La Vie intime et la vie nomade en Orient, souvenirs de voyage/01

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La Vie intime et la vie nomade en Orient, souvenirs de voyage
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 466-501).
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LA VIE INTIME


ET


LA VIE NOMADE EN ORIENT


SCENES ET SOUVENIRS DE VOYAGE.




I.
LES HAREMS, LES PATRIARCHES ET LES DERVICHES, LES ARMENIENNES DE CESAREE.





Parmi les jours que j’ai passés en Orient, il en est que je me rappelle avec un charme singulier, malgré les fatigues et les émotions qui les ont remplis : ce sont les jours de marches pénibles, interrompues par des haltes plus pénibles encore, qui se sont succédé depuis mon départ d’Anatolie en janvier 1852 jusqu’à mon arrivée à Jérusalem au printemps de la même année. En quelques mois, je pus observer dans ce qu’elle a de triste et d’attrayant à la fois cette vie orientale dont mon séjour, déjà long, dans une paisible vallée de l’Asie-Mineure ne m’avait révélé que les aspects les plus calmes. Aussi, de tous les souvenirs que m’a laissés l’Orient, il n’en est pas que j’interroge plus volontiers quand je cherche à me recueillir, à fixer mes idées sur le monde étrange au milieu duquel je fus un moment transportée. Quelques épisodes détachés de cette époque de ma vie suffiront peut-être à justifier la préférence avec laquelle ma pensée s’y reporte encore aujourd’hui. Ils montreront aussi, dans quelques traits essentiels, la physionomie des populations que ce voyage m’a permis d’observer, et dont les récits publiés jusqu’à ce jour ne m’avaient donné qu’une idée fort inexacte.

La Syrie que j’ai visitée, par exemple, ne ressemble guère à la Syrie que j’avais vue dans les livres. Il est vrai que j’étais mieux placée que la plupart des voyageurs pour connaître tout un côté fort important de la société musulmane, — le côté domestique, celui où domine la femme. Le harem, ce sanctuaire mahométan, hermétiquement fermé à tous les hommes, m’était ouvert. J’y pouvais pénétrer librement ; je pouvais converser avec ces êtres mystérieux que le Franc n’aperçoit que voilés, interroger quelques-unes de ces âmes qui jamais ne s’épanchent, et les provoquer à des confidences précieuses sur tout un monde inconnu de passions et de malheurs. Les récits des voyageurs, incomplets en ce qui touche la civilisation musulmane, le sont bien souvent d’ailleurs en ce qui touche la nature et l’aspect matériel des lieux. Que de mots qu’ils emploient sans les expliquer, et qui, dans ce qu’on pourrait appeler la langue européenne, ont une signification très différente de celle qui leur appartient, quand on les applique à des usages orientaux ! Mais je ne veux pas insister sur ces difficultés que présente une relation de voyage en Orient ; je ne sais moi-même si je réussirai à les surmonter toutes. Le mieux est de les aborder sans plus de préliminaires, et de laisser au récit même le soin de plaider pour le narrateur.


I. – LES DERE-BEYS. – LE MUPHTI DE TCHERKESS.

Un mot d’abord sur les lieux que j’habite. La vallée d’Eiag-Maq-Oglou (vallée du « fils de la pierre à fusil ») est à quelques jours de la ville importante d’Angora. C’est dans ce coin de l’Orient, à la fois pittoresque et fertile, que j’ai fixé ma résidence ; c’est de cette vallée que je suis partie pour entrer dans la vie nomade. Sur cette terre sillonnée pendant tant de siècles par toutes les armées du monde, par les soldats de Mithridate et de Pompée comme par ceux de Bajazet et de Tamerlan, il n’est pas de région, si retirée qu’elle paraisse, qui n’ait ses annales tragiques et sanglantes, ses souvenirs funèbres et douloureux. Quels qu’aient été de nos jours les efforts tentés pour réveiller en Orient la douce influence du bien-être et de la civilisation, les bienfaits de la paix ne semblent pas devoir de sitôt venir effacer ici les traces de la guerre. Les ruines subsistent, mais les édifices nouveaux n’apparaissent pas encore. La vallée d’Eiaq-Maq-Oglou est un de ces lieux où l’empreinte du passé est restée profonde, et où l’influence du présent ne se révèle guère que par d’insuffisans efforts.

Le bourg le plus voisin de mon habitation s’appelle Verandcheir. Ce nom, qui signifie villa détruite, rappelle de sinistres aventures. À la place de ce bourg, il y a trente ans à peine, s’élevait une cité florissante, habitée par une population de près de quarante mille âmes. Verandcheir possédait de bonnes fortifications : c’était la résidence favorite d’un puissant pacha, dont le gouvernement, aujourd’hui démembré, a formé deux ou trois provinces. Les villes de Bolo, d’Angora, de Tcherkess, d’Héraclée, etc., lui étaient soumises ; mais le maître de ces grandes cités les quittait volontiers pour venir chercher le repos dans la verte vallée qui entoure Verandcheir, au bord de la rivière qui en arrose les rians jardins. Ce pacha s’appelait Osman, et c’est à cette prédilection que Verandcheir dut sa prospérité, malheureusement bien passagère.

À l’époque où florissait ainsi Verandcheir, le sultan Mahmoud gouvernait la Turquie, et son œuvre réformatrice se continuait au milieu de luttes sanglantes. Un des restes de l’ancien système turc qu’il importait de détruire était la domination des déré-beys. On désignait sous ce nom des teneurs de fiefs militaires en état de révolte permanente contre leur suzerain le grand-seigneur, et lui faisant la guerre avec des troupes levées parmi ses sujets. L’Asie-Mineure presque entière était partagée entre un petit nombre de ces beys, qui, tout en comprenant fort mal leur devoir vis-à-vis du sultan, étaient pourtant d’assez bons princes. Ils encourageaient jusqu’à un certain point l’agriculture et le commerce, et leurs intérêts n’étaient pas toujours contraires à ceux des populations. La guerre soutenue par les déré-beys contre le sultan imposait sans doute aux habitans d’assez lourdes charges ; mais les chefs rebelles ne négligeaient rien pour circonscrire les hostilités dans un territoire très limité, et chaque campagne était suivie d’assez longues trêves pour que le travail des champs, source de la prospérité des familles, ne fût pas complètement interrompu.

Osman-Pacha avait plusieurs femmes et plusieurs fils. Le malheur voulut qu’un de ces fils, nommé Moussa, fût séduit par l’exemple d’un des cousins d’Osman, qui figurait parmi les déré-beys les plus turbulens. Il se mit à parcourir le pays soumis à son père, s’empara du tribut pour son propre compte, leva des soldats, déploya l’étendard des déré-beys et revêtit leur costume. Le vieil Osman était resté un fidèle sujet du sultan ; il fut désespéré de l’incartade de son fils, et envoya message sur message à Constantinople pour protester de son innocence et de ses regrets. Touché de ces protestations, Mahmoud voulut éloigner le père des lieux où son armée pouvait avoir à sévir contre le fils rebelle ; il donna au pacha Osman un commandement en Roumélie. En partant pour sa nouvelle destination, Osman rencontra le corps d’armée qui allait combattre son fils : — Que Dieu te donne la victoire ! dit le père résigné au chef des troupes de Mahmoud. Celui-ci essaya en vain d’obtenir d’Osman quelques indications sur l’état du pays et des populations rebelles ; il ne put tirer du vieux pacha que des larmes et des sanglots. Quelques jours plus tard, Osman eût sans doute marché avec son fils contre Mahmoud : il était temps qu’on l’envoyât en Roumélie.

Cependant le jeune bey, débarrassé de la contrainte que l’autorité paternelle faisait peser sur lui, s’engagea résolument dans une guerre contre Mahmoud, guerre qui fut longue et terrible. Ses recrues se battaient bien, car elles se battaient sur leur propre champ et sur le seuil de leurs maisons. Il leur semblait d’ailleurs, à ces montagnards de l’Asie-Mineure, qu’ils défendaient la cause de l’indépendance nationale contre une armée étrangère. N’étaient-ce pas des étrangers que ces Turcs de Constantinople avec leurs uniformes et leurs armes européennes ? La cavalerie légère de Moussa était forte, disait-on, de vingt ou trente mille hommes. C’était avec elle surtout que le jeune bey accomplissait des prodiges. Chaque année, de nouveaux corps d’armée étaient lancés de Constantinople sur les troupes du fils d’Osman ; chaque année, ils revenaient après avoir vainement lutté contre les rudes soldats du chef rebelle.

Héritier des richesses et de l’influence de son père, Moussa-Bey l’était aussi de sa prédilection pour Verandcheir. Il s’y trouvait plus à l’aise que dans de grandes villes telles qu’Angora, dont une population mêlée rend la défense plus difficile. Établi dans sa résidence favorite, entouré de ses braves et fidèles cavaliers. Moussa-Bey se croyait invincible. Il l’eût été peut-être sans un élément nouveau que le sultan fit intervenir dans la querelle, et contre lequel rien n’était préparé. Nous voulons parler de l’artillerie, qui n’était guère connue en Asie-Mineure que par ouï-dire. Plusieurs pièces de campagne et de siège partirent de Constantinople, sous le commandement de quelques Européens renégats, et vinrent assiéger la ville de Verandcheir, dont les fortifications n’avaient pas été construites pour résister à ce genre d’attaque. Ce qui prouve l’ignorance du bey en ces matières, c’est la faute qu’il fit en se laissant enfermer par un corps d’artillerie dans une ville incapable de se défendre. La ville fut bombardée, ses murailles s’écroulèrent, et la victoire se déclara, non pas pour le plus intrépide, mais pour le plus savant. Peut-être restait-il au bey une dernière chance de salut dans une vigoureuse sortie à la tête de ses cavaliers ; mais la guerre durait depuis dix ans, la fatigue avait gagné les cœurs les plus braves, et ces ennemis nouveaux, qui procédaient d’une façon si inattendue, en opérant de si affreux ravages, inspiraient une sorte de terreur panique plus fatale que les plus pressans dangers. D’ailleurs les successeurs des Soliman, des Sélim et des Bajazet n’avaient pas encore abjuré les odieuses maximes de leur vieille politique, et aucun musulman ne rougissait alors de tromper ni de trahir. Le commandant de l’année impériale fit savoir au bey qu’il était muni d’ordres particuliers pour ce qui le concernait, que son maître, admirant sa bravoure et ses talens, désirait l’attacher à son service, d’autant plus qu’il n’avait pas oublié les mérites de son père, et qu’il souhaitait pouvoir les récompenser dans le fils. Le général ottoman était chargé de promettre à Moussa un pardon illimité, et même, un peu plus tard, des honneurs sans nombre, s’il mettait bas les armes et se rendait seul à Constantinople pour y faire acte de soumission d’abord et y vivre tranquillement ensuite, en attendant qu’il plût au sultan de récompenser son obéissance. Moussa-Bey prêta l’oreille à ces propositions, et peut-être en effet n’avait-il pas de meilleur parti à prendre. Il stipula pourtant quelques conditions pour son pays, pour ses gens et pour sa famille ; puis, tout ayant été arrangé à la satisfaction générale, le drapeau du bey fut abaissé, le pavillon impérial élevé à sa place, les troupes du sultan prirent possession de ce qui restait de la ville, et le bey partit pour Constantinople, accompagné d’une escorte d’honneur que lui donna le pacha triomphant

Il n’y eut à Verandcheir ni pillage, ni massacre, ni exécutions militaires : ce fut le bey qui paya pour tous. Dès son arrivée à Constantinople, les soldats de l’escorte d’honneur se transformèrent en gardes et en geôliers : Moussa fut enfermé dans un cachot, et y eut la tête tranchée après trois jours de captivité. Ce n’est pas tout : ses femmes, ses jeunes frères et ses enfans furent arrêtés aux environs de Verandcheir, dans leur propriété d’Eiaq-Maq-Oglou, où la famille s’était retirée lors du départ du bey. On les envoya comme lui à Constantinople, et on les vendit comme esclaves. Leurs biens furent confisqués, et de cette maison, naguère si puissante, il ne resta plus que le vieil Osman, qui ne se permit pas un seul murmure, et qui reçut, en échange de ses richesses perdues, une pension suffisante pour soutenir le rang qu’on lui laissait. Le vieillard mourut peu de mois après son fils, triste, mais silencieux, sans se plaindre et sans parler de ses malheurs, témoignant pour son souverain cet amour et cette reconnaissance qui échauffent le cœur du pieux et vrai chrétien, lorsqu’il loue et glorifie le Seigneur d’avoir appesanti sa main sur lui-même et sur les siens. Qu’était-ce donc que cet Osman-Pacha ? Était-ce une âme stoïque, un cœur dévoué, un fanatique, un imbécile ou un rusé compère ? Je ne me charge pas de répondre à ces questions.

Sultan Mahmoud ne survécut pas longtemps à son fidèle serviteur Osman, et son jeune fils, Abdul-Medjid, lui succéda. C’est une étrange anomalie qu’un tel fils né d’un tel père, qu’un tel prince souverain d’un tel peuple, qu’un musulman si peu semblable aux musulmans de tous les âges. Aussitôt après son avènement, Abdul-Medjid s’occupa de découvrir ce qu’étaient devenues les familles de toutes ces illustres victimes qui avaient ensanglanté le règne de son père. Sur la liste de ces familles malheureuses figurait celle du pacha Osman. On retrouva quelques descendans du père de Moussa, qui étaient depuis la révolte du jeune bey retenus en esclavage. On leur rendit la liberté, ou leur restitua quelques-unes de leurs anciennes propriétés, et tous, hommes, femmes, enfans, quittèrent Constantinople pour retourner sur leurs terres. Parmi les graciés était compris le frère aîné de Moussa, qui épousa la principale veuve du déré-bey. Les biens rendus à la famille prospérèrent peu entre les mains de ceux dont la clémence d’Abdul-Medjid venait de briser les chaînes. Au lieu de faire valoir leurs terres, les descendans dégénérés d’Osman préféraient se livrer à l’usure, au commerce, et quelques-uns même vivaient de rapines. Le territoire de la vallée d’Eiaq-Maq-Oglou fut bientôt négligé, les moulins s’arrêtèrent, les canaux d’irrigation s’obstruèrent, et c’est dans ce triste état que se trouvait le pays autrefois habité par Osman, lorsque j’y arrivai. On voit à quels hommes j’allais avoir affaire. Une dame franque chassée de son pays par la guerre et venant passer son exil en Turquie, — c’est ainsi que la rumeur publique me désignait aux propriétaires fonciers des environs de Constantinople. Les descendans d’Osman surtout se dirent qu’ils auraient bon marché d’une étrangère débarquant en Turquie dans de pareilles conditions, et ils n’avaient pas tout à fait tort. Je vins de Constantinople visiter la vallée si chère au vieux pacha ; la situation, la beauté du pays, le calme de cette retraite enchantée, eurent bientôt vaincu mes hésitations. J’achetai pour cinq mille francs la vallée d’Eiaq-Maq-Oglou, c’est-à-dire une plaine d’environ deux lieues de long sur un tiers de lieue de large, coupée par une rivière et encadrée dans des montagnes boisées, avec une maison, un moulin et une scierie. Ce fut pour les frères du déré-bey un coup de filet étourdissant. Lorsque dans le pays on eut vent de la somme qu’ils venaient de toucher, on ne manqua pas d’observer que la fortune se déclare toujours en faveur des vauriens. Quoi qu’il en soit, je n’eus pas trop à me plaindre des anciens possesseurs de mon petit domaine, et quand je formai le projet de m’en éloigner pendant quelques mois pour me rendre à Jérusalem, c’est en compagnie du plus jeune des frères de Moussa-Bey que je me décidai à commencer mon voyage.

J’ai raconté avec quelque détail l’histoire de la famille dont j’avais acheté en partie l’héritage. Cette histoire résume assez bien l’état où languissaient quelques provinces de la Turquie il y a trente ans environ. Mes propres souvenirs montreront peut-être les mêmes contrées sous un autre aspect. On pourra comparer ainsi l’époque d’Abdul-Medjid à celle de Mahmoud.

Je quittai donc par une froide journée de janvier ma paisible retraite, avec l’escorte de cavaliers sans laquelle il est impossible de voyager en Orient. J’ai dit qu’un jeune frère de Moussa m’accompagnait. Nous avions à traverser, pour atteindre la petite ville de Bajandur, but de notre première étape, le pays autrefois gouverné par le fils d’Osman. Mon compagnon me montrait les lieux où le déré-bey avait battu les troupes impériales, le bosquet où un espion de l’ennemi avait été pendu sous les yeux et par les ordres du chef rebelle, remplacement jadis occupé par les fortifications de Verandcheir, le côté qui avait eu le plus à souffrir de l’artillerie du sultan. Parmi les vieux paysans que nous rencontrions sur la route, il reconnaissait souvent des compagnons de Moussa-Bey. Il me parlait aussi de sa propre captivité, des souffrances qu’il avait endurées, de sa misère actuelle. Enfin, à notre arrivée à Bajandur, où j’allai loger chez le directeur des postes (qui était, lui aussi, un des beaux-frères de Moussa), mon jeune compagnon prit congé de moi : il allait regagner son petit village, campé au faite d’une haute montagne comme l’aire d’un oiseau de proie. Je suivis longtemps des yeux ce jeune homme, né pour la lutte et réduit prématurément à une vie obscure et oisive. C’était un triste spectacle que celui de ce fier montagnard suivant péniblement les détours du chemin sur une jument kurde maigre et chétive. Le costume du jeune cavalier contrastait d’ailleurs avec ce qu’il m’avait dit de sa pauvreté : son turban vert, son riche manteau d’Alep en laine blanche tissue d’or et d’argent annonçaient en lui le descendant d’une noble race. Je regrettai un moment de n’avoir pas le pinceau de Decamps pour fixer sur la toile cette fière et sauvage figure.

Je n’ai rien à dire de Bajandur : mais à Tcherkess, où je m’arrêtai le lendemain matin, je rencontrai un type de la société orientale qui contrastait singulièrement avec mon compagnon de la veille. C’est par mes hôtes que je voudrais faire connaître l’Orient. La vie domestique est un des aspects les moins connus de la civilisation musulmane, un de ceux que j’ai pu le mieux étudier.

J’allai descendre à Tcherkess chez un muphti que j’avais guéri quelques mois auparavant d’une fièvre intermittente, et qui m’attendait les bras ouverts. On a tant parlé de l’hospitalité orientale, que je m’abstiendrais volontiers d’entamer ce chapitre, si, tout en en parlant beaucoup, on n’en avait parlé fort mal. J’ai lu par exemple des récits de voyage dont les auteurs célébraient dans le plus beau langage l’hospitalité des Turcomans, tandis que j’ai toujours reconnu l’origine turcomane de la population d’un village à la pitoyable réception qui m’y était faite. On prend d’ailleurs pour des offres sérieuses d’hospitalité tout compliment adressé par un indigène à un étranger, sans songer aux singuliers mécomptes qu’entraînerait chez nous une interprétation trop littérale de certaines formules de la politesse européenne. Le fait est que, de toutes les vertus en honneur dans la société chrétienne, l’hospitalité est la seule que les musulmans se croient tenus de pratiquer. Là où les devoirs sont peu nombreux, ils sont plus respectés, ce qui est tout à fait naturel. Les Orientaux ont donc pris au sérieux cette seule et unique vertu, cette solitaire contrainte qu’ils ont consenti à s’imposer. Malheureusement une vertu qui se contente des apparences est sujette à s’altérer bientôt. C’est ce qui est arrivé, c’est ce qui arrive journellement de l’hospitalité orientale. Un musulman ne se consolera jamais d’avoir manqué aux lois de l’hospitalité. Entrez chez lui, priez-le d’en sortir, laissez-le se morfondre à la pluie ou au soleil à la porte de sa propre maison, ravagez son office, épuisez ses provisions de café et d’eau-de-vie, culbutez et mettez sens dessus dessous ses tapis, ses matelas, ses oreillers, cassez sa vaisselle, montez ses chevaux, rendez-les-lui fourbus, si bon vous semble : il ne vous adressera pas un seul reproche, car vous êtes un mouzafir, un hôte ; c’est Dieu lui-même qui vous a envoyé, et quoi que vous fassiez, vous êtes et serez toujours le bienvenu. Tout cela est admirable ; mais si un musulman trouve le moyen de paraître aussi hospitalier que les lois et les mœurs l’exigent sans sacrifier une obole, ou même en gagnant une grosse somme d’argent, fi de la vertu, et vive l’hypocrisie ! C’est là ce qui arrive quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Votre hôte vous comble pendant votre séjour chez lui ; puis, si à votre départ vous ne lui payez pas vingt fois la valeur de ce qu’il vous a donné, il attendra que vous soyez sorti de sa maison, que vous ayez déposé par conséquent votre sacré titre de mouzafir, et il vous jettera des pierres.

Il va sans dire que je parle de la multitude grossière, et non pas des cœurs simples et bons qui aiment le bien parce qu’ils le trouvent aimable, et qui le pratiquent parce qu’ils éprouvent en le pratiquant une douce jouissance. Mon vieux muphti de Tcherkess est de ce nombre. Sa maison se compose, comme toutes les bonnes maisons de ces contrées, d’un corps de logis réservé aux femmes et aux enfans, d’un pavillon extérieur, contenant un salon d’été et un salon d’hiver, enfin d’une ou deux chambres pour les domestiques. Le salon d’hiver est une jolie pièce chauffée par une bonne cheminée, couverte de tapis épais et passablement meublée de divans recouverts en étoffes de soie et laine, distribués tout autour de l’appartement. Quant au mobilier du salon d’été, il se compose d’une fontaine jaillissante située au centre de la pièce, et à laquelle on ajoute, lorsque les circonstances l’exigent, des coussins et des matelas pour s’asseoir ou se coucher. D’ailleurs ni fenêtres ni portes, aucune barrière établie entre l’extérieur et l’intérieur. Mon vieux muphti, qui à l’âge de quatre-vingt-dix ans possède plusieurs femmes, dont la plus vieille a trente ans, et des enfans de tout âge, depuis le marmot de six mois jusqu’au sexagénaire, professe une répugnance de bon goût pour le vacarme, le désordre et la malpropreté du harem. Il s’y rend dans la journée, comme il va dans son écurie voir et admirer ses chevaux, mais il habite et il couche, selon la saison, dans l’un ou dans l’autre de ses salons. Le brave homme comprit que si une longue habitude n’avait pu le réconcilier avec les inconvéniens du harem, ce devait être encore bien pis pour moi, nouvellement débarquée de cette terre d’enchantemens et de raffinemens qu’on nomme ici le Franguistan. Aussi me déclara-t-il tout d’abord qu’il ne nie reléguerait pas dans ce lieu de ténèbres et de confusion, infect et enfumé, qu’on nomme le harem, et qu’il me cédait son propre appartement. J’acceptai avec reconnaissance. Quant à lui, il s’installa dans son salon d’été. Quoique nous fussions à la fin de janvier et que la neige couvrit la ville et la campagne, il préférait sa fontaine gelée, son pavé humide et ses courans d’air à la chaude, mais immonde atmosphère du harem.

Je détruis peut-être quelques illusions en parlant avec aussi peu de respect des harems. Nous avons lu des descriptions de harems dans les Mille et une Nuits et autres contes orientaux ; on nous a dit que ces lieux sont le séjour de la beauté et des amours : nous sommes autorisés à croire que les descriptions écrites, quoique exagérées et embellies, sont pourtant fondées sur la réalité, et que c’est dans ces mystérieuses retraites que l’on doit trouver rassemblées toutes les merveilles du luxe, de l’art, de la magnificence et de la volupté. Que nous voilà loin de la vérité ! Imaginez des murs noircis et crevassés, des plafonds en bois fendus par places et recouverts de poussière et de toiles d’araignées, des sofas déchirés et gras, des portières en lambeaux, des traces de chandelle et d’huile partout. Moi qui entrais pour la première fois dans ces charmans réduits, j’en étais choquée ; mais les maîtresses de la maison ne s’en apercevaient pas. Leur personne est à l’avenant. Les miroirs étant fort rares dans le pays, les femmes s’affublent à l’aventure d’oripeaux dont elles ne peuvent apprécier le bizarre effet. Elles piquent force épingles en diamans et en pierreries sur des mouchoirs de colon imprimé qu’elles roulent autour de leur tête. Rien n’est moins soigné que leurs cheveux, et les très grandes dames qui ont habité la capitale ont seules des peignes. Quant au fard multicolore dont elles font un usage immodéré, elles ne peuvent en régler la distribution qu’en s’aidant réciproquement de leurs conseils, et comme les femmes qui habitent la même maison sont autant de rivales, elles encouragent volontiers les unes chez les autres les plus grotesques enluminures. Elles se mettent du vermillon sur les lèvres, du rouge sur les joues, sur le nez, sur le front et sur le menton, du blanc à l’aventure et comme remplissage, du bleu autour des yeux et sous le nez. Ce qui est plus étrange encore, c’est la manière dont elles se teignent les sourcils. On leur a dit sans doute que, pour être beau, le sourcil doit former un grand arc, et elles en ont conclu qu’il serait d’autant plus admirable, que l’arc en serait plus grand, sans se demander si la place de cet arc n’était pas irrévocablement déterminée par la nature. Cela étant, elles attribuent à leurs sourcils tout l’espace existant d’une tempe à l’autre, et se peignent sur le front deux arcs immenses qui partent de la naissance du nez et s’en vont chacun de son côté jusqu’à la tempe. Il est de jeunes beautés excentriques qui préfèrent la ligne droite à la courbe, et qui se tracent une grande raie noire en travers du front ; mais ces cas sont rares.

Ce qui est certain en même temps que déplorable, c’est l’influence de cette peinture combinée avec la paresse et le défaut de propreté naturels aux femmes orientales. Chaque visage féminin est une œuvre d’art fort compliquée, et qu’on ne saurait recommencer tous les matins. Il n’y a pas jusqu’aux mains et aux pieds qui, bariolés en couleur orange, ne redoutent l’action de l’eau comme nuisible à leur beauté. La multitude d’enfans et de servantes, surtout de négresses, qui peuplent les harems, et le pied d’égalité sur lequel vivent maîtresses et suivantes, sont aussi des causes aggravantes de la malpropreté générale. Je ne parlerai pas des enfans, chacun connaît leurs mœurs et leurs coutumes ; mais représentons-nous un instant ce que deviendraient nos jolis ameublemens d’Europe, si nos cuisinières, nos femmes de peine, venaient se reposer de leurs travaux sur nos causeuses et nos fauteuils, les pieds sur nos tapis et le dos contre nos tentures. Ajoutez à ceci que les vitres sont encore en Asie à l’état de curiosité, que la plupart des fenêtres sont fermées avec du papier huilé, et que là où le papier même est peu commun, on y supplée en supprimant complètement les fenêtres et en se contentant de la lumière qui pénètre par la cheminée, lumière plus que suffisante pour fumer, pour boire, et pour donner le fouet aux enfans par trop rebelles : seules occupations auxquelles se livrent pendant le jour les houris mortelles des fidèles musulmans. Qu’on ne croie pas pourtant qu’il fasse vraiment très noir dans ces chambres sans fenêtres. Les maisons n’ayant jamais qu’un étage, les tuyaux des cheminées ne dépassant jamais la hauteur du toit et étant fort larges, il arrive souvent qu’en se baissant un peu devant la cheminée, on voit le ciel par l’ouverture. Ce qui manque complètement dans ces appartemens, c’est l’air ; mais ces dames sont loin de s’en plaindre. Naturellement frileuses et n’ayant pas la ressource de se réchauffer par l’exercice, elles demeurent des heures entières accroupies par terre devant le feu, et ne comprennent pas qu’on étouffe quelquefois. Rien qu’à me rappeler ces cavernes artificielles, encombrées de femmes déguenillées et d’enfans mal élevés, je me sens défaillir, et je bénis du fond du cœur l’excellent muphti de Tcherkess et sa délicatesse extraordinaire, qui m’a épargné un séjour de quarante-huit heures dans son harem, d’autant plus que le sien n’était pas des mieux tenus.

C’est un singulier personnage que mon vieil ami le muphti de Tcherkess, singulier selon notre point de vue européen, quoique parfaitement en harmonie avec la société musulmane. Je ne lui aurais pas donné plus de soixante ans. Sa taille haute est légèrement voûtée, mais c’est par condescendance plutôt que par faiblesse qu’il semble s’incliner ; il porte avec autant de grâce que de noblesse la longue robe blanche et la pelisse rouge des docteurs de la loi. Ses traits réguliers, son teint clair et transparent, son œil bleu et limpide, sa longue barbe blanche et ondée tombant jusque sur sa poitrine, son beau front surmonté d’un turban blanc ou vert, ballonné comme on les portait jadis, serviraient dignement de modèle au peintre de Jacob ou d’Abraham. Quand on voit un aussi beau vieillard entouré d’une aussi nombreuse famille et honoré par ses concitoyens comme le vivant assemblage de toutes les vertus, on ne peut se défendre d’un profond sentiment de vénération. Je n’habitais pas la maison d’un simple mortel, j’étais admise dans un sanctuaire. Les abords en étaient à toute heure encombrés de dévots de tout âge et de toute condition qui venaient baiser le bas du vêtement du saint homme, lui demander des conseils, des prières ou des aumônes, et qui tous s’en retournaient contens et chantant les louanges de leur bienfaiteur. Lui-même paraissait cuirassé contre les faiblesses humaines, telles que l’ennui, l’impatience, le dédain, la moquerie, la mauvaise humeur, l’égoïsme. Entouré de ses plus jeunes enfans qui grimpaient sur ses genoux, cachaient leur frais visage dans sa longue barbe, s’endormaient sur ses bras, c’était un spectacle charmant que de le voir leur sourire avec tendresse, écouter avec attention leurs doléances ou leurs justifications, consoler leurs chagrins par de douces paroles, les exhorter à l’étude, et remonter pour eux et avec eux le lourd courant de l’alphabet. Je me perdais dans la contemplation de ce juste, et je me disais : « Heureux le peuple qui possède encore de tels hommes et qui les apprécie ! » lorsqu’une conversation que j’eus avec le muphti et l’un de ses confidens vint jeter quelque trouble dans ma naïve admiration.

Le vieillard était assis, tenant un de ses petits enfans sur chacun de ses genoux. Je m’avisai de lui demander s’il avait plusieurs femmes. — Je n’en ai que deux dans ce moment, me répondit-il, un peu honteux de se montrer si dépourvu ; vous les verrez demain, et vous n’en serez pas satisfaite (il fit une moue de dédain) : ce sont de vieilles femmes qui ont été assez belles, mais il y a longtemps de cela.

— Et quel âge ont-elles ? demandai-je.

— Je ne vous dirai pas au juste, elles ne sont pas éloignées de la trentaine.

— Ah ! s’écria alors l’un des serviteurs du muphti, monseigneur n’est pas homme à se contenter de pareilles femmes, et il ne tardera pas à remplir les vides que la mort a laissés dans son harem. Si vous étiez venue il y a un an, vous auriez vu une femme comme il en faut à son excellence ; mais celle-là étant morte, il en trouvera d’autres, n’en doutez pas.

— Mais, demandai-je encore, son excellence n’étant pas jeune, ayant, à ce qu’il semble, toujours eu plusieurs jeunes femmes, et ne les considérant comme telles que jusqu’à l’âge de trente ans, je calcule que pendant le cours de sa longue vie il doit en avoir reçu dans son harem un nombre fort considérable.

— Probablement, fit le saint homme sans s’émouvoir.

— Et votre excellence a sans doute beaucoup d’enfans ?

Le patriarche et son domestique se regardèrent en éclatant de rire.

— Si j’ai beaucoup d’enfans ? répondit le maître quand l’accès d’hilarité fut passé. Je le crois bien en vérité ; mais pour vous en dire le chiffre, je ne le saurais. Dis donc, Hassan, ajouta-t-il en s’adressant au confident, pourrais-tu me dire combien j’ai d’enfans, et où ils sont ?

— Non vraiment. Son excellence en a dans toutes les provinces de l’empire et dans tous les districts de chaque province ; mais c’est tout ce que je sais, et je parierais que monseigneur n’est pas plus savant que moi sur ce point.

— Et comment le serais-je ? dit le vieillard.

J’insistai, car mon patriarche perdait à vue d’œil dans mon estime, et je voulais en avoir le cœur net. — Ces enfans, repris-je, comment sont-ils élevés ? qui en prend soin ? à quel âge se sont-ils séparés de leur père ? où ont-ils été envoyés ? à qui les a-t-on confiés ? quelle carrière suivent-ils ? quels sont leurs moyens d’existence ? et à quel signe les reconnaissez-vous ?

— Oh ! mon Dieu, je puis m’y tromper comme un autre, mais cela m’importe peu. Du reste ils ont tous été élevés par moi, comme vous voyez que j’élève ceux-ci, jusqu’à l’âge où ils ont pu se suffire à eux-mêmes. Les filles ont été mariées ou données dès qu’elles ont atteint leur dixième ou leur douzième année, et je n’ai plus entendu parler d’elles. Les garçons ne sont pas aussi précoces : ils ne peuvent marcher tout seuls avant leur quatorzième année ; mais alors je leur donne une lettre de recommandation pour l’un ou pour l’autre de mes amis qui a une grande maison ou un emploi ; celui-ci les place chez lui ou ailleurs, et c’est à eux dès lors de se tirer d’affaire ; je m’en lave les mains.

— Et vous ne les voyez plus ? demandai-je encore.

— Que sais-je ? Je reçois assez souvent la visite de gens qui se disent mes fils et qui peuvent l’être en effet ; je leur fais bon accueil et bonne mine et les héberge pendant quelques jours sans leur faire de questions, mais au bout de ce temps ils voient bien qu’il n’y a pas de place pour eux ici, et qu’ils n’y ont absolument rien à faire, Leurs mères sont mortes, ce sont des étrangers pour moi. Aussi s’en vont-ils d’eux-mêmes, et ceux qui sont venus une fois ne reparaissent plus. C’est très bien. D’autres arrivent à leur place, et font ensuite comme les premiers. Rien de mieux.

Je n’étais pas encore satisfaite. — Mais, continuai-je, ces jolis enfans que vous caressez et qui vous embrassent si tendrement sont-ils destinés à subir le même traitement ?

— Sans doute.

— Vous vous en séparerez quand ils auront atteint l’âge de dix ou de quatorze ans ? Vous ne vous inquiéterez pas de savoir ce qu’ils deviendront ? Vous ne les revenez peut-être plus ? Et s’ils reviennent un jour pour s’asseoir encore une fois au banquet de la famille, vous les traiterez comme des étrangers, et vous les verrez repartir pour toujours cette fois, sans leur donner un seul de ces baisers que vous leur prodiguez aujourd’hui ? Que deviendrez-vous donc un jour dans votre maison déserte, quand la voix de vos enfans n’y résonnera plus ?

Je commençais à m’animer, et mes auditeurs ne me comprenaient plus. Le domestique pourtant saisit le sens de mes dernières paroles, et s’empressa de me rassurer sur l’isolement futur de son vénéré maître. — Oh mais ! dit-il, lorsque ces enfans-ci seront grands, monseigneur en aura d’autres tout petits. Vous pouvez vous en rapporter à lui sur ce point ; il ne s’en laissera pas manquer.

Et là-dessus maître et valet partirent d’un nouvel éclat de rire. Le vieillard avait cependant remarqué que l’effet produit sur moi par cette conversation n’était pas à non avantage, et il tenait à conserver mon estime. Aussi entama-t-il une dissertation qu’il croyait sérieuse sur les inconvéniens d’une famille trop nombreuse, sur l’impossibilité de nourrir et d’élever jusqu’au bout tous les enfans que l’on met au monde, surtout pendant une aussi longue vie que la sienne. Le ton de cette apologie était parfaitement grave ; mais le fond des argumens n’en était pas moins si absurde et si odieux, que je fus plusieurs fois sur le point d’interrompre le patriarche. Je me bornai à plaindre silencieusement le peuple chez qui de pareils hommes sont honorés comme des modèles de vertu.

Je reçus le lendemain la visite de la principale épouse du patriarche. C’était une belle virago, affreusement barbouillée de rouge et de noir ; quant au blanc, il y en avait certainement, mais il n’y paraissait pas. Je lui rendis sa visite, et je la trouvai entourée de toutes les dames de la ville qui lui faisaient leur cour comme à la femme du personnage le plus considérable de l’endroit. Elle-même paraissait comprendre toute la dignité de sa position et en jouir sans arrière-pensée. Vu le peu de goût que j’avais pour elle, je ne poussai pas plus loin la connaissance, et je profitai de la permission du muphti pour me tenir a certaine distance de la porte du harem.

Je devrais dire ici quelque chose de la ville de Tcherkess, l’ancienne Antoniopolis. Qu’on se figure de petites maisons en bois et en boue, tombant en ruines, jetées au hasard sur un terrain quelconque, tandis que l’espace demeuré vacant entre elles est devenu un réceptacle d’immondices. Des chiens à moitié sauvages, des chakals, des oiseaux de proie font l’office de balayeurs. Aucune précaution n’est prise d’ailleurs pour assurer aux habitans le libre passage de l’une à l’autre maison : les ornières, les trous, les débris des murs qui s’écroulent, tout cela s’entasse, se creuse, empire sans que personne se soucie d’y porter remède. Il y a des villes dans l’intérieur de l’Asie-Mineure où les habitans ne traversent les rues que montés sur des patins, que l’on pourrait appeler des échasses, tant ils sont hauts. Il y en a d’autres où les semelles des souliers sont proscrites et remplacées par des sandales en poil de chèvre ou en peau de buffle non préparée et non dépouillée de son poil. Ajoutez à ces inconvéniens qu’une personne de taille moyenne risque de se heurter aux saillies du toit des maisons, pour peu qu’elle s’écarte du milieu de la rue. Voilà un tableau fidèle de Tcherkess et de toutes les villes de l’Asie-Mineure.


II. – ANGORA ET LE COUVENT DES DERVICHES.

Deux jours de marche séparent Tcherkess d’Angora. Un mot seulement sur les fatigues de ce trajet. Nous chevauchons à travers des montagnes couvertes de neige, et, chose singulière, un soleil très chaud nous éclaire, tandis que le sol glacé craque sous nos pas. Le premier jour de marche a été signalé pour moi par un incident bien fait pour causer quelque émotion. Nous étions arrivés vers le soir au pied d’une montagne dont une épaisse forêt de sapins tapissait les flancs. Le soleil allait se coucher, et j’atteignais le plateau dénudé de cette montagne, quand un violent tourbillon de vent du nord faillit me renverser de mon cheval. Il me restait à gravir un petit mamelon au milieu de l’obscurité, augmentée par d’incessantes rafales de neige. Tout à coup mon cheval s’arrêta : il avait perdu la trace du sentier qui se déroulait devant nous en tourniquet comme les routes pratiquées dans les Alpes ou les Apennins. Toute mon escorte s’arrêta de même, et pour accroître notre embarras, un troupeau de vaches et d’ânes, conduit par quelques enfans, vint obstruer les défilés où nous cherchions en vain à pousser nos montures. Il fallait cependant sortir de cette immobilité désespérante, sous peine d’être mortellement saisis par le froid intense qui règne sur ces hauteurs, Notre kavas prit un parti désespéré, et lança son cheval au hasard à travers les masses de neige qui nous entouraient. Je m’abandonnai comme lui à la Providence, et mon cheval fendit bientôt avec une impétuosité héroïque la mer de neige où je l’avais poussé, Deux fois il perdit pied, deux fois il retrouva son point d’appui, Enfin nous atteignîmes un terrain plus solide ; le défilé périlleux était franchi. Nous étions sur le sommet de la montagne, près d’une maison de refuge que nous annonçait de loin sa fumée hospitalière. Notre escorte nous rejoignit au bout de quelques minutes, et j’en fus quitte pour une main à moitié gelée, où la chaleur vitale ne put être réveillée qu’à grand’peine. Tels sont les incidens auxquels doit s’attendre le voyageur qui pendant l’hiver se rend à pied d’Anatolie en Palestine.

Oublions ces tristes et inévitables mésaventures. Nous sommes à Angora, l’ancienne Ancyre. J’ai passé dans cette ville à peu près quinze jours du mois de février 1852. Pour un antiquaire, il n’y a dans l’ancienne capitale de la Galatie que d’assez pauvres débris à visiter ; pour un voyageur préoccupé comme je l’étais de la vie actuelle de l’Orient, il y a quelques observations curieuses à recueillir. J’ai d’abord à noter toute sorte d’ennuis qui attendent malheureusement presque tous les Européens peu familiers avec les usages administratifs des pays musulmans. J’avais oublié, lors de mon départ, de faire rectifier une erreur qui s’était glissée dans mon passeport. Je comptais réparer cet oubli à Angora, résidence d’un kaïmakan ; celui-ci refusa de s’y prêter à moins d’un pour-boire de quinze mille piastres. Ni représentations, ni remontrances, ni prières n’eurent d’effet sur cette très cupide excellence, et tout ce que je pus obtenir, ce fut une réduction de l’impôt. Poussée à bout et bien décidée pourtant à ne pas donner une obole à ce fripon, je lui déclarai que, n’ayant avec moi que juste ce qui m’était indispensable pour atteindre Césarée, je ne pouvais le payer qu’au moyen d’une traite sur Constantinople, qu’il accepta. Je lui remis le billet en ayant soin d’écrire à mon banquier de ne pas l’acquitter. L’embargo ayant été levé aussitôt que le billet eut été livré, je m’empressai de sortir d’Angora et de la juridiction de ce malheureux kaïmakan ; mais pendant que cette affaire se brouillait et se débrouillait, il fallait passer le temps et prendre patience.

Le muphti de Tcherkess m’avait adressée à son ami le muphti d’Angora, personnage encore plus âgé et non moins respectable que le premier. Il était plus que centenaire, et possédait aussi de jeunes femmes et de très petits enfans. Ce digne homme avait perdu la vue depuis quelques années, et les derviches qu’il avait consultés avaient prononcé le mot de cataracte. Il voulut savoir ce que j’en pensais, car ma réputation en fait de science médicale est aussi bien établie en Asie que celle de M. Andral l’est à Paris. Je crus pouvoir lui donner quelque espoir, car je n’aperçus point de véritable cataracte, et je lui conseillai un traitement auquel il s’assujettit sans hésiter, et qui, dès les premiers jours, lui procura quelque soulagement. Cela suffit pour que le bon vieillard me prit très fort en amitié. Il envoyait tous les matins ses coadjuteurs savoir de mes nouvelles et se mettre à ma disposition pour toutes les courses et recherches que je voudrais faire. Entre autres distractions, ces dignes muphtis m’offrirent de visiter un couvent de derviches fort renommé, situé dans la ville même, et j’acceptai leur proposition avec empressement.

Ce nom de derviches revient souvent dans tous les contes orientaux et dans tous les ouvrages qui traitent de l’Orient et de ses mœurs ; mais, ou j’ai l’esprit bien mal fait, ou l’idée que l’on nous y donne de ces personnages est aussi inexacte qu’incomplète. Pour ce qui me concerne, je m’étais toujours représenté le derviche comme un moine mendiant musulman, un saint homme à sa manière, soumis à une règle plus ou moins austère, subordonné à des chefs faisant partie d’une hiérarchie sacerdotale, et remplissant certains devoirs de bienfaisance ou de sacrifice. Rien ne ressemble moins à un véritable derviche que ce personnage de fantaisie. Tout musulman peut se transformer sur l’heure en derviche, pourvu qu’il attache à son cou ou qu’il passe dans sa ceinture un talisman quelconque, une pierre recueillie sur le territoire de La Mecque, une feuille sèche tombée d’un arbre qui ombrage le tombeau d’un saint, ou telle autre chose qui lui plaira. À défaut de reliques, il peut adopter tout simplement un cornet à bouquin dans lequel il souffle à certaines heures du jour, ou bien un demi-cercle en fer monté sur un bâton destiné à soutenir sa tête pendant les courts instans qu’il est censé consacrer au repos, ce qui signifie que le saint homme s’est condamné à ne jamais dormir. En effet, le bâton à l’extrémité duquel est placé le demi-cercle servant d’oreiller ne demeure immobile qu’en vertu de l’équilibre, et à peine le martyr a-t-il fermé l’œil, que le bâton s’ébranle, tombe et réveille le dormeur. Il y a même des derviches qui se contentent de porter sur leur tête la peau d’une chèvre en guise de bonnet pointu, et cette décoration singulière suffit à établir sans contestation, au profit de celui qui la porte, son droit au titre de derviche et à la vénération des fidèles. Les derviches ont rarement un domicile fixe. Voyageurs pour la plupart, ils vivent d’aumônes chemin faisant, quitte à se faire voleurs, pour peu que la bienfaisance nationale se trouve en défaut. On les appelle quelquefois pour guérir les malades, hommes ou bêtes, pour faire cesser la stérilité des femmes, des jumens ou des vaches, pour découvrir les trésors cachés dans la terre, pour chasser les mauvais esprits qui hantent les troupeaux ou les jeunes filles, bref pour intervenir dans tout ce qui tient du merveilleux. Ils ont, comme tout bon musulman, des femmes qu’ils laissent dans le village où elles sont nées, tandis qu’ils poursuivent leurs éternels pèlerinages, prenant une nouvelle épouse chaque fois que la solitude leur pèse, et la quittant lorsque le goût de la vie errante leur est revenu. Quelquefois il arrive qu’un derviche revient, au bout de quelques années, trouver celle de ses femmes qui lui a laissé les plus tendres souvenirs. Si elle l’a attendu, le ménage se renoue pour un temps ; si elle a trouvé mieux, ou si la patience lui a manqué, elle s’excuse comme elle peut, et elle n’a rien à craindre du ressentiment de son premier époux. Il faut convenir que ce sont la des mœurs assez faciles et point du tout farouches.

Tel est le véritable derviche, dépouillé des vertus que lui ont prêtées les couleurs et les voyageurs. Au fond, ce n’est guère qu’un fainéant et un imposteur qui se fait parfois brigand, lorsque les circonstances s’y prêtent. Il y a pourtant çà et là des associations de derviches qui vivent en commun et qui obéissent à des supérieurs. Ceux-là sont beaucoup plus respectables que leurs confrères errans, et ils s’appliquent particulièrement à certaines bonnes œuvres ; mais ce mot de bonnes œuvres mis en regard de celui de derviches est de ceux qui exigeraient un commentaire. On saura tout à l’heure à quel genre de bonnes œuvres se dévouent les derviches réguliers d’Angora. Je ne dois pas négliger non plus de remarquer que l’orthodoxie des derviches est fort problématique, et qu’un de leurs ordres en particulier, celui de la Pierre de Salut, est fortement soupçonné d’indifférentisme au sujet du prophète et de ses préceptes.

J’allai donc, accompagnée par deux des principaux coadjuteurs du muphti, visiter le couvent des derviches, ou plutôt leur résidence d’été, car pendant l’hiver la plupart d’entre eux se retirent dans la ville, où ils mènent la vie de tout musulman, au sein de leur famille et en dehors de la communauté. Dans l’un des faubourgs d’Angora se trouve un jardinet, de l’étendue d’un demi-arpent tout au plus, fermé de tous côtés par des corps de logis séparés les uns des autres, et tellement rempli de kiosques, qu’à peine a-t-on réservé l’espace nécessaire pour se rendre de l’un à l’autre. Cet étrange jardin, qui peut avoir quelque agrément pendant la belle saison, lorsque les kiosques et les habitations environnantes sont tapissés de plantes grimpantes, présentait alors un aspect déplorable. Je m’assis tristement dans l’un de ces kiosques dépouillés de leurs festons de verdure, et j’écoutai d’un air distrait et incrédule les descriptions ravissantes que les derviches me faisaient à l’envi de leur séjour pendant l’été. « L’eau y est toujours fraîche, » répétaient-ils surtout ; c’est là un des avantages auxquels les Orientaux tiennent le plus. Lorsqu’ils ont dit d’un pays que l’air y est bon et l’eau froide, ils ne comprennent pas que vous tardiez à y transporter vos pénates. Combien de fois ne m’a-t-on pas adressé cette question à propos de Paris et de Londres : l’air y est-il bon ? l’eau y est-elle fraîche ? et lorsque je répondais que je n’en savais rien, une exclamation de surprise s’échappait de toutes les poitrines.

Je devenais de plus en plus mélancolique, malgré la collation, composée de beaux raisins, de belles poires, de miel, de confitures et d’eau très fraîche, qui m’était servie, si bien que mes ciceroni jugèrent qu’il était temps de varier les plaisirs. On me fit passer dans l’une des habitations qui entourent le jardin, et où toutes les femmes des derviches se tenaient rassemblées pour me recevoir et me faire les honneurs du lieu. Il y en avait une trentaine entassées dans une petite pièce hermétiquement fermée, assez proprement meublée, et tellement chauffée par un poêle en fonte, que je me serais évanouie, si l’une de ces dames n’avait eu l’extrême bonté de casser un carreau (de papier) pour me donner de l’air. Dans ce climat si chaud, on ne craint rien tant que le froid, et l’on prend des soins inouis pour s’en garantir, même dans les momens où de pauvres européens tels que nous ne sont préoccupés que du danger de mourir de chaleur. Ainsi, pendant les mois les plus brûlans de l’été, vous voyez les asiatiques enveloppés de pelisses en drap doublées de fourrures et groupés autour d’un feu flamboyant, tandis que les femmes emploient toutes les ressources de leur esprit à empêcher l’air extérieur de pénétrer dans leurs maisons. Pendant tout le temps de mon séjour à Angora, je ne me débarrassai pas une seule minute du violent mal de tête que m’occasionnaient les émanations du poêle et du charbon. Dans les maisons arméniennes, c’est encore bien pis ; les femmes et quelquefois les hommes s’y chauffent au moyen de ce qu’on appelle un tandour. C’est un meuble qui a l’aspect d’une table chargée de couvertures en laine traînant jusqu’à terre. Sous cette table, on place un réchaud contenant force braise et charbon allumé. Toute la famille se range autour de la table, chaque individu ramène sur soi la couverture, cache en dessous ses mains et ses bras, et maintient son corps à la douce température de 38 ou 40 degrés Réaumur pour le moins. Les plus tristes accidens sont le résultat de cette coutume, et je me souviens encore d’avoir été réveillée, la nuit qui précéda mon départ d’Angora, par une famille éplorée m’apportant un pauvre petit malheureux qui venait de rôtir dans le tandour domestique. Le feu avait pris à ses vêtemens en laine, et on ne s’en était aperçu que lorsque le corps était devenu aussi noir que du charbon. Malgré de pareils accidens, qui se renouvellent assez souvent, les Asiatiques tiennent fort à leur tandour, moyennant lequel ils se grillent à peu de frais.

Les femmes des derviches m’accablèrent de complimens et de témoignages d’amitié, jusqu’à me forcer d’accepter une pacotille de bas et de gants de poil de chèvre d’Angora, plus un magnifique matou de l’espèce connue chez nous sous le nom de chats d’Angora. La conversation se porta naturellement sur les qualités toutes particulières des animaux de cette région de l’Asie-Mineure. C’est une chose remarquable en effet et digne d’attirer l’attention des savans d’Europe que la supériorité de la laine des animaux qui naissent dans la province d’Angora, comparée à celle des animaux du reste de l’Asie et même de tout l’univers. Les chèvres d’Angora sont les plus jolies bêtes que l’on puisse voir : leur soie, car je ne puis appeler cela de la laine, est le plus souvent blanche, quelquefois roussâtre, grise ou même noire ; mais, quelle que soit la couleur, sa finesse, son moelleux et son luisant sont toujours les mêmes. On dirait la soie la plus fine ondée ou bouclée moyennant quelque procédé nouvellement découvert. C’est avec ce poil qu’on fabrique à Angora une espèce de camelot fort estimé et qu’on tricote toute sorte de bas, mitaines, etc. Quant aux chats, quoique moins utiles, ils ne sont pourtant pas à dédaigner, pour ceux du moins qui aiment le beau, quelque part qu’il se trouve. Ces chats sont énormes, et leur corps est couvert d’un épais duvet assez semblable à celui du cygne. Leur tête est fort large, leur queue longue et fort garnie ; mais ce qu’il y a de plus charmant dans ces petits animaux, c’est la grâce de leurs mouvemens, la légèreté de leurs bonds, la rapidité de leur course, et le courage avec lequel ils soufflètent les plus gros dogues, qui d’ordinaire ne ripostent pas. Éloignez-vous de quelques lieues d’Angora : — les chèvres retrouvent leur laideur, et les matous communs reparaissent avec leur tournure vulgaire et leur caractère sournois. À Iconium seulement, les chèvres et les chats se rapprochent de ceux d’Angora, mais sans en atteindre l’incomparable beauté.

Les animaux de l’Asie sont en général bien supérieurs à ceux de l’Europe, et chaque canton se vante de posséder le type le plus parfait d’une espèce quelconque. Si Angora a ses chèvres et ses chats, les Turcomans qui peuplent les vastes déserts de la Cappadoce ont leurs moutons à large queue, leurs lévriers à oreilles tombantes et frisées comme les king Charles anglais, leurs chevaux plus grands et plus robustes que les chevaux arabes. Les moutons turcomans, que l’on retrouve aussi chez les Kurdes, sont de formes infiniment plus gracieuses que les nôtres ; ils ont le cou long, le museau effilé, de longues oreilles qui descendent parallèlement au museau et en accompagnent le contour, comme les boucles à l’anglaise accompagnent le visage d’une jeune fille. Le trait principal de ces animaux est une queue tellement remplie de graisse, qu’elle pèse quelquefois jusqu’à douze ou quinze ocques (mesure turque équivalant à environ quarante-quatre onces). Ce poids, qui oscille en dehors de leur centre de gravité, gêne considérablement l’animal, qui est parfois dans l’impossibilité absolue de traîner sa queue, et qu’on soulage en l’attelant à de petites charrettes destinées à supporter l’incommode appendice.

Pendant que les femmes des derviches d’Angora me vantaient les races privilégiées de leur province, je ne pouvais m’empêcher d’exprimer à un autre point de vue mon admiration pour les nobles animaux de ces contrées. Ce qui m’avait surtout frappé, c’était leur extrême douceur, leur mansuétude singulière. Le buffle, qui passe partout ailleurs pour une bête sauvage presque entièrement rebelle à toute tentative faite pour l’apprivoiser, n’est pas ici plus farouche qu’un bœuf. Les chakals, dont ces vallées et ces forêts sont remplies, se contentent de pousser des hurlemens de damnés et de venir vous voler soit du beurre frais, soit du lait dans votre tente, si vous en avez une. Le cheval, si fier, si indomptable chez nous, ne connaît ni la révolte, ni la colère, ni l’entêtement. Il y a plus : les animaux que l’on appelle féroces participent aussi de cette débonnaireté universelle. Les montagnes sont habitées par des panthères et des léopards ; mais il n’y a pas d’exemple que ces animaux aient attaqué de paisibles voyageurs, ni même des chasseurs. Le sanglier non plus ne fait la guerre qu’aux jardins et aux champs de riz. Cela tient, pour quelques animaux, à la conduite que l’on s’impose envers eux. Jamais un Turc ni même un Arabe ne maltraitera un cheval, fût-ce pour le corriger. Il lui parle, il tâche de le ramener aux sentimens du devoir, et s’il échoue, il se résigne : Allah kerim ! Je me souviens d’avoir fort scandalisé mon escorte musulmane un jour que, mon beau cheval ayant imaginé de se coucher tout de son long dans une rivière que nous traversions à gué, je me permis, au sortir de mon bain improvisé, de lui donner une salutaire correction. « Oh ! ne le frappez pas ! me criait-on de tous côtés ; quel dommage ! Il est si bon et si beau ! » Et chacun de venir à lui, de le flatter et de le caresser pour lui faire oublier ma brusquerie. Il en est de même pour les animaux employés au travail de la terre. Les buffles ne travaillent qu’autant qu’ils le veulent bien, et de la manière qui leur semble préférable. Jamais le berger ne conduit son troupeau ; il le suit et le protège au besoin : aussi en est-il adoré. Il est curieux d’entendre les gens du pays converser avec les animaux. Ils parlent à chacun sa langue, c’est-à-dire qu’ils adressent à chaque animal ou plutôt à chaque espèce un certain nombre de mots n’ayant aucun sens défini parmi les hommes, mais que ces animaux entendent fort bien. Il y a un mot et une intonation particulière pour avertir les chèvres que le loup n’est pas loin, et le même avis est donné au chien avec d’autres mots et d’autres sons. « Tournez à gauche, tournez à droite, arrêtez-vous, allez en avant ; » tout cela se dit au mouton autrement qu’au cheval, autrement qu’au mulet et qu’au buffle. E sempre bene ! chacun sait ce que cela veut dire. Ces langages divers ne sauraient être composés de nuances fort délicates dans les sons ; il faut procéder à grands traits, ou pour mieux dire à grands cris. En effet, rien de plus étrange que les bruyantes modulations des laboureurs, des chasseurs, des muletiers et des bergers de l’Asie poursuivant leurs entretiens d’une montagne à l’autre, tandis que l’animal répond à sa façon. Il y aurait un dictionnaire singulier à composer, non pas de la langue que parlent ici les animaux, mais de celle qu’ils comprennent.

Il est temps de revenir à mes derviches. Ces braves gens voulaient absolument me divertir, me faire passer aussi agréablement que possible le temps de mon séjour forcé dans la ville d’Angora. La visite au couvent n’avait eu qu’un médiocre succès, et ils s’en étaient aperçus : ils songèrent donc à autre chose, et un beau matin qu’étendue sur un divan je tâchais, mais en vain, de secouer l’engourdissement et la migraine causés par la fumée de charbon sortant d’un poêle de fonte et circulant dans ma chambre close, je vis entrer un petit vieillard à manteau blanc, à barbe grise, à bonnet pointu de feutre gris entouré d’un turban vert, à l’œil vif et à la physionomie aussi bienveillante que naïve. Ce vieillard s’annonça comme le chef de certains derviches faiseurs de miracles que le grand-muphti m’envoyait, afin de me faire assister à leurs opérations. Je me confondis en remerciemens et me déclarai prête à assister au spectacle qui m’était offert. Le petit vieillard entrouvrit la porte, fit un signe, et reparut aussitôt suivi de ses disciples.

Ils étaient au nombre de huit, et il est certain que si je les eusse rencontrés pendant mon voyage au coin d’un bois, leur apparition m’eût causé peu de plaisir. Leurs vêtemens en lambeaux, leurs longues barbes incultes, leurs visages pâles, leurs formes émaciées, je ne sais quoi de féroce et de hagard dans les yeux, tout cela contrastait singulièrement avec le rond et frais visage de leur chef, sa physionomie ouverts et souriante et son costume passablement coquet. Les disciples se prosternèrent en entrant devant lui, me firent un salut de politesse et s’assirent à distance en attendant les ordres du petit vieillard, qui de son côté attendait les miens. J’éprouvais un certain embarras qui eût été encore bien plus pénible, si la séance à laquelle j’allais assister eût été provoquée par moi. J’en étais par bonheur parfaitement innocente, et cette pensée me donnait un peu d’aplomb ; mais je n’osais pas faire le signal de commencer… je ne savais pas encore quoi. Je m’attendais à une scène de grossière imposture, à laquelle je serais forcée d’applaudir par politesse, et dont je devrais me montrer la dupe par bienséance. Mon amour-propre n’était nullement en jeu, mais je craignais d’une part de ne pas bien jouer mon rôle, et de l’autre, je l’avoue, ma conscience de civilisée était quelque peu alarmée.

Je fis servir le café pour gagner du temps, mais le chef seul accepta ; les disciples s’excusèrent, alléguant la gravité des épreuves auxquelles ils allaient se soumettre. Je les regardai ; ils étaient sérieux et impassibles comme des hommes qui attendraient la visite d’un hôte ou plutôt d’un maître révéré. Après un court silence, le petit vieillard me demanda si ses enfans pouvaient commencer, et je répondis que cela ne dépendait que d’eux seuls. Prenant ma réponse pour un encouragement, le vieillard fit un signe, et l’un des derviches se leva. Il alla d’abord s’agenouiller devant le chef et baiser la terre ; celui-ci lui imposa les mains comme pour lui donner sa bénédiction, et lui dit à voix basse quelques mots que je n’entendis point. Se relevant alors, le derviche quitta son manteau, sa fourrure de poil de chèvre, et prenant de la main d’un de ses confrères un long poignard dont le manche était garni de sonnettes, il vint se placer debout au milieu de l’appartement. Calme d’abord et recueilli, il s’anima par degrés sous le coup d’une action intérieure : sa poitrine se souleva, ses narines s’enflèrent et ses yeux roulèrent dans leurs orbites avec une singulière rapidité. Cette transformation était accompagnée et aidée sans doute par la musique et les chants des autres derviches, qui, commençant par un récitatif monotone, passèrent bientôt aux cris et aux hurlemens cadencés, auxquels le battement régulier et pressé d’un tambourin imposait une certaine mesure. Lorsque la fièvre musicale eut atteint son paroxysme, le premier derviche leva et laissa retomber successivement le bras qui tenait le poignard, sans paraître avoir la conscience de ces mouvemens et comme mû par une force étrangère. Un tressaillement convulsif parcourut tous ses membres, et il mêla sa voix à celle de ses confrères, qu’il réduisit bientôt à l’humble rôle d’accompagnateurs, tant ses cris dépassaient et dominaient les leurs. La danse se joignit à la musique, et le derviche protagoniste exécuta des bonds si prodigieux, tout en continuant son hymne d’énergumène, que la sueur ruisselait sur son torse nu.

C’était le moment de l’inspiration. Brandissant le poignard qu’il n’avait jamais quitté et dont la moindre secousse faisait résonner les mille grelots, il tendit le bras en avant ; puis, le repliant soudainement avec force, il s’enfonça le fer dans la joue, si bien que la pointe en sortit dans l’intérieur de la bouche. Le sang se fit jour aussitôt par les deux ouvertures de la plaie, et je ne pus retenir un mouvement de la main pour faire cesser cette scène horrible. — Madame veut voir de plus près, dit alors le petit vieillard, qui m’observait attentivement. Faisant signe à l’exécutant d’approcher, il me fit remarquer que la pointe du poignard avait bien réellement traversé les chairs, et il ne se tint pas pour satisfait qu’il ne m’eût forcée à toucher du doigt cette pointe.

— Etes-vous convaincue que la blessure de cet homme est réelle ? me dit-il ensuite.

— Je n’en doute nullement, répondis-je avec empressement.

— C’est assez, mon fils, reprit-il en s’adressant au derviche, qui était demeuré pendant l’examen la bouche ouverte, remplie de sang, et le fer dans la blessure ; allez vous guérir.

Le derviche s’inclina, retira le fer, et, s’approchant d’un de ses confrères, il s’agenouilla et lui présenta sa joue, que celui-ci lava à l’extérieur et à l’intérieur avec sa propre salive. L’opération ne dura que quelques secondes ; mais lorsque le blessé se releva et se tourna de notre côté, toute trace de blessure avait disparu.

Un autre derviche se fit, avec la même mise en scène, une blessure au bras, qui fut pansée et guérie par le même moyen. Un troisième m’effraya : il était armé d’un grand sabre recourbé qu’il prit à deux mains par les deux extrémités, et s’en étant appliqué la lame du côté concave sur le ventre, il l’y fit entrer en exécutant un léger mouvement de bascule. Une ligne couleur de pourpre se détacha aussitôt sur cette peau brune et luisante, et je suppliai le vieillard de ne pas pousser les épreuves plus loin. Il sourit et m’assura que je n’avais encore rien vu, que ce n’était là que le prologue, que ses enfans se coupaient impunément tous les membres, et au besoin la tête, sans qu’il en résultât pour eux le moindre inconvénient. Je crois qu’il avait été content de moi, et qu’il me jugeait digne de goûter leurs miracles, ce qui ne me flattait que médiocrement.

Le fait est pourtant que je demeurai pensive et embarrassée. Qu’était cela ? Mes yeux n’avaient-ils point vu ? mes mains n’avaient-elles pas touché ? Le sang avait-il coulé ? J’avais beau me rappeler les tours de nos plus célèbres prestidigitateurs, je ne trouvais dans mes souvenirs rien qui approchât de ce que je venais de voir. J’avais affaire ici à des hommes ignorans et simples à l’excès ; leurs tours aussi étaient de la plus grande simplicité et ne laissaient guère de prise à l’artifice. Je ne prétends pas avoir assisté à un miracle, je raconte fidèlement une scène que pour ma part je ne saurais expliquer.

J’étais fort émue, je l’avoue, et le lendemain j’écoutai sans sourire les récits d’autres faits merveilleux dont m’entretint le docteur Petranchi, établi depuis plusieurs années à Angora et y remplissant les fonctions d’agent consulaire anglais. M. Petranchi croit que ces derviches possèdent des secrets naturels, ou pour mieux dire surnaturels, moyennant lesquels ils accomplissent des prodiges pareils à ceux des anciens prêtres d’Égypte. Ce n’est pas là mon opinion ; je me contente de n’en avoir aucune, ce qui est le seul moyen de ne pas faire fausse route en certains cas.

Le jour fixé pour mon départ d’Angora arriva enfin. J’avais été assez souffrante pendant mon séjour dans cette ville, et ce ne fut pas sans un secret serrement de cœur que je me retrouvai sur mon cheval, non pas en plein champ, mais en plein désert (car tout le pays qui sépare les grandes villes les unes des autres est ici le désert), exposée à tous les frimas, sans autre défense que mes fourrures, sans autre abri qu’un mauvais toit peut-être, et que ma tente pour pis-aller. Il faut plus de force d’âme qu’on ne pourrait le croire au premier abord pour entreprendre de semblables voyages. La fatigue n’est pas grande, puisqu’on ne marche guère que sept ou huit heures par jour, au pas ou à l’amble, sur des chevaux très doux ; les dangers sont plutôt imaginaires que réels ; les privations sont supportables, car outre les provisions que l’on apporte avec soi, on est à peu près assuré de trouver partout des poules, des œufs, du beurre, du riz, de l’orge, du miel, du café et des matelas. Mais quand on vient à songer qu’il est impossible de se rien procurer au-delà, que nos forces étant épuisées après six heures de marche, il faudra néanmoins achever l’étape, que la maladie nous trouvera sans ressources, qu’aucun abri ne se présentera sur la route, si la neige ou l’ouragan vient à nous surprendre dans le cours de la journée, on éprouve malgré soi une espèce de défaillance mêlée d’angoisse dont il faut soigneusement se garder, car c’en est fait du voyageur s’il y cède.


III. – CESAREE ET LES VILLES DE TAURUS.

On me permettra de changer encore ici un peu brusquement le lieu de la scène. Nous avons quitté la Galatie pour la Cappadoce, nous sommes au milieu des populations turcomanes. Quatre jours se sont écoulés depuis le départ d’Angora. Il s’agit d’atteindre la ville d’Adana, en traversant Kircheir, Césarée et quelques autres localités recommandables par leurs souvenirs ou leur importance actuelle. Je ne noterai que les incidens essentiels du voyage.

Un de ces incidens eut pour théâtre le village appelé Kuprin. L’occasion s’offrit à moi dans ce village, où je devais changer d’escorte, de remplir l’office de médecin auprès d’une jeune fille malade depuis un an, et que son père, surmontant son aversion pour les chrétiens, m’avait priée de visiter. Mes compagnons de voyage s’étaient éloignés, et la jeune fille, accompagnée de sa mère, parut devant moi. C’était une magnifique créature, grande et forte, mais de proportions irréprochables : un beau visage ovale, des yeux fendus en amande, d’un noir de velours, un nez plutôt aquilin que grec, un teint qui avait dû être resplendissant et qui l’était encore, mais d’un éclat maladif maintenant, de cet éclat que la fièvre substitue à la fraîcheur. Cette belle personne avait l’air profondément triste, et il était impossible de la regarder sans s’intéresser à elle. Sa mère, belle encore, du même genre de beauté que sa fille, paraissait fort inquiète et affligée de l’état de son enfant, et ces deux femmes s’adressèrent à moi en me témoignant une confiance et une bienveillance qui contrastaient avec la réserve maussade du maître du logis.

Je n’eus pas de peine à m’assurer que la jeune fille était atteinte d’une affection du cœur, et, malgré mon peu de penchant pour le romanesque, je ne pus me défendre du soupçon que le moral ne fût pour quelque chose dans cette maladie. Les privilèges du médecin sont presque illimités dans ce pays, où les médecins sont si rares, et je ne craignis point de commettre une indiscrétion en m’informant si quelque chagrin, quelque secousse accidentelle n’avait pas précédé les symptômes du mal.

— Hélas ! oui. me répondit la mère ; il y aura dans huit jours juste un an que ma pauvre fille a éprouvé une frayeur horrible, et c’est depuis lors qu’elle languit ainsi.

— Et puis-je connaître la cause de cette frayeur ?

La mère regarda sa fille ; celle-ci rougit, baissa les yeux, et sa poitrine se souleva rapidement, comme si sa respiration devenait de plus en plus difficile et gênée.

— Pourquoi le troubler ainsi ? reprit la mère ; tu sais bien qu’il faut tout dire aux médecins. — Puis se tournant vers moi : — La pauvre enfant ne peut entendre la moindre allusion à cette nuit funeste sans en ressentir encore le contre-coup : mais elle va s’éloigner pendant quelques instans, et je vous raconterai tout.

En effet, la jeune fille se leva et s’approcha de la fenêtre, tandis que la mère, se penchant vers moi, se préparait à me faire sa confidence. — Nous y voilà, pensai-je ; un amant découvert sans doute par ce père dénaturé ? — Eh bien ! madame, sachez donc que ma fille, étant allée passer la journée chez une de ses amies, rentrait chez elle à la tombée de la nuit ; elle monte l’escalier sans lumière et suivie d’une de ses femmes ; tout à coup un être sort d’une des pièces d’en haut, descend, quelques marches au-devant de ma fille, arrive jusqu’à elle, s’embarrasse dans ses vêtemens et la fait trébucher ; elle pousse un cri, se relève… La lune se montrait en ce moment, et ma pauvre fille crut apercevoir un chat noir qui s’enfuyait à toutes jambes. Peut-être n’en était-ce pas un, peut-être n’était-ce qu’un chat gris ; c’est ce que je m’efforçai en vain de lui persuader ; rien ne put lui tirer de la tête que le chat qui l’avait renversée était un chat noir.

J’attendais toujours la fin de l’histoire ; cependant il n’y avait plus rien, et l’histoire était finie. Je tâchai de découvrir, sans néanmoins trahir mon ignorance en pareille matière, ce qu’il y avait de si particulièrement effrayant en cette rencontre. Tout ce que je pus comprendre, ce fut que les chats noirs sont des esprits malfaisans dont la visite est du plus triste présage. Quelque absurde qu’en fût la cause, le mal n’en existait pas moins. Je recommandai la distraction, l’exercice ; mais quelles distractions peut-on se procurer, à quel exercice salutaire peut-on se livrer dans l’enceinte d’un harem, et surtout d’un harem de campagne ? Je me promis de ne pas passer par kuprin à mon retour, car il m’en aurait coûté de voir les ravages que quelques mois de maladie devaient opérer sur la jolie fille de mon hôte bourru.

Pendant les trois jours qui suivirent notre halte à Kuprin, la pluie tomba presque constamment et ne nous quitta guère qu’à Kircheir. Je n’ai gardé de ces longues heures de marche que le souvenir d’une soirée passée à Merdéché, village turcoman. Nous y étions arrivés un peu avant le coucher du soleil. Pendant que notre cuisinier préparait le souper, je sortis du village et me dirigeai vers la fontaine, qui n’en était éloignée que de quelques pas. J’y étais a peine, qu’une procession de jeunes filles, sortie des maisons, vint y puiser de l’eau. Elles portaient de larges pantalons bleus noués autour de la cheville, un étroit jupon rouge ouvert sur les côtés et traînant par derrière, mais relevé et retenu par des cordons de couleurs diverses. Une écharpe roulée plusieurs fois autour de la taille séparait le jupon rouge d’une jaquette de la même couleur, à manches étroites descendant jusqu’au coude, ouverte sur la poitrine, qu’une chemise en étoffe blanche très fine recouvrait seule. Pour coiffure, elles n’avaient qu’un fez à long gland, orné et presque entièrement couvert de pièces de monnaie. Les cheveux tressés pendaient presque jusqu’à terre, et chaque natte était terminée par un petit paquet d’autres pièces de monnaie qui étaient comme semées sur toutes les parties de l’ajustement, — sur le corsage, sur les manches et sur la chemise. Chacune de ces jeunes filles portait sur sa tête la cruche qu’elle venait remplir, et la rapportait de même au logis. Quand elles arrivèrent à la fontaine, ce fut un charmant concert de causeries, d’éclats de rire et de chansons. Ma présence, qui d’abord gênait leurs ébats, finit par les exciter. Les unes s’approchaient timidement pour examiner la manière dont mes cheveux étaient relevés, et poussaient des exclamations d’étonnement à la vue de mon peigne, d’autres, plus hardies, s’aventuraient jusqu’à poser leurs doigts sur l’étoffe de mon manteau, puis elles se sauvaient en riant et en courant, comme si elles eussent accompli un acte de bravoure incomparable. Cependant le soleil avait disparu derrière les montagnes, les troupeaux traversaient le fond de la vallée et se rapprochaient des maisons ; les chiens, gardiens fidèles de la propriété de leurs maîtres, s’établissaient accroupis devant les portes ; les ombres approchaient rapidement, et les feux s’allumaient sur divers points. Il me fallut quitter le joyeux essaim des jeunes filles, la fontaine limpide, la verte vallée, et me rapprocher de notre logement. Ce fut une agréable soirée.

À Kircheir, nous connûmes ce qu’ajoutent de prix à l’hospitalité orientale les tribulations qui souvent en précèdent la pratique. Un homme nous attendait aux portes de la ville pour nous conduire à la maison qui nous était destinée, et nous formâmes pendant le trajet plus d’un soupçon injurieux contre la fidélité de notre guide. Nous errâmes à travers un labyrinthe de ruelles et de passages, enfonçant dans la boue jusqu’au poitrail de nos chevaux, nous heurtant à d’énormes pierres cachées dans l’eau des mares, nous cognant aux toits en auvent des boutiques, marchant au milieu de longues Elles de chameaux qui effrayaient nos chevaux d’Anatolie. Nous désespérions presque d’atteindre jamais le toit hospitalier, lorsque notre guide se précipita, par une porte cochère ouverte sur la rue, dans une grande cour pavée où notre drogman, notre garde, le maître de la maison, ses parens, ses amis et ses connaissances étaient rassemblés pour nous recevoir. Notre logement était bon, sauf les fenêtres, dont il n’y avait aucune trace ; mais nous n’y songions plus. Un feu de bois était allumé dans la cheminée, ce qui fut pour nous une source de voluptés infinies après tant de jours où il avait fallu recourir au combustible turcoman. Dans ces provinces, d’où les arbres sont bannis, on brûle les excrémens desséchés des animaux, tels que vaches, bœufs, chevaux et chameaux. C’est assez bon pour se chauffer, car, quoi qu’on puisse penser, aucune mauvaise odeur ne s’exhale de ces foyers ; mais lorsqu’on en vient à se dire que les alimens cuisent sur de pareils charbons, on commence à se sentir mal à l’aise : qu’est-ce donc lorsqu’on vous apporte un narghilé allumé par ce moyen, et qu’il est question d’en aspirer la fumée ! J’avoue que ma philosophie a toujours échoué contre cette pensée, et j’ai brûlé les pieux de toutes mes tentes plutôt que de m’assujettir à respirer la fumée obtenue par ces charbons animaux.

Notre hôte de Kircheir nous présenta un de ses amis qu’il avait institué maître des cérémonies pour l’occasion. C’était un Arabe d’Alger, qui se considérait comme Français et se disait au courant de nos usages. Le fait est qu’il avait complètement dépouillé la réserve et la gravité orientale, et que ses compatriotes d’Asie le prenaient pour un modèle des bonnes manières d’Europe. Il entra en riant aux éclats, se frottant les mains, branlant la tête et se trémoussant de toutes ses forces. « Je suis Français, disait-il en arabe ; madame (s’adressant à ma fille), mademoiselle (s’adressant à moi), je suis Français (toujours en arabe) et votre serviteur. Voulez-vous de l’eau-de-vie ? — et il tira une bouteille de dessous son bras, — commandez, disposez de moi et de tout ce qui m’appartient. » Et il continua sur ce ton, portant souvent la bouteille à sa bouche, faisant claquer sa langue à chaque fois qu’il l’en retirait, se renversant sur le divan, levant ses jambes au-dessus de sa tête, exécutant toutes les folies naturelles à un homme ivre qui se croit tout permis, sous le prétexte qu’il est Français parmi des Turcs. Mes compagnons de voyage finirent par le mettre à la porte, ce dont il ne s’offensa nullement, mais ce qui ne laissa pas de causer quelque étonnement à son ami, notre hôte, qui croyait nous avoir amené un de nos semblables, et qui mettait toutes ses incongruités sur le compte des manières de l’Occident.

Je ne sais en vérité ce qui a pu déterminer tant d’illustres personnages à venir mourir dans une ville aussi peu considérable que Kircheir, dont le nom même ne se trouve sur aucune carte. Quel que soit le motif de cette étrange préférence, toujours est-il que cette ville est peuplée, entourée de tombeaux. La plupart de ces tombeaux sont des mosquées ; quelques-uns consistent en une espèce de chapelle ou de dôme, auquel on parvient par un escalier extérieur, et sous lequel reposent les cendres du mort. L’un de ces monumens est une œuvre véritablement admirable aussi bien par l’immensité des proportions que par la majesté de la forme, la richesse et l’élégance des détails. C’est une grande salle à douze faces, dont chacune ouvre sur une chambre aux murs entièrement recouverts d’un émail bleu de ciel. Ces douze chambres ou cellules étaient jadis occupées par un nombre égal de derviches, chargés de veiller et de prier sur le tombeau. À côté de l’édifice s’élance un minaret parfaitement conservé en terre cuite, d’une teinte plus pâle que nos briques, entremêlée d’émail bleu, qui sur ce fond d’un gris rougeâtre est d’un effet charmant. Des inscriptions couvrent la partie supérieure des murs du monument, mais elles sont placées à une trop grande hauteur pour qu’il soit possible de les examiner ni de les copier sans le secours d’une échelle. J’ai demandé aux habitans dans quelle langue elles étaient écrites, car elles ne me semblaient pas en caractères turcs ; les uns m’ont répondu qu’elles étaient en arabe, les autres qu’elles étaient en turcoman. Je pencherais volontiers pour cette seconde version, vu que les caractères arabes sont les mêmes que les turcs ; mais si elle est la véritable, nous sommes condamnés à ne jamais en posséder la traduction, car les caractères turcomans ne sont plus employés nulle part, et je ne crois pas qu’il existe, même au Collège de France ou à la Propagande de Rome, un professeur d’ancien turcoman ou de turcoman littéral. Quant au langage que ce peuple parle aujourd’hui, ce n’est que du turc, et, si on veut l’en croire, le plus pur turc.

Nous passâmes un jour à Kircheir pour nous ravitailler un peu, et le surlendemain de notre arrivée, nous nous remîmes en route. Depuis notre départ d’Angora, l’aspect du paysage était devenu de plus en plus sombre, les villages de plus en plus rares, le temps pluvieux et la population malveillante. La même progression continua de Kircheir à Césarée. Nous marchions des journées entières dans la boue, quelquefois dans la neige, entre des montagnes taillées à pic ou arrondies comme des mottes de terre, sans que notre œil trouvât à se poser sur un objet agréable ou seulement nouveau. Dans les pauvres villages où nous passions la nuit, nous n’apercevions que des visages mécontens, parfois même menaçans, et nous n’entendions que des injures. Nos gardes nous étaient pour l’ordinaire inutiles et quelquefois nuisibles, car ils représentaient, pour ce peuple irrité, l’autorité sous laquelle il gémit. Nous approchions de Césarée. Au sortir d’une gorge étroite et sombre entre des montagnes nues et des rochers grisâtres, nous débouchâmes dans une plaine immense, bornée au sud et à l’ouest par une chaîne de montagnes. La plaine est entrecoupée de tant de cours d’eau, qu’elle ne présente dans sa plus grande partie que des marécages peuplés d’une multitude de canards sauvages. La route, une route pavée, que l’on attribue, comme tous les anciens ouvrages du même genre, à l’impératrice Hélène, circulait au milieu des eaux stagnantes, et le moindre écart de nos chevaux nous eût précipités dans un océan de boue. Au loin, du côté du midi et presque au pied des montagnes, une ligne rougeâtre et onduleuse nous indiquait Césarée. Nous nous arrêtâmes pour déjeuner à un petit village situé au milieu des marais, où l’on nous offrit de l’excellent lait à profusion. Nous nous préparions à remonter sur nos chevaux, lorsque nous vîmes accourir bride abattue un cavalier vêtu à l’européenne ou à peu près, qui, mettant pied à terre et me présentant une lettre, nous salua en italien.

C’était la première fois depuis notre départ de la vallée d’EiaqMaq-Oglou qu’une voix humaine nous adressait la parole dans un langage familier et aimé. Le messager n’était pourtant qu’un Grec, mais il avait vécu pendant bien des années au milieu des Européens, et il avait contracté les manières et les habitudes de l’Occident. Je n’ouvris pas tout de suite la lettre qu’il m’apportait, et je demeurai quelques instans pensive, tant le son de ces accens si connus et depuis si longtemps étrangers à mon oreille m’avait émue. La lettre était du consul anglais à Césarée, M. Sutter, qui exerce seul une mission d’hospitalité envers tous les Européens de passage dans cette ville. Il m’annonçait qu’une maison préparée par ses soins m’attendait, et que son kavas était chargé par lui de m’y conduire. Nous allions donc partir, lorsqu’une cavalcade nombreuse cette fois parut à peu de distance du village et s’y arrêta, tandis que deux cavaliers venaient nous complimenter au nom du pacha et des principaux habitans de la ville sur notre arrivée parmi eux. Le pacha m’envoyait en outre un cheval richement harnaché, sur lequel il m’invitait à faire mon entrée dans la ville. Cette extrême obligeance m’embarrassait bien un peu, car je ne me souciais guère d’échanger mon cheval, auquel j’étais si bien accoutumée, contre un animal inconnu. Nous fîmes notre entrée dans la ville de César avec la plus grande pompe. Nous formions une cavalcade de trente et quelques personnes, dont plusieurs vêtues avec tout le luxe que l’Orient comporte encore. Nous ne faisions, à vrai dire, qu’une assez triste figure, avec nos vêtemens usés et ternis par la poussière et la boue, au milieu de ces couleurs éclatantes et de ces riches broderies en or et en soie, mais tels que nous étions, ou plutôt tels que le voyage nous avait faits, c’était pourtant sur nous que s’arrêtaient tous les regards.

Notre hôte était un riche négociant arménien, père d’une nombreuse famille. Sa fille aînée, déjà épouse et mère, était venue habiter la maison paternelle pendant l’absence de son mari, qui voyageait pour affaires de commerce. Plusieurs parens établis dans la province s’étaient réunis autour du riche négociant pour jouir des derniers jours du carnaval et des amusemens qu’il amène avec lui. Les trois ou quatre chambres qui composent une maison dans cette partie du monde étaient remplies d’une multitude de femmes, de jeunes filles, de jeunes garçons et d’enfans, parés comme pour une fête depuis le point du jour jusqu’à la nuit et depuis la nuit close jusqu’au matin, car personne en Orient ne se déshabille pour se livrer au repos. Telles que vous les avez quittées la veille, vous revoyez les mêmes toilettes le lendemain d’aussi bon matin qu’il vous plaît, seulement un peu froissées. Cet usage est général, et il n’a pas de grands inconvéniens pour les riches, qui peuvent changer de vêtemens dans le cours de la journée, comme nous le faisons en nous couchant et en nous levant ; mais les effets en sont déplorables pour les pauvres, qui gardent les mêmes hardes sur leur corps un mois durant et plus encore.

Nous étions, comme je viens de le dire, à la fin du carnaval, et mes hôtes m’estimaient fort heureuse d’être arrivée à temps pour jouir de ses plaisirs, qui étaient pourtant plus simples que nombreux. Toutes les réjouissances se passaient sur les toits des maisons, qui, communiquant par de petits escaliers ou même par des échelles les uns aux autres, forment comme une place publique où les habitans du même quartier circulent librement, tout en demeurant à l’abri d’une invasion étrangère. La population arménienne de Césarée (les Grecs y sont en fort petit nombre) perchait donc tout entière sur le haut des maisons, depuis le commencement jusqu’à la fin du jour, dans des costumes de la plus grande richesse. Les hommes placent leur luxe dans la beauté de leurs fourrures ; mais les femmes ne se renferment pas, en fait de toilette, dans de si étroites limites. Elles portent, comme toutes les femmes d’Orient, de larges pantalons, de longues robes en forme de gaines ouvertes sur les côtés pour faire place à la bouffissure des pantalons, plusieurs corsages (placés les uns sur les autres) en étoffes et de couleurs diverses, une écharpe roulée autour de la taille, un fez, des cheveux nattés et pendans, et des pièces de monnaies brochant sur le tout. Il y a de la variété dans la manière d’ajuster les différentes parties de cet accoutrement, comme aussi dans la disposition des accessoires et des ornemens. Les Arméniennes de Césarée se distinguent des femmes des autres villes de l’Asie-Mineure par la délicatesse et l’harmonie des couleurs de leurs étoffes, par la richesse et le goût des broderies dont leurs corsages sont couverts, comme par leur coiffure. Les élégantes ne roulent pas autour de leur tête ces affreux mouchoirs en coton imprimés que la Suisse envoie chaque année par milliers à l’Asie. Le fond du fez et le gland qui en tombe sont brodés en or et quelquefois en perles. Les cheveux forment douze ou quinze petites nattes d’égale longueur et tombant aussi bas que possible ; mais ici les monnaies (en or) ne sont pas reléguées à l’extrémité des nattes : cousues sur un petit ruban noir que l’on applique ensuite sur les nattes, à moitié chemin entre la nuque et le bas des reins, elles forment un quart de cercle brillant qui tranche singulièrement avec la teinte foncée des cheveux. Une profusion de ces mêmes sequins couvre le devant du fez, tombe sur le front, pend aux oreilles, cuirasse le cou, la poitrine et les bras. D’autres bijoux trouvent place parmi ces pièces de monnaies. Des fleurs en diamans sont placées autour du fez ou sur les cheveux qui encadrent le front ; des fermoirs en pierres précieuses, des colliers ou des chaînes en perles agrafent le corsage au-dessous du sein, ou passent sous le menton en allant d’une oreille à l’autre. Les jeunes filles de parens riches sont les plus magnifiquement parées, car elles portent sous forme de bijoux toute leur dot, qui monte parfois à des sommes fort considérables ; il est vrai qu’après quelques années de mariage, les sequins et les pierreries diminuent, ce qui me porte à croire que la dot des jeunes filles arméniennes de Césarée n’est pas aussi solidement assurée contre les usurpations du mari que celle de nos demoiselles d’Europe.

C’était réellement un spectacle curieux que celui de toutes ces femmes paradant en plein air, avec leurs diamans, à une élévation que n’atteignent dans nos contrées que les chats et les ramoneurs. Ces dames se promenaient, se rendaient visite (toujours sur les toits), et se livraient gaiement aux jeux et à la danse. Des musiciens ambulans allaient et venaient, et aussitôt qu’ils paraissaient sur une terrasse, les terrasses voisines se vidaient sur celle-là de leurs plus jeunes habitans, puis la danse commençait autour des musiciens. Il n’y a qu’une danse dans l’empire ottoman : c’est la même pour les Turcs, les Arabes, pour toutes les nations musulmanes éparses sur son territoire ; c’est la même pour les Grecs et les Arméniens sujets de la Sublime-Porte, et cette danse universelle mérite à peine le nom de danse. Deux personnes du même sexe, mais toujours vêtues en femmes, se placent vis-à-vis l’une de l’autre tenant à la main des castagnettes si elles en ont, deux cuillères de bois à la place des castagnettes absentes, ou même rien du tout ; mais le mouvement des doigts et la pantomime des castagnettes sont de rigueur. Les deux danseuses courbent et étendent (détirent serait plus exact) les bras, secouent rapidement les hanches, balancent plus lentement le haut du corps, secouent légèrement les pieds sans pourtant les détacher du sol. Tout en continuant ces différentes contorsions, elles avancent, reculent, tournent sur elles-mêmes et autour de leurs vis-à-vis, pendant que la musique, composée d’ordinaire d’un tambour de basque, d’une grosse caisse et d’un chalumeau de berger, marque la mesure, de plus en plus pressée. Ce que cette danse a de gracieux, je l’ignore ; mais ce qu’elle a d’indécent frappe immédiatement les yeux les moins exercés.

À Césarée, j’avais pu observer les Turcs dans le laisser-aller d’une fête populaire. Un de ces contrastes communs en Orient m’attendait à quelque distance de cette ancienne capitale, à Judiehsou : je rencontrai dans cette ville une population grecque connue par son activité, son aptitude au commerce. La plupart des épiciers de Constantinople sont natifs de Judiehsou. J’allai descendre chez l’un des principaux habitans, qui avait mis sa maison à ma disposition. On m’y servit un copieux déjeuner préparé d’après les usages du pays, lesquels sont si contraires aux nôtres, que jamais je n’ai pu en prendre mon parti. Le pilau, que nous considérons comme une espèce de soupe, est toujours servi à la fin du repas, ainsi que la pièce de résistance, qui n’est souvent rien moins qu’un chevreau ou un agneau tout entier. Il est vrai qu’indépendamment du pilau on vous sert quelquefois une soupe, mais c’est une soupe au jus de citron, que des palais européens sont incapables d’apprécier. Le reste du repas se compose de quinze ou vingt petits plats : boulettes de viande hachée, toute sorte de légumes cuits dans l’eau et la graisse, de petites courges à l’ail assaisonnées avec du lait aigre et caillé, des boulettes de riz ou d’avoine concassée enveloppées dans des feuilles de vigne crues, de la purée de potiron, des pâtisseries et des confitures servies à travers tout le reste ; des fruits secs, confits, verts, mûris dans la paille ; du miel, de la farine d’avoine cuite dans du lait et du miel ; enfin tout ce qui peut satisfaire l’appétit le plus vigoureux et le goût le moins délicat. Vous êtes condamné à traverser ce repas monstrueux sans boire, car l’usage en Orient ne permet pas que l’on mêle les liquides aux solides. Le dîner fini, on apporte une compotière ou une grande coupe remplie de sherhett, c’est-à-dire d’eau et de sirop, autour de laquelle sont rangées des cuillères de bois ; chacun des convives en prend une et la plonge tour à tour dans le sherbett et dans sa bouche autant de fois qu’il lui plaît.

Le déjeuner fini, on m’annonça la visite des autorités, des illustrations de l’endroit et du clergé grec. Celui-ci se composait d’un évêque ou patriarche, de ses coadjuteurs, et d’un jeune piètre établi depuis peu dans la ville comme chef d’une école récemment fondée pour les enfans grecs. Cet ecclésiastique, à la physionomie intelligente, douce et souffrante, enseignait à lire et à écrire le turc, le grec, l’arithmétique, la géographie, le catéchisme, un peu d’histoire et le français à environ trois cents enfans, dont un peu moins du tiers étaient des petites filles. Il m’invita à visiter son école : sur la promesse que je lui en fis, il se montra enchanté et se retira aussitôt pour préparer ma réception. C’était en effet une plus grande affaire que je ne le pensais. Il revint une heure après m’annoncer que tout était prêt, et que ses élèves m’attendaient. Nous partons, nous traversons une partie de la ville, et nous arrivons traînant derrière nous presque toute la population. Le bâtiment affecté à l’école serait fort beau même en Europe. Bâti sur le sommet de la montagne et auprès des murs des fortifications, il domine dans toute son étendue le bassin occupé par les maisons de Judiehsou. Un portique soutenu par des colonnes lui sert de vestibule. Quant à la salle elle-même, elle est vaste, bien éclairée et bien aérée, garnie de bancs et de pupitres, terminée par une tribune où se tient le professeur. Les bancs, les pupitres, les cahiers, les livres, tout était d’une propreté scrupuleuse, et il n’eût tenu qu’à moi de me croire transportée dans une petite ville de l’Allemagne ou de la Suisse. J’admirai la salutaire influence qu’un homme actif et éclairé peut exercer sur une population presque tout entière, et il me tardait d’en exprimer toute ma satisfaction au digne prêtre auteur de ces prodiges ; mais le brave homme avait dans le moment bien autre chose à faire que de recevoir mes complimens. Il avait pris les devans pour courir à l’école, et nous le vîmes bientôt se diriger de nouveau vers nous, revêtu de ses habits pontificaux et suivi de tous ses élèves, qui chantaient des hymnes grecs. Ils se rangèrent sous le vestibule pour nous laisser passer, et entrèrent à notre suite dans la salle ; on me fit monter et prendre place à la tribune, tandis que le professeur plaçait ses élèves sur une double ligne vis-à-vis de moi. Les chants grecs cessèrent alors, mais, hélas ! des chants français composés ipso facto en mon honneur leur succédèrent. On me donna une copie, écrite de la main même d’un élève, de cette singulière poésie. J’en conclus que les élèves n’avaient rien perdu à voir retrancher du programme des études la leçon de français. Ce n’en est pas moins un grand pas de fait vers la civilisation que cet enseignement destiné à propager au sein d’une population orientale la connaissance, même superficielle, d’une langue d’Europe. Les plus riches habitans de Judiehsou avaient élevé la salle à leurs frais, fait venir le professeur de l’île de Candie, et lui payaient 6,000 piastres (à peu près 1,500 francs) par an. C’est un exemple que les Grecs du reste de l’empire ont grand tort de ne pas suivre et de ne pas encourager. Je m’informai de l’appui, des secours que les Grecs de Judiehsou avaient reçus à cette occasion de leurs compatriotes de Constantinople, et j’appris à regret que ces derniers étaient demeurés presque indifférens à cette pacifique révolution, car c’en est une que l’établissement d’une semblable école dans une pauvre et petite ville de l’Asie-Mineure. Quant à l’ecclésiastique qui se dévoue avec tant de zèle et d’abnégation à cette œuvre civilisatrice, je crains fort qu’il ne succombe bientôt à la peine. En effet, comprend-on qu’un seul homme puisse suffire à l’instruction et à l’éducation de cent cinquante garçons et de soixante-dix filles ? — J’ajoute à regret que dans tout mon voyage à travers l’Asie-Mineure et la Syrie je n’ai rien vu qui me rappelât, fût-ce même de fort loin, l’école et le professeur de Judiehsou.

Quelques jours après, nous marchions au milieu de montagnes de plus en plus hautes qui annonçaient la chaîne du Taurus. Je me souviens d’une nuit passée au pied d’une de ces montagnes nommée l’Allah-Daghda. Nous fîmes halte pour la nuit à un petit village : la chaleur était excessive lorsque nous mîmes pied à terre vers le milieu du jour ; mais à peine le soleil avait-il disparu derrière les sommets de l’Allah-Daghda, qu’il commença à neiger, et le froid devint insupportable. Nous nous enfermâmes dans la partie des étables qui formait nos appartemens, et, enveloppés dans nos fourrures, nous écoutions le souffle bruyant du vent du nord, qui, impétueux d’abord, allait s’éteignant à la base des rochers. Le silence avait succédé depuis quelques instans à la tempête ; je sentais le sommeil s’emparer peu à peu de mes paupières, de mes membres et de ma pensée, lorsqu’un coup frappé à la porte me réveilla en sursaut. Un des hommes de mon escorte était malade et en danger de mort, au moins il le disait et il m’envoyait chercher en toute hâte. Je me levai, me couvris de mon mieux avec tous les manteaux que je trouvai sous la main, et je suivis celui qui était venu me chercher. En mettant le pied sur le seuil de ma porte, je m’arrêtai, frappée d’étonnement et d’admiration. La nuit était close depuis longtemps ; au lieu des sombres nuages qui enveloppaient tout le paysage et se précipitaient comme des masses d’ombres dans les gorges resserrées de ces montagnes, je n’avais au-dessus de ma tête qu’un ciel d’un bleu de saphir, parsemé d’étoiles si brillantes que l’œil en était ébloui. La lune apparaissait radieuse au-dessus de l’Allah-Dagdha, et répandait sur le village et sur la nappe de neige qui l’entourait sa douce lumière. Pas un souffle d’air n’agitait les branches des arbres qui s’élevaient çà et là autour des maisons ; c’était une des plus belles nuits que j’eusse admirées de ma vie, et la soirée orageuse à laquelle elle succédait pour ainsi dire sans transition ajoutait encore à son charme. Je traversai le village silencieux et les rues désertes, et j’arrivai à la hutte occupée par le malade, qui était à l’autre extrémité du hameau. Le malheureux était simplement sous le coup d’une folie qui s’était déjà déclarée chez lui par quelques accès. Je le rassurai comme je pus, je lui fis prendre un calmant, et je rentrai dans mon antre.

Le lendemain, nous arrivâmes de bonne heure à Medem, ville bien connue dans l’empire turc pour ses mines de plomb. Je logeai chez le directeur des mines, qui en est en même temps l’entrepreneur, et qui m’accompagna dans ma visite à ses fourneaux. C’étaient des fourneaux primitifs s’il en fut jamais. Le minerai était jeté dans de grands trous au milieu d’un feu d’enfer, d’où le plomb liquéfié sortait par de petits canaux creusés dans la terre, et venait tomber et se refroidir dans une cavité pratiquée au-dessous du fourneau. Il y a plusieurs mines çà et là dans la montagne, et la plus grande partie n’en est pas exploitée. En voyant la quantité de plomb que les fours vomissaient perpétuellement, le petit nombre d’hommes occupés à l’en tirer, et la simplicité extrême des moyens employés, je me dis que la spéculation devait être bonne pour l’entrepreneur, et je le priai de me donner des renseignemens sur les frais et les produits de l’exploitation. Il s’y prêta de la meilleure volonté du monde ; malheureusement je m’aperçus bientôt qu’il venait de prendre un engagement téméraire, et qu’il ne s’était jamais posé les questions que je lui adressais. Il me demanda alors la permission de faire venir son intendant, qui serait plus en état de me renseigner sur ce qu’il lui plaisait d’appeler des détails ; mais l’intendant demeura court comme son maître. Je renouvelai mes questions sous plusieurs formes différentes, et les deux effendi commencèrent enfin à me répondre ; mais c’était encore bien pis qu’auparavant, car leurs réponses me prouvaient qu’ils ne me comprenaient pas.

Medem est aux portes du Taurus, et à peine a-t-on perdu de vue la ville, qu’on se trouve au milieu des montagnes qui portent ce nom. Sous ce nom de Taunis, d’anti-Taurus, de Liban, d’anti-Liban, on ne désigne pas des montagnes comme le Saint-Bernard, le Simplon, le Mont-Blanc, mais d’immenses chaînes comme les Alpes, les Apennins ou les Pyrénées, renfermant de vastes territoires et se composant d’une multitude de sommets et de vallées. Il nous fallut cinq journées pour traverser le Taurus, c’est-à-dire pour aller de Medem à Adana. Ces journées, nous les passâmes à errer de vallée en vallée, à travers un pays magnifique, mais complètement désert ; pas un village, et seulement des ruines dans lesquelles des Arméniens ou même quelques Turcs d’humeur entreprenante ont établi des khans pour le plus grand avantage des voyageurs.

Je ne raconterai pas ces cinq journées. À quoi bon s’apesantir sur les incidens invariables que le mauvais état des routes et des gîtes réservés aux voyageurs ramène sans cesse dans certaines parties de l’Orient ? J’ai hâte de terminer le récit de cette première période d’un voyage dont le terme était encore séparé de moi par plus d’une laborieuse étape. Ces premiers tableaux de ma vie nomade montrent la société turque telle qu’on peut l’observer dans quelques régions rarement visitées par les Européens. À partir d’Adana, on entre dans des contrées de l’Orient que les voyageurs se flattent de mieux connaître, et où du moins l’influence de la civilisation occidentale se fait plus généralement sentir. J’allais voir les Francs en présence des Orientaux, et je connaissais assez bien désormais la vie intime de ceux-ci pour qu’il me fût aisé de comparer les deux sociétés ainsi rapprochées dans ce qu’elles ont d’essentiel et d’original.


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.