La Vie littéraire/1/M. Ernest Renan, historien des origines

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La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 322-328).

M. ERNEST RENAN
HISTORIEN DES ORIGINES

M. Ernest Renan nous donnera, la semaine prochaine, le tome premier d’une Histoire d’Israël qui comprendra trois volumes. Cet ouvrage formera une sorte d’introduction à l’histoire des Origines du Christianisme. Quand il sera publié, M. Renan aura achevé sa vaste entreprise. Il aura recherché les sources profondes de la religion qui devait alimenter tant de peuples, et qui, aujourd’hui encore, partage avec le bouddhisme et l’islamisme l’empire des âmes.

De quelque manière qu’on envisage les obscurs commencements de ces grandes idées qui nous enveloppent de toutes parts et nous pénètrent, quelque compte qu’on se rende de l’élaboration d’un si haut idéal, on reconnaîtra que M. Ernest Renan ne s’était pas trompé sur la nature et l’étendue de ses aptitudes, en dirigeant son esprit vers de telles recherches. Le sujet exigeait les qualités les plus rares de l’intelligence, et même les plus contradictoires. Il y fallait un sens critique toujours en éveil, un scepticisme scientifique capable de défier toutes les ruses des croyants et leurs candeurs plus puissantes que leurs ruses. Il y fallait, en même temps, un vif sentiment du divin, un instinct secret des besoins de l’âme humaine et comme une piété objective. Or, cette double nature se rencontre en M. Ernest Renan avec une extraordinaire richesse. Étranger à toute communion de fidèles, il a au plus haut point le sentiment religieux. Sans croire, il est infiniment apte à saisir toutes les délicatesses des croyances populaires. Si l’on veut bien me comprendre, je dirai que la foi ne le possède point, mais qu’il possède la foi. Heureusement doué pour son œuvre, il s’y prépara sérieusement. Né artiste, il se fit savant. Sa jeunesse fut vouée à un labeur acharné. Pendant vingt ans, il étudia jour et nuit, et acquit une telle habitude de l’effort qu’il put accomplir dans sa maturité de grands travaux avec la quiétude d’un génie contemplatif. Aujourd’hui, tout lui est facile, et il rend tout facile. Enfin, il est artiste, il a le style, c’est-à-dire les nuances infinies de la pensée.

Il faut dire que, si M. Renan était fait pour écrire sur les origines du christianisme, il vint au moment propice. Le travail était préparé, les esprits disposés. La curiosité était née avec le doute. La philosophie du dix-huitième siècle avait affranchi les intelligences et pénétré même la théologie protestante. Les textes, longtemps sacrés, étaient étudiés avec beaucoup de critique en France, avec beaucoup de savoir en Allemagne. M. Renan trouva tout préparés les matériaux de son histoire. La substance était là. Il lui donna la forme, il lui donna l’âme, étant artiste et poète.

C’est généralement une imprudence de croire à la nouveauté des idées et des sentiments. Il y a longtemps que tout a été dit et senti, et nous retrouvons le plus souvent ce que nous croyons découvrir. Pourtant, les intelligences de ce temps ont, ce semble, une faculté nouvelle : celle de comprendre le passé et de remonter aux lointaines origines. De tout temps, sans doute, l’homme a gardé quelques souvenirs et fixé quelques traditions. Il a depuis longtemps des annales écrites, et c’est même ce qui le distingue des animaux, autant et plus que l’habitude de porter des vêtements. Il disait bien : « Nos pères faisaient ceci ou cela. » Mais les différences qu’il y avait d’eux à lui ne le frappaient guère. Il prêtait volontiers au passé le plus lointain la figure du présent. Il n’était point sensible aux diversités profondes que le temps apporte dans les modes de la vie. Il se figurait l’enfance du monde sous les traits de sa maturité. Cette tendance est frappante dans les historiens anciens, et particulièrement chez Tite-Live, qui fait parler les rudes pâtres du Latium comme des contemporains d’Auguste. Elle est plus frappante encore dans tout l’art du moyen âge, qui donnait aux rois de l’antique Juda la main de justice et la couronne fleurdelisée des rois de France. Avec Descartes, l’intelligence humaine franchit un abîme. Pourtant, la tragédie du dix-septième siècle, dans laquelle la connaissance de l’homme abstrait est parfaite, suppose, chez Racine lui-même, l’invariabilité des mœurs à travers les âges. Le dix-huitième siècle, bien qu’il s’inquiétât beaucoup des origines, se représentait volontiers Solon sous la figure de Turgot et Sémiramis dans le manteau royal de Catherine II. Il semble que l’image véritable du passé nous ait été révélée par la grande école historique de notre siècle. Il semble que le sens des origines soit un sens nouveau, ou du moins un sens nouvellement exercé chez l’homme. Je le crois, bien qu’il puisse y avoir là une part d’illusion. Les générations qui viendront après la nôtre diront peut-être que nous avions une vue de l’antiquité bien ridicule et bien démodée. Toutefois, il est certain que nous avons créé en quelques parties l’histoire comparée de l’humanité. De jeunes sciences, l’ethnographie, l’archéologie, la philologie y ont contribué pour une grande part. L’homme très ancien nous apparaît aujourd’hui avec une physionomie, avec un caractère qui pourrait bien être le vrai ; qui, du moins, s’en rapproche. Eh bien, ce sens des origines, cette divination du passé perdu, cette connaissance des humanités enfantines et neuves, M. Renan les possède au plus haut degré. Il l’a montré dans toutes les parties de son ouvrage qui confinent à la légende et présentent des scènes primitives, que le soleil de l’histoire n’a pas éclairées. Il a découvert avec un flair spécial, un tact parfait, ce qui demeurait noyé dans le crépuscule du matin.

Cet art, ce don, comme on voudra l’appeler, M. Renan a dû l’exercer pleinement dans cette histoire d’Israël, dans cette antique histoire qu’on voit sortir toute sauvage de contes d’enfants et de poésies rustiques. Il a rapporté de ses voyages en Orient des fonds toujours vrais pour ces scènes pastorales ou guerrières, dont son intelligence d’artiste retrouve la forme et le sentiment. Il ne convient pas de parler aujourd’hui de son livre. J’essaye seulement d’indiquer les qualités essentielles de l’historien, surtout celles qu’il a montrées dans un chapitre déjà connu, celui de Saül et de David. Je ne puis me défendre de donner ici le portrait que M. Renan trace de plus ancien roi d’Israël. C’est un excellent exemple à l’appui de ce que je viens d’avancer.

« Il (Saül) demeurait habituellement dans son bourg d’origine, à Gibéa de Benjamin, qui fut de lui appelé Gibéa de Saül. Il menait là, en famille, sans aucun faste ni cérémonial, une simple vie de paysan noble, cultivant ses champs quand il n’était pas en guerre, ne se mêlant, du reste, d’aucune affaire. Sa maison avait une certaine ampleur. À chaque nouvelle lune, il y avait des sacrifices et des festins où tous les officiers avaient leur place marquée. Le siège du roi était adossé au mur. Il avait, pour exécuter ses ordres, des râcim, « coureurs », analogues au chaouch de l’Orient moderne. Du reste, rien qui ressemblât à une cour. De superbes hommes du voisinage, plus ou moins ses parents, comme Abner, lui tenaient compagnie. C’était une espèce de noblesse rustique et militaire à la fois, solide pierre angulaire, comme on en trouve à la base des monarchies durables. »

Nous sommes loin de l’obscur et noble Saül de la tradition. Comme ce roi des pasteurs est devenu intelligible et clair ! Le David de M. Renan est plus intéressant encore. Qu’il semble vivant, dans sa gentillesse de jeune brigand, dans sa ruse de chef avide, dans sa cruauté naïve et dans sa poésie de sauvage ! Je songeais, en lisant ces pages fines et fortes, qu’il est amusant pour le curieux de vivre en un temps comme celui-ci, en un temps où l’on peut comparer le petit David en burnous de M. Ernest Renan au majestueux David que la statuaire du treizième siècle nous montre pensif dans sa barbe blanche, sous sa lourde couronne, et tenant entre ses doigts la lyre prophétique.

Oui, je me disais qu’il est intéressant et doux de vivre en un temps où la science et la poésie trouvent chacune son compte, puisqu’une large critique nous montre tout ensemble, d’une façon merveilleuse, et le bourgeon plein de sève de la réalité et la fleur épanouie de la légende.