surprit dans cet heureux délire…
Je m’éveillai sur un tombeau !

Moment affreux dont je suis obsédée,
Pour vous tracer, je n’ai force ni voix.
Faut-il le perdre, à toute heure, en idée ?
Mon Dieu, pour en mourir c’est assez d’une fois ! »

Mère une seconde fois, madame Desbordes-Valmore voyait avec bonheur grandir son enfant. C’était un fils ; déjà il avait de cinq à six ans. Elle le croyait sauvé des dangers de la première enfance ; mais, à son tour, il est frappé ! Après de terribles alternatives, la malheureuse mère voit mourir son fils dans ses bras… Anéantie dans sa douleur, voici qu’elle se rappelle, en frémissant, un rêve que le pauvre petit, un matin, était venu ingénûment lui raconter ; elle s’écrie :

LE RÊVE DE MON ENFANT

« Oh ! moitié de ma vie à ma vie arrachée !
Viens ; redis-moi ton rêve, il m’a prédit ton sort.
Que ta plainte une fois de mon cœur épanchée
Rappelle un jeune Cygne à son doux chant de mort,
« Écoute, m’as-tu dit, écoute mon beau songe. »
(Le premier, le dernier qui berça ton sommeil ;
De ce récit confüs, prophétique mensonge,
Cher innocent, tu vins saluer mon réveil.)
« Écoute ; je dormais ; j’avais dit ma prière.
J’ai vu venir à moi deux anges. Qu’ils sont beaux !
Je voudrais être un ange !…
… L’un d’eux a dit : « mon frère,

Nous venons te chercher ; veux-tu nous suivre ! » — Oh ! oui.
Je veux vous suivre. On chante… Est-ce fête aujourd’hui ?
― C’est fête ; viens chercher des parures nouvelles. » ―
Et mes bras s’étendaient pour imiter leurs ailes ;
Je m’envolais comme eux ; je riais… j’avais peur !
Dieu parlait. Dieu pour moi montrait une couronne ;
C’est aux enfants chéris que sa bonté la donne ;
Et Dieu me l’a promise ; et Dieu n’est pas trompeur.
J’irai bientôt le voir ; j’irai bientôt… — Ma vie !
Où donc étais-je alors ?… — Attends… je ne sais pas…
Tu pleurais sur la terre où je t’avais suivie. ―
― Tu me laissais pleurer ! — Je t’appelais tout bas…
― Tu voulais me revoir ? — Je ne pouvais, ma mère ;
Dieu ne t’appelait pas. » Un froid saisissement
Passa jusqu’à mon cœur ; et cet être charmant
Calme rêvait encor sa céleste chimère.

Dès lors un mal secret répandit sa pâleur
Sur ce front incliné qui brûlait sous mes larmes.
Je voyais se détruire avant moi tant de charmes,
Comme un frêle bouton s’effeuille avant la fleur ;
Je le voyais… et moi, rebelle, suppliante,
Je disputais un ange à l’immortel séjour.
Après soixante jours de deuil et d’épouvante,
Je criais vers le ciel : « Encore, encor un jour ! »
Vainement. J’épuisais mon âme tout entière.
À ce berceau plaintif j’enchaînai mes douleurs.
Repoussant le sommeil et m’abreuvant de pleurs,
Je criais à la mort : « frappe-moi la première ! »
Vainement. Et la mort, froide dans son courroux,
Irritée à l’espoir qu’elle accourait éteindre,
En moissonnant l’enfant ne daigna pas atteindre
Sa mère expirante à genoux.

Mais c’est assez de ces tableaux de douleur et de deuil, dont rien ne dépasse la vérité navrante.

Si l’âme de madame Desbordes-Valmore se montrait tout entière dans l’élégie, son esprit délicat et flexible lui a permis d’ailleurs de se distinguer dans d’autres genres. Elle a produit une foule de jolies romances que notèrent les compositeurs les plus en renom, et « qui furent, dès les premiers jours, nous dit Sainte-Beuve, sur toutes les lèvres de 15 ans, » il ajoute :

« Ces délicieuses romances :

Douce chimère…
Vous souvient-il de cette jeune amie ?…

Qui réveillent pour la génération d’alors les plus frais parfums de jeunesse, et font naître une larme en souvenir des printemps, sont encore sues des mémoires fidèles. On a oublié qu’on les doit à madame Valmore. »

Elle savait peindre avec charme les beautés de la nature agreste, et prendre le ton naïvement délicat de l’idylle. Quelques-unes de ses idylles furent goûtées à ce point que l’on a dit d’elle : « C’est l’André Chénier femme. » L’éminent critique qui relève ce jugement ajoute : « avec moins d’art incomparablement, elle a la source de sensibilité plus intime, plus profonde. »

Enfin madame Desbordes-Valmore qui adorait les enfants a beaucoup écrit pour eux. Plusieurs de ses contes en vers seront longtemps lus et relus dans l’intérieur des familles. Elle y a mis toute la grâce de son esprit, et mieux que cela, tout son cœur maternel. Pour nous distraire de tant d’images sombres qui nous passaient tout à l’heure sous les yeux, écoutons madame Desbordes nous racontant le coucher d’un petit garçon :

Couchez-vous, petit Paul ; il pleut ; c’est nuit, c’est l’heure.
Les loups sont au rempart ; le chien vient d’aboyer.
La cloche a dit : « Dormez ! » Et l’ange gardien pleure,
Quand les enfants si tard font du bruit au foyer. »

— Je ne veux pas toujours aller dormir, moi ! j’aime
À faire étinceler mon sabre aux feux du soir ;
Et je tûrai les loups, je les tûrai moi-même. —
Et le petit méchant, tout nu, vint se rasseoir.

» Au colombier fermé nul pigeon ne roucoule ;
Sous le cygne endormi l’eau du lac bleu s’écoule ;
Paul, trois fois la coureuse a compté ses enfants ;
Son aile les enferme ; et moi, je vous défends.

» La lune qui s’enfuit, toute pâle et fâchée,
Dit : « Quel est cet enfant qui ne dort pas encor ? »
Sur son lit de nuage elle est déjà couchée ;
Au fond d’un cercle noir la voilà qui s’endort.

» Le petit mendiant, perdu seul à cette heure,
Rôdant avec ses pieds las et froids, doux martyr,
Dans la rue isolée où sa misère pleure,
Mon Dieu ! qu’il aimerait un lit pour s’y blottir ! »

Et Paul qui regardait encor sa belle épée,
Se coucha doucement…
Et sa mère bientôt ne fut plus occupée
Qu’à baiser ses yeux clos, par un ange assoupis.

Je crains d’avoir abusé des citations, et je me sens entraîné cependant à vous lire encore une partie de l’épitre intitulée : « À mes enfants. » Ce petit poème, à mes yeux, résume fidèlement la destinée de madame Desbordes-Valmore et les motifs habituels de ses touchantes mélodies : résignation à sa vie errante, mélancolie, tendresse maternelle, puissance des souvenirs, élans du cœur.

Après un séjour de quatre années, il lui faut dire adieu à Bordeaux, à cette ville qu’elle aime. Son mari est appelé au loin ; elle est prête à le suivre ; mais toute préoccupée de ses enfants au berceau, dans sa tristesse, elle s’adresse à eux, elle leur dit :

Oui, nous allons encor essayer un voyage…
À l’ombre de ma vie abritez votre sort ;
Innocents pélerins, suivez ma destinée.
Dans la vôtre, (Que Dieu rende plus fortunée !)
Allez cueillir des jours libres et triomphants :
Moi, je bénis les miens ; vous êtes mes enfants !
Le mortel le plus humble est fier de son ouvrage.
Combien ce tendre orgueil m’a donné de courage !
Oh ! que de fois sensible et vaine tour à tour,
J’ai pensé qu’une reine envîrait ma fortune !
Et je plaignais la reine en sa gloire importune.
Elle est à plaindre ; elle a d’autres soins que l’amour.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Mais par le monde errante, et partout étrangère,
À vos berceaux de mousse à la hâte formés,
Seule, ardente à veiller mes amours tant aimés,
J’ai trouvé l’heure agile et ma tâche légère.

Et vous, enveloppés de pavots frais et purs,
Vous laissez votre vie à ma garde attentive.
· · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Il faut partir. Ce toit qu’il fut doux d’habiter,
Qui nous couvrit l’hiver, il faut donc le quitter !
Toujours quelque lien se rompra dans l’absence.
Je suis comme le lierre arraché malgré lui ;
J’aimai si longtemps la présence
De ce que je quitte aujourd’hui !
Quoi ! toujours effleurer des rives orageuses !
Quoi ! poursuivre sans cesse un fuyant horizon !
Qui n’a quelque pitié des brebis voyageuses
Laissant à chaque haie un peu de leur toison !
Oh ! que de fils brisés dans ma trame affaiblie !
Que d’adieux recelés dans le fond de mon cœur !
Déjà, je sais déjà comment fuit le bonheur,
Je ne sais pas comme on l’oublie.

Aux coteaux de Lormont j’avais légué ma cendre.
Lormont n’a pas voulu d’un fardeau și léger ;
Son ombre est dédaigneuse au malheur étranger,
Dans la barque incertaine il faut donc redescendre !
Venez, chers Alcyons, pressez-vous sur mon cœur,
Jetez un tendre adieu vers la rive sonore ;
Je le sens, quelque vœu nous y rappelle encore,
Quelque regard nous suit plein d’un trouble rêveur.
Adieu… Ma voix s’altère, et tremble dans les larmes.
Enfants, jetez vos voix sur l’aile des zéphirs ;
Dites que j’ai pleuré, dites que mes soupirs
Retourneront souvent à ces bords pleins de charmes.
Là de quatre printemps j’ai respiré les fleurs.
Ainsi partout des biens, ainsi partout des pleurs !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

En 1860, un an après la mort de madame Desbordes-Valmore, un volume de ses poésies inédites paraissait à Genève. Au milieu des plus pénibles soucis, cette femme au cœur inépuisable, avait bien des fois ravivé la source de ses inspirations. Les vers qu’elle laissait alors négligemment tomber sur quelque feuille détachée, soit au souvenir de ses anciennes douleurs, soit sous l’impression des faits de chaque jour, s’étaient accumulés devant elle ; dans sa modestie profonde et comme désintéressée de sa gloire, elle n’avait pas songé à les publier. A. sa mort, M. Révilliod, un Genevois, ami des lettres, professant un vrai culte, pour une mémoire qui avait tous ses respects et son admiration, s’empressa de recueillir et de publier ces poésies posthumes. Les critiques les plus autorisés les eurent en grande estime, ils remarquèrent que si c’était encore la verve attendrie et saisissante des premiers chants, il s’y trouvait la marque du travail et un art caché qui rendaient plus entiers l’essor et l’effet poétiques.

Je ne résiste pas au plaisir d’emprunter aux oeuvres posthumes de Madame Desbordes-Valmore ce morceau d’un mérite accompli, selon moi.


LES SÉPARÉS


N’écris pas. Je suis triste et je voudrais m’éteindre.
Les beaux étés sans toi, c’est la nuit sans flambeau.
J’ai refermé mes bras qui ne peuvent t’atteindre,
Et frapper à mon coeur, c’est frapper au tombeau.
N’écris pas !


N’écris pas. N’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu’à Dieu… qu’à toi si je t’aimais !
Au fond de ton absence écouter que tu m’aimes,
C’est entendre le ciel sans y monter jamais,
N’écris pas !

N’écris pas. Je te crains ; j’ai peur de ma mémoire ;
Elle a gardé ta voix qui m’appelle souvent.
Ne montre pas l’eau vive à qui ne peut la boire,
Une chère écriture est un portrait vivant.
N’écris pas !

N’écris pas. Ces deux mots que je n’ose plus lire !
Il semble que ta voix les répand sur mon cœur,
Que je les vois brûler à travers ton sourire ;
Il semble qu’un baiser les empreint sur mon cœur…
N’écris pas !

Sainte-Beuve qui marquait bien haut, comme nous l’avons vu, la place de madame Desbordes-Valmore parmi les poëtes dont la France s’honore, lui a rendu un dernier et précieux hommage en publiant un volume consacré à mettre en relief, par des fragments de la correspondance qu’elle a laissée, les sentiments et le naturel si bons et si élevés de cette femme d’élite.

« Les Anglais, dit-il au commencement de son livre, ont une manière excellente de payer un dernier tribut à leurs grands ou à leurs aimables poëtes : C’est de recueillir et de publier de chacun, au lendemain de sa mort, un choix de textes, de documents familiers, de lettres écrites ou reçues. L’amitié et la confiance de MM. Valmore père et fils m’ont permis de jeter les yeux sur le trésor domestique tout intime qu’ils ont pieusement conservé et mis en ordre… Je me figure que le tableau de cette existence si délicate, si généreuse et si combattue, pourrait être d’un véritable intérêt et d’une consolation efficace pour bien des âmes également éprouvées, à qui le sort n’a cessé d’être inclément et dur. »

Et moi aussi je voudrais largement profiter de ce trésor domestique, mis à contribution avec bonheur par un grand esprit tel que Sainte-Beuve, mais, au terme d’un travail déjà trop étendu, je suis forcé de me borner à de courtes citations :

— Madame Desbordes-Valmore avait un frère, ancien soldat de l’empire, qui vivait à Douai, vieux, infirme et dans le dénûment. Si gênée qu’elle fût elle-même, elle s’ingéniait à trouver quelqu’argent qu’elle pût envoyer à son frère Félix, et ses secours fraternels, elle les accompagnait toujours de bonnes paroles propres à relever et à réconforter ce pauvre vétéran :

« (14 janvier 1843)… Hélas ! Mon bon Félix, quand nous n’en pouvons plus du fardeau de nos peines, n’oublions pas que la bonté de Dieu ne nous a pas tout-à-fait abandonnés et qu’enfin nous sommes ses enfants. Quelque chose de grand est caché sous nos souffrances. — Allons ! plus nous aurons payé d’avance, plus il nous dédommagera de l’avoir aimé et cherché au milieu de toutes nos épreuves ; j’ai des moments où je croule ; mais je me sens toujours soutenue par cette main divine qui nous a faits frère et sœur pour nous aider et nous chérir, mon bon Félix. Tu sais quel bonheur je trouve à remplir ma mission, et je te remercie d’avoir également rempli la tienne ; en m’aimant fidèlement, tu m’as bien souvent consolée des amitiés légères et oublieuses de ce monde. La nôtre sera de tous les mondes. »

« (14 avril 1843). Tu me rends bien heureuse de m’avouer la tendance de ton âme à prier, mon bon frère ; je ne sais s’il y a sur la terre rien de plus utile et de plus doux que de retourner de bonne volonté à la source de notre être et de tout ce que nous avons aimé au monde. Tous les biens se perdent et s’évanouissent ; ce but seul est immuable. Rien n’humilie avec la foi dans ce juge équitable et tendre. J’aime beaucoup Dieu, ce qui fait que j’aime encore davantage tous les liens qu’il a lui-même attachés à mon cœur de femme. Tu sentiras aussi par degrés toutes les fougues de ton cœur d’homme s’apaiser devant cet immense amour qui purifie tous les autres, et tu seras comme un enfant qu’une fleur contente et rend riche. »

« (1844)… Mme S., arrivée il y a quatre jours, m’a remis ta lettre et tes manuscrits, que je n’ai pas eu le loisir d’ouvrir encore, car je suis comme au pillage de mon temps : partout le travail, les correspondances, ménage, couture et visites, qui remplissent mes journées ; elles sont de huit heures jusqu’à minuit, plus tard, je t’en parlerai ; rappelle-toi ce que je t’ai dit quant aux notions qui peuvent t’être restées précises sur notre famille et nos chers père et mère. Je vous ai tous quittés si jeune, que je sais peut être moins que vous de notre origine. Tout ce qui est resté gravé dans ma mémoire, c’est que nous ayons été bien heureux et bien malheureux, et qu’il y avait pour nous bien du soleil à Sin[4], bien des fleurs dans les fortifications : un bien bon père dans notre pauvre maison, une mère bien belle, bien tendre et bien pleurée au milieu de nous. »

« (8 mars 1847). Tu vois, mon ami, que je t’écris seulement aujourd’hui pour te dire d’attendre, et je n’ai pas voulu retarder ma lettre jusqu’au moment où je pourrai y joindre un envoi d’argent. Je veux avant tout t’épargner l’inquiétude qu’un silence plus long te causerait, sachant bien que ton cœur s’en rapporte au mien de l’empressement que je mettrai à partager avec toi le premier rayon bienfaisant que la vierge m’enverra. Ce dernier déménagement m’a tout pris. C’est fièrement douloureux d’interrompre ainsi les seules douceurs consolantes de ma vie. »

« (7 avril 1847)… Ta bonne lettre me trouve au milieu de nouvelles et vives afflictions. À peine avais-je été frappée de la perte foudroyante de M. Martin (du Nord), que je suis saisie de douleur par celle de Mademoiselle Mars. Cette bien-aimée de toute ma vie, je l’adorais dans son génie et dans sa grâce inimitable ; je l’aimais profondément comme amie fidèle que nos infortunes n’ont jamais refroidie. Au milieu de sa fatale maladie, elle était encore agitée du désir de placer mon cher Valmore à Paris. Mon bon Félix, je t’en prie, dis une prière pour cette femme presque divine. Si tu savais quelle part profonde elle a pris à mon malheur de mère, tu l’aimerais comme on aime un ange, et c’est comme telle que je la pleure. Je suis donc une femme bien désolée, mon pauvre ami… »

— « (8 octobre 1849)… L’excellent M. Martin (du Nord), dont la vie a été bonne à tous ceux qui l’ont approché ! Ce nom sera toujours dans ma bouche comme un éloge et une prière. Depuis qu’il n’est plus, tout est fini pour nous. Lui, M. de Chateaubriand et madame Récamier ont laissé en moi autant de tristesse que de gratitude[5].

— La famille de Marceline Desbordes s’était dispersée. Longtemps notre illustre concitoyenne eut à Rouen ses deux sœurs, mariées, mères de famille, et qui vivaient à grand’peine de leur travail. Elle les aimait de toute son âme, et leur venait en aide aussi souvent qu’elle le pouvait. L’une d’elles mourut. Un jour, triste de son impuissance à réunir quelques fonds qu’elle eût voulu envoyer à Cécile, sa sœur aînée, la survivante, elle lui écrivait :

« (9 novembre 1854)… Tu dois savoir depuis longtemps qu’il n’y a guère que les malheureux qui se secourent entre eux. Va ! c’est bien vrai. Sans être plus méchants que nous, les riches ne peuvent absolument pas comprendre que l’on n’ait pas toujours assez pour les besoins les plus humbles de la vie. Ne parlons donc pas des riches, șinon pour être contents de ne pas les sentir souffrir comme nous. Avant-hier, dans la nuit, j’ai eu le bonheur de rêver à toi et de t’embrasser avec une effusion d’amitié et de joie si vive que je m’en suis réveillée. — Nous allions au-devant l’une de l’autre, les bras ouverts. Tu portais un beau châle de laine à palmes, et je portais le pareil, en vraie sœur. Hélas ! nous étions bien contentes de nous regarder et de nous serrer les mains. Ce bon rêve résume ce que j’ai senti bien des fois dans la vie, qu’il n’y a rien de comparable, ni de pareil à une amitié de sœur. »

— Un dernier coup a frappé Marceline Desbordes ; elle vient de perdre Cécile, sa dernière sœur : Elle écrit à sa nièce Camille :

« (30 janvier 1855.)… Me voilà donc sans frère, ni sœurs, toute seule des chères âmes que j’ai tant aimées, sans la consolation de survivre pour accomplir leur vœu qui était toujours, et toujours, de faire du bien !… Que dire devant ces arrêts de la Providence ? Si nous les avons mérités, c’est encore plus triste. Cette réflexion ne regarde que moi ma bonne amie. Je cherche souvent en moi-même ce qui peut m’avoir fait frapper si durement par notre cher créateur, car il est impossible : que sa justice soit sans cause, et cette pensée achève bien souvent de m’accabler.


Il faut pourtant que je m’arrête… Il faut que je résiste à la tentation, en présence de tant de lettres si expressives, image fidèle de tout ce qu’il y avait de grâce naturelle, de vive originalité, de candeur et de générosité dans cette aimable femme.

Qu’on m’accorde encore cependant (et c’est par là que je termine) de reproduire quelques charmantes lignes de la correspondance de madame Desbordes-Valmore avec son fils, le seul de ses enfants qui lui ait survécu, dont elle était fière à juste titre, et dont elle disait dans une de ses lettres : « Hippolyte va bien à son devoir et se fait aimer partout. C’est un brave enfant et une intelligence très-distinguée ; il a de plus le charme d’un caractère candide, et les goûts les plus sobres. J’espère que Dieu le bénira toujours. » À lui-même plus tard elle écrivait ainsi :

— « (21 octobre 1840, Bruxelles)… Hier mardi, ton père a reçu ta lettre et le dessin qu’elle contenait, mon cher fils, il t’en remercie et partage ainsi que moi tes adorations pour Michel-Ange. Que ce monde renferme de bonheur quand on possède en soi le sens le plus humble et le plus grand tout ensemble, l’admiration ! Il console de toutes les misères et donne des ailes à la pauvreté. »

— « (26 octobre 1840)… Je comptais travailler ici dans la solitude, mais elle ressemble à celle où je voudrais m’enfermer à Paris. Les lutins entrent par la serrure… — Je suis bien contente d’avoir ici ton volume sur l’Allemagne. Chaque ligne de madame de Staël est une lumière qui pénètre mon ignorance d’admiration et toujours d’attendrissement. Quel génie ! mais quelle âme !… Quel bonheur de croire à notre immortalité, pour la voir aussi, comme je l’ai rêvée une fois ! D’un autre côté, plus je lis, plus je pénètre sous les voiles qui nous cachaient nos grandes gloires, et moins j’ose écrire ; je suis frappée de crainte, comme un ver luisant mis au soleil. »

Après le mariage de sa fille, il y avait comme une embellie dans le ciel toujours si nuageux de madame Valmore. Elle passait, à côté de sa chère Ondine, une saison heureuse à Saint-Denis-d’Anjou, dans les propriétés de son gendre, M. Langlais. De là, elle écrivait à son fils. Hippolyte :

« (Octobre 1852)… Hier, avec Langlais, nous. avons fait le tour de la ville ; (je crois qu’ils disent la ville). Toutes nos visites sont rendues. J’ai vu dans ces maisons bizarres des petites dames très-jolies et de très-beaux enfants, des fruits par paniers, des fleurs toujours. Oui, Dieu est partout ! juge s’il est dans ce silence profond des haines politiques et littéraires. On n’entend parler que de blés mûrs, de vendanges et de poules qui pondent sans s’arrêter. Sans doute ce n’est pas l’Espagne (dont tu m’envoies le charmant écho dans cette vraie colombe dont tu traduis la langue avec émotion[6]), mais c’est du calme, de l’air, sans sonnette aux portes, sans pianos, sans bonnet grec dans un grenier. — Ici tout va de plain-pied…, du moins à la surface des prés que j’ai parcourus. La mélancolie y est sans volupté, sans trop d’épines non plus. Les poëtes n’y font pas de nids, et les tourterelles mangent comme des ogres. »

Mesdames et Messieurs, les mêmes sentiments de haute sympathie et de profond regret qui, pendant ces deux conférences, vous ont attachés à la vie, aux œuvres, au nom glorieux de Madame Desbordes-Valmore, éclatèrent dans notre ville, quand on apprit que cette noble vie venait de s’éteindre. La population de Douai s’empressa d’exprimer par des témoignages publics son deuil pour une telle perte et sa juste fierté d’inscrire une telle gloire littéraire à côté de celles qui l’honorent dans le monde des beaux-arts. En mémoire de madame Desbordes-Valmore, un service solennel fut, par les soins de l’administration municipale, célébré dans l’église Notre-Dame, le 4 août 1859. Le Conseil municipal, dans sa séance du 16 du même mois, décida qu’un buste de Marceline Desbordes serait exécuté aux frais de la ville, et placé au Musée dans une des galeries de sculpture. Enfin le nom Desbordes-Valmore fut donné à un des quais de la Scarpe dans l’intérieur de la ville.

J’ai fini. Dans ces conférences, trop longues peut-être, du moins j’ai cherché de tout cœur à remplir complétement la mission que je m’étais donnée. Je voulais vous faire bien connaître notre illustre concitoyenne ; pour cela, j’ai puisé à toutes les sources ; j’ai soigneusement recueilli les jugements qu’ont portés sur elle les grands esprits qui furent ses contemporains ; avec vous j’ai interrogé ses écrits ; j’ai laissé parler ses poésies mêmes où son âme se montre avec tant de candeur et de vérité. Nous l’avons suivie dans sa correspondance avec les siens, dans les détails de sa vie de famille ; nous avons su tous les secrets de son cœur, car elle n’en cachait aucun ; et maintenant, j’en suis sûr, vous êtes prêts à dire avec moi que bien connaitre madame Desbordes-Valmore, c’est admirer, c’est aimer un beau génie joint à une âme des plus tendres et des plus généreuses que Dieu ait formées.



FIN.





VERSAILLES — IMP. CERF ET FILS, RUE DUPLESSIS, 59
  1. Le grand statuaire s’appelait en réalité, Jean Boulongne ; il était né à Douai, en 1524. On montra longtemps dans notre ville sa maison paternelle, rue basse de la Mairie, connue alors sous le nom de rue du Pont-à-val.
  2. Monsieur le président Cahier.
  3. C’est à Bruxelles, le 7 septembre 1817, que Marceline Desbordes épousa M. Valmore. Ensemble ils revinrent à Paris, en 1819, et M. Valmore fut engagé à l’Odéon qui se relevait de ses ruines après l’incendie dont il avait été atteint. Madame Desbordes-Valmore, en 1823, tout en accompagnant son mari de Lyon à Bordeaux, où il était appelé, renonça définitivement au théâtre.
  4. Village près de Douai, où l’on allait les dimanches et jours de fête.
  5. Note de M. Sainte-Beuve : « Madame Valmore n’avait jamais invoqué vainement en M. Martin (du Nord), garde des sceaux, le compatriote et le pays. Elle lui demandait chaque année des grâces pour étrennes, des délivrances de prisonniers. Elle avait une manière de les lui demander en glissant un mot de patois flamand (accoutë m’un peu, Écoutez-moi un peu,) et elle les obtenait toujours. »
  6. Carolina Coronado, dont M. Hippolyte Valmore avait traduit une pièce de vers passionnée et mystique.