La Vie littéraire/1/Le Journal de Benjamin Constant

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La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 59-72).

LE JOURNAL
DE BENJAMIN CONSTANT[1]

J’avais l’honneur de causer hier avec un homme politique fort attaché au parti républicain modéré, qu’il honore par sa correction et sa mélancolie. Il me parla de Benjamin Constant comme d’un père, avec respect et vénération. On eût dit, à l’entendre, un sage, un Solon, presque un Lycurgue. Il ne m’appartenait pas d’en disputer avec un tel interlocuteur. D’ailleurs, on ne peut nier l’autorité de Benjamin Constant en matière de droit constitutionnel. Mais j’étais tenté de sourire intérieurement en songeant à la source de ces idées politiques dont la sagesse et la gravité imposent, et en me représentant les faiblesses du Solon de 1828.

Né à Lausanne, d’une famille originaire de l’Artois, Benjamin Constant mêlait dans ses veines le sang des capitaines huguenots à celui des pasteurs qui chantaient des psaumes aux soldats du Seigneur, dans les batailles. Sa mère, douce et maladive, mourut en lui donnant la vie. Son père, d’un caractère ironique et timide, ne lui inspira jamais de confiance. Il fut soumis jusqu’à l’âge de quatorze ans à une éducation sévère qui desséchait son cœur en exaltant son amour-propre. Il passa deux années de son adolescence dans une université d’Allemagne, livré à lui-même, au milieu de succès qui lui faisaient tourner la tête. Il confesse y avoir fait d’énormes sottises. De seize à dix-huit ans, il étudia à Édimbourg. Puis il vint à Paris.

À dix-huit ans, ambitieux, joueur et amoureux, il nourrissait les trois flammes qui devaient dévorer lentement et misérablement sa vie. Ce fut à Coppet, le 19 septembre 1794, qu’il vit pour la première fois madame de Staël. On sait que cette rencontre décida de sa destinée et le jeta dans la politique à la suite de cette femme illustre. Il se fit connaître par plusieurs écrits et fut appelé au Tribunat après le 18 brumaire ; mais son opposition à la tribune et dans le salon de madame de Staël le fit bientôt éliminer et exiler. C’est alors qu’il se rendit à Weimar, où la grande-duchesse lui fit le meilleur accueil.

J’éprouve quelque embarras à rappeler la suite d’une vie si connue. On sait que Benjamin Constant se maria une seconde fois en Allemagne et que cette seconde union, plus orageuse que la première, lui fut aussi plus supportable. Rentré en France en 1814, il se rallia à la monarchie constitutionnelle. Le 19 mars 1815, alors que Napoléon, revenu de l’île d’Elbe, était déjà à Fontainebleau, Benjamin Constant écrivit dans les Débats, sous une inspiration qui a été tardivement révélée, un véhément article que termine une phrase trop célèbre : « Je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. » Un mois s’était à peine écoulé que Benjamin Constant, conseiller d’État de l’empereur, rédigeait l’acte additionnel. Banni comme traître par la deuxième Restauration, il put rentrer en France dès 1816. En 1819, il fut envoyé à la Chambre des députés, où il resta jusqu’à la fin le chef éloquent de l’opposition constitutionnelle. La révolution de 1830, sa fille reconnaissante, l’appela à la présidence du conseil d’État. Mort le 8 décembre 1830, il eut des funérailles populaires.

Voilà les lignes principales de sa vie. Elles sont brisées et contrariées. Si l’on pénètre dans le détail des actions, si l’on entre dans l’âme, on découvre des contradictions qui étonnent, des luttes intestines dont la violence effraye, et l’on se dit : Il y avait en cet homme plusieurs hommes qui eussent fait de belles et grandes choses s’ils n’avaient été contraints, par une union intolérable et indissoluble, de s’entre-dévorer.

Celui qui devait rédiger l’acte additionnel, collaborer au Mercure de 1816 et, aux heures critiques, défendre la liberté à la tribune de la Chambre, celui-là n’était pas né avec un généreux amour des hommes. Il n’était lié à eux par aucune sympathie. Quand il put les connaître, il les méprisa.

« Je ménage les autres, mais je ne les aime pas. De là vient qu’on me hait peu et qu’on ne m’aime guère. — Je ne m’intéresse guère plus à moi qu’aux autres. » Sismondi lui reproche de ne jamais parler sérieusement. « C’est vrai, dit-il, je mets trop peu d’intérêt aux personnes et aux choses, dans la disposition où je suis, pour chercher à convaincre. Je me borne donc au silence et à la plaisanterie. La meilleure qualité que le ciel m’ait donnée, c’est celle de m’amuser de moi-même. » Dans ces dispositions, il lui était difficile de nourrir des illusions sur les bienfaits de la liberté. Il s’était montré favorable aux débuts de la Révolution, mais sans ardeur et sans beaucoup d’espoir. Il écrivait en 1790 : « Le genre humain est né sot et mené par les fripons. C’est la règle ; mais, entre fripons et fripons, je donne ma voix aux Mirabeau et aux Barnave plutôt qu’aux Sartine et aux Breteuil. »

Ce n’est pas là certes l’accent du tribun libéral. Ce front est encore glacé. Un souffle embrasé sorti des lèvres d’une femme l’échauffera six ans plus tard. Benjamin Constant a puisé toutes ses inspirations sur des lèvres aimées ; ce sont les femmes qui ont réglé ses opinions, ses discours et ses actes. Madame de Staël est pendant dix ans sa conscience et sa lumière. C’est ensuite à madame Récamier qu’il demande vainement avec des larmes ce qu’il faut faire et ce qu’il faut croire.

Il ne prenait point les idées des femmes ; il était trop intelligent pour cela. Mais, comme il les aimait, il pensait pour elles, et de la manière qu’elles voulaient. Seul, il était incapable de prendre un parti. Jamais homme ne fut plus indécis. Les idées naissaient trop nombreuses et trop agiles dans son cerveau. Elles s’y formaient, non comme une armée en solides bataillons carrés, mais en troupe légère, comme les abeilles des poètes et des philosophes attiques, ou comme les danseuses des ballets, dont les groupes se composent et se décomposent sans cesse avec harmonie. Il avait l’esprit d’imagination et l’esprit d’examen. Avec la réflexion tout devient difficile. Les politiques sont comme les chevaux, ils ne peuvent marcher droit sans œillère. Le malheur de Benjamin Constant fut de n’en avoir pas. Il le savait et il tendait le front au bandeau.

J’ai dit qu’il aimait les femmes. C’est presque vrai : il les aurait aimées s’il avait pu, et s’il n’avait été aussi incapable d’aimer que de croire. Du moins savait-il qu’elles seules donnent quelque prix à la vie et que ce monde, qui n’est que mauvais, serait, sans elles, tout à fait inhabitable. Ce sentiment, qui remplit les trois quarts de sa vie, lui fit faire des fautes éclatantes, lui dicta des pages heureuses ; et, maintenant encore, il assure à sa mémoire une sorte d’attrait auquel nous ne pouvons résister. Je ne dirai pas que Benjamin Constant s’aimait dans les femmes, car il n’avait pas plus de goût pour lui-même que pour les autres. Mais il se désennuyait en elles et, à force de chercher la passion, il faillit bien l’atteindre une fois. Ses débuts furent heureux. À dix-huit ans, il aima une femme de quarante-cinq ans qui avait de l’esprit. Il resta son ami. Une autre liaison se serait terminée avec la même douceur si madame de Staël l’avait voulu. Mais, cette fois, Benjamin eut le malheur d’être aimé encore quand il n’aimait plus. C’est là le dénouement le plus fréquent des liaisons qui unissent les personnes sans joindre les intérêts. Car l’homme a atteint son but par la possession, tandis que la femme attend du don qu’elle a fait une reconnaissance infinie. Elle se plaint qu’on l’a trompée, comme si un homme pouvait aimer sans se tromper d’abord soi-même ! L’hôte de Coppet essuya les plus violents orages qui aient jamais fondu sur la tête d’un parjure. C’est un épisode sur lequel il ne reste plus rien à dire. Nous ne connaissons que trop ces fureurs de femme, ces déchirements, cette longue et cruelle rupture. Nous avons entendu les plaintes amères de notre malheureux héros et nous avons retrouvé, dans le roman autobiographique d’Adolphe, l’écho adouci de ces plaintes. Adolphe compatit au douloureux étonnement de l’âme qu’il a trompée ; il comprend qu’il y a quelque chose de sacré dans cette âme qui souffre parce qu’elle aime. Où il n’avait senti d’abord que des ardeurs importunes, il sent la chaleur auguste d’un cœur vivant et transpercé.

Lorsqu’il avait trente-cinq ans et qu’il n’aimait plus, il disait : « Mon cœur est trop vieux pour s’ouvrir à des liaisons nouvelles. » Mais, quinze ans plus tard, il se sentait jeune encore et courait aux orages. En cela, il fut semblable aux autres hommes. J’ai entendu pour ma part bien des gens s’écrier, à quarante ans, à trente ans même, qu’ils se sentaient vieux et atteints d’une caducité morale qu’ils savaient sans remède. Je les ai retrouvés, dix et vingt ans après, vantant leur jeunesse inépuisable.

J’ai dit que Benjamin Constant faillit aimer tout à fait. C’est madame Récamier, avec « sa figure d’ange et de pensionnaire », qui fit ce demi-miracle. Elle le rendit fou rien qu’en défaisant ses gants :


Facie tenerisque lacertis
Devovet


Le fit-elle sans le vouloir ? Benjamin Constant ne le croyait pas, et il est bien probable qu’il avait raison.

Il lui écrivit des lettres où l’on sent la flamme. Il lui disait : « Aimer, c’est souffrir, mais aussi c’est vivre. Et, depuis si longtemps, je ne vivais plus ! » Il écrivit pour elle dans les Débats le fameux article du 19 mars 1815. Mais la divine Juliette avait des secrets pour transformer les amours les plus violentes en des amitiés paisibles. Elle savait, à l’exemple de sainte Cécile, faire, du canapé où le peintre David nous la montre à demi couchée, une chaire d’abstinence et changer en agneaux timides ceux qu’elle avait reçus comme des lions dévastateurs. Benjamin, après dix mois de rugissements, finit en agneau.

Ayant tenté vainement une dernière fois de masquer sous les images de l’amour l’affreuse réalité de la vie, il entra, la mort au cœur, dans sa vieillesse glacée.

« Quand l’âge des passions est passé, dit-il, que peut-on désirer, si ce n’est d’échapper à la vie avec le moins de douleur possible ? »

On peut juger sévèrement cet homme, mais il y a une grandeur qu’on ne lui refusera pas : il fut très malheureux et cela n’est point d’une âme médiocre. Oui, il fut très malheureux. Il souffrit cruellement de lui-même et des autres. Et il n’était pas de ces vrais amoureux qui aiment leur mal, quand c’est une femme ou un dieu qui le leur donne. Il traîna soixante ans sur cette terre de douleurs l’âme la plus lasse et la plus inquiète qu’une civilisation exquise ait jamais façonnée pour le désenchantement et l’ennui. Il ne pouvait vivre ni avec les hommes ni seul. « Le monde me fatigue les yeux et la tête, disait-il. — Je suis abîmé d’avoir été si longtemps dans le monde. Quel étouffoir pour toute espèce de talent ! » Il s’écriait : «  Solitude ! solitude ! plus nécessaire encore à mon talent qu’à mon bonheur. — Je ne puis dépeindre ma joie d’être seul. » Et, le lendemain, il se rejetait dans le monde, où son orgueil, la sécheresse de son cœur et la délicatesse de son esprit lui préparaient de rares tortures. Un jour, voyant clair dans l’abîme de son âme, il s’écria : « Au fond, je ne puis me passer de rien ! » Il lui fallait tout, et il manquait de tout. Joie, vertu, bonheur, fierté, contentement, tout se desséchait entre ses doigts arides. Et il en avait d’étranges impatiences : « C’est trop fort de n’avoir ni le plaisir auquel on sacrifie sa dignité, ni la dignité à la quelle on sacrifie le plaisir ! » Que n’a-t-il pas souhaité ? Quel enchantement ce désenchanté n’a-t-il pas rêvé ? Il appelle, en même temps, la gloire et l’amour. Il veut emplir le monde de son nom et de sa pensée, et, tout à coup, rencontrant, dans une petite ville d’Allemagne, un vieux moine occupé depuis trente ans à ranger des curiosités naturelles sur les planches d’une armoire, il envie la sérénité, le calme et la douceur de ce bonhomme. Il veut toutes les joies, celles des grands et celles des humbles, celles des fous et celles des sages. Le Faust de Goethe lui paraît médiocre. C’est que Faust n’avait que des désirs naïfs à côté des siens et semblait raisonnable auprès de lui. Il ne croit à rien et il s’efforce de goûter les délices dont l’amour divin remplit les âmes pieuses.

Ayant conçu un livre contre toutes les religions, il compose, de bonne foi, un livre en faveur de toutes les religions. Il s’en confesse au duc de Broglie : « J’avais réuni, dit-il, trois ou quatre mille faits à l’appui de ma première thèse ; ils ont fait volte-face à commandement et chargent maintenant en sens opposé ! Quel exemple d’obéissance passive ! »

Il n’a pas de foi et il croit à tous les mystères, même à ceux qu’enseignait madame de Krudener, au temps de sa vieillesse pénitente, agitée et mystique. En 1815, il lui arrivait de passer des nuits dans le salon de cette dame, tantôt à genoux, en prière, tantôt étendu sur le tapis, en extase, demandant madame Récamier à Dieu !

Jamais homme ne fut plus exigeant envers la vie et jamais homme ne lui garda plus de rancune de l’avoir déçu. Le sentiment de l’incertitude humaine l’emplit de douleur : « Tout, dit-il, me semble précaire et prêt à m’échapper. — Une impression que la vie m’a faite et qui ne me quitte pas, c’est une sorte de terreur de la destinée. Je ne finis jamais le récit d’une journée, en inscrivant la date du lendemain, sans un sentiment d’inquiétude sur ce que ce lendemain inconnu doit m’apporter. » À trente-sept ans, il est désespéré : « Je ne serais pas fâché d’en finir tout d’un temps. Qu’ai-je à attendre de la vie ? »

Il n’avait pas l’amour de son mal, mais il en avait l’orgueil. « Si j’étais heureux à la manière vulgaire, je me mépriserais. » Et, comme il faut que tout soit ironie dans cette vie, il fit son dernier bonheur de la roulette. On le croyait méchant. Il ne l’était pas. Il était capable de sympathie et d’une sorte de pitié réfléchie. Mieux encore : il garda à Julie Talma, tant qu’elle vécut, une amitié solide ; il écrivit sur elle, quand elle fut morte, des pages exquises dont la dernière est grave et touchante. La voici :

La mort du dernier fils de Julie fut la cause de la sienne et le signal d’un dépérissement aussi manifeste que rapide… Sa santé, souvent chancelante, avait paru lutter contre la nature aussi longtemps que l’espérance l’avait soutenue, ou que l’activité des soins qu’elle prodiguait à son fils mourant l’avait ranimée ; lorsqu’elle ne vit plus de bien à faire, ses forces l’abandonnèrent. Elle revint à Paris malade, et, le jour même de son arrivée, tous les médecins en désespérèrent. Sa maladie dura environ trois mois… Lorsque des symptômes trop peu méconnaissables pour elle, puisqu’elle les avait observés dans la longue maladie de son dernier fils, jetaient à ses propres yeux une lueur soudaine sur son état, sa physionomie se couvrait d’un nuage ; mais elle repoussait cette impression ; elle n’en parlait que pour demander à l’amitié, d’une manière détournée, de concourir à l’écarter. Enfin, le moment terrible arriva… Sa maladie, qui quelquefois avait paru modifier son caractère, n’avait pas eu le même empire sur son esprit. Deux heures avant de mourir, elle parlait avec intérêt sur les objets qui l’avaient occupée toute sa vie et ses réflexions fortes et profondes sur l’avilissement de l’espèce humaine quand le despotisme pèse sur elle étaient entremêlées de plaisanteries piquantes sur les individus qui se sont le plus signalés dans cette carrière de dégradation. La mort vint mettre un terme à l’exercice de tant de facultés que n’avait pu affaiblir la souffrance physique. Dans son agonie même, Julie conserva toute sa raison. Hors d’état de parler, elle indiquait par des gestes les secours qu’elle croyait encore possible de lui donner. Elle me serrait la main en signe de reconnaissance. Ce fut ainsi qu’elle expira[2].

La souffrance humaine offensait la délicatesse de ses sens et la pureté de son intelligence. Il en avait une haine stérile, mais sincère. Malheureux aux autres et à lui-même, il n’a jamais voulu le mal qu’il a fait. Je lis dans une lettre inédite qu’il écrivait en 1815 à la baronne de Gérando : « Une singularité de ma vie, c’est d’avoir toujours passé pour l’homme le plus insensible et le plus sec, et d’avoir constamment été gouverné et tourmenté par des sentiments indépendants de tout calcul et même destructifs de tous mes intérêts de position, de gloire ou de fortune. »

Assurément il ne se gouvernait ni par intérêt ni par calcul : il ne se gouvernait pas, et c’est ce qu’on lui reprochait. Homme public, il obtint la popularité sans jamais atteindre la considération. Au terme de sa vie agitée, parfois si brillante et toujours douloureuse, il demanda un fauteuil à l’Académie ; l’Académie le lui refusa et, pour aggraver son refus, elle donna ce fauteuil à M. Viennet, qui était un sot, mais qui ne manquait pas de considération. C’est ainsi que Benjamin Constant accomplit jusqu’au bout sa destinée et souffrit de ne pouvoir jamais inspirer la confiance qu’il sollicitait sans cesse. Aussi, comment se fier à un homme qui cherche éperdument la passion quand la passion le fuit, qui méprise les hommes et travaille à les rendre libres, et dont la parole n’est que le brillant cliquetis des contradictions acérées qui déchirent son intelligence et son cœur ?

J’ai gardé longtemps dans mon cabinet un portrait de ce grand tribun, dont l’éloquence était froide, dit-on, et traversée comme son âme d’un souffle de mort. C’était une simple exquisse faite dans une des dernières années de la Restauration par un de mes parents, le peintre Gabriel Guérin, de Strasbourg. Elle a été comprise, voilà cinq ans, dans un partage de famille, et je ne sais ce qu’elle est devenue. Je la regrette. Je m’étais pris de sympathie pour cette grande figure pâle et longue, empreinte de tant de tristesse et d’ironie, et dont les traits avaient plus de finesse que ceux de la plupart des hommes. L’expression n’en était ni simple ni très claire. Mais elle était tout à fait étrange. Elle avait je ne sais quoi d’exquis et de misérable, je ne sais quoi d’infiniment distingué et d’infiniment pénible, sans doute parce que l’esprit et la vie de Benjamin Constant s’y reflétaient.

Et ce n’est pas pour un être pensant un spectacle indifférent que le portrait de cet homme qui désirait les orages[3] et qui, conduit par les passions, par l’ennui, l’ambition et le hasard à la vie publique, professa la liberté sans y croire.



  1. Revue internationale, année 1886-1887.
  2. Lettre sur Julie, à la suite d’Adolphe, édit. Lévy, p. 214.
  3. C’est son caractère propre, c’est aussi un des signes du temps. Comparez Chateaubriand : « Levez-vous vite, orages désirés que devez emporter René ! »