La Vie littéraire/2/Gustave Flaubert

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La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 18-27).

GUSTAVE FLAUBERT[1]

C’était en 1873, un dimanche d’automne. J’allai le voir tout ému. Je me tenais le cœur en sonnant à la porte du petit appartement qu’il habitait alors rue Murillo. Il vint lui-même ouvrir. De ma vie je n’avais vu rien de semblable. Sa taille était haute, ses épaules larges ; il était vaste, éclatant et sonore ; il portait avec aisance une espèce de caban marron, vrai vêtement de pirate ; des braies amples comme une jupe lui tombaient sur les talons. Chauve et chevelu, le front ridé, l’œil clair, les joues rouges, la moustache incolore et pendante, il réalisait tout ce que nous lisons des vieux chefs scandinaves, dont le sang coulait dans ses veines, mais non point sans mélange.

Issu d’un Champenois et d’une Bas-Normande de vieille souche, Gustave Flaubert était bien un fils de la femme, l’enfant de sa mère. Il semblait tout Normand, non point Normand de terre, vassal de la couronne de France, fils paisible et dégénéré des compagnons de Rolf, bourgeois ou vilain, procureur ou laboureur, de génie avide et cauteleux, ne disant ni oui ni vere ; mais bien Normand des mers, roi du combat, vieux Danois venu par la route des cygnes, n’ayant jamais dormi sous un toit de planches ni vidé près d’un foyer humain la corne pleine de bière, aimant le sang des prêtres et l’or enlevé aux églises, attachant son cheval dans les chapelles des palais, nageur et poète, ivre, furieux, magnanime, plein des dieux nébuleux du Nord et gardant jusque dans le pillage son inaltérable générosité.

Et son air ne mentait point. Il était cela, en rêve.

Il me tendit sa belle main de chef et d’artiste, me dit quelques bonnes paroles, et, dès lors, j’eus la douceur d’aimer l’homme que j’admirais. Gustave Flaubert était très bon. Il avait une prodigieuse capacité d’enthousiasme et de sympathie. C’est pourquoi il était toujours furieux. Il s’en allait en guerre à tout propos, ayant sans cesse une injure à venger. Il en était de lui comme de don Quichotte, qu’il estimait tant. Si don Quichotte avait moins aimé la justice et senti moins d’amour pour la beauté, moins de pitié pour la faiblesse, il n’eût point cassé la tête au muletier biscayen ni transpercé d’innocentes brebis. C’étaient tous deux de braves cœurs. Et tous deux ils firent le rêve de la vie avec une héroïque fierté qu’il est plus facile de railler que d’égaler. À peine étais-je depuis cinq minutes chez Flaubert que le petit salon, tendu de tapis d’Orient, ruisselait du sang de vingt mille bourgeois égorgés. En se promenant de long en large, le bon géant écrasait sous les talons les cervelles des conseillers municipaux de la ville de Rouen.

Il fouillait des deux mains les entrailles de M. Saint-Marc Girardin. Il clouait aux quatre murs les membres palpitants de M. Thiers, coupable, je crois, d’avoir fait mordre la poussière à des grenadiers dans un terrain détrempé par les pluies. Puis, passant de la fureur à l’enthousiasme, il se mit à réciter d’une voix ample, sourde et monotone, le début d’un drame inspiré d’Eschyle, les Érinnyes, que M. Leconte de Lisle venait de faire jouer à l’Odéon. Ces vers étaient fort beaux en effet, et Flaubert avait bien raison de les louer. Mais son admiration s’étendit aux acteurs ; il parla avec une cordialité violente et terrible de madame Marie Laurent, qui tenait dans ce drame le rôle de Klytaimnestra. En parlant d’elle, il semblait caresser une bête monstrueuse. Quand ce fut le tour de l’acteur qui jouait Agamemnon, Flaubert éclata. Cet acteur était un confident de tragédie vieilli dans son modeste emploi, las, désabusé, perclus de rhumatismes ; son jeu se ressentait grandement de ces misères physiques et morales. Il y avait des jours où le pauvre homme pouvait à peine se mouvoir sur la scène. Il avait épousé, vers le tard, une ouvreuse de théâtre ; il comptait se reposer bientôt avec elle à la campagne, loin des planches et des petits bancs. Il se nommait Laute, je crois, était pacifique et demandait justement la paix promise sur la terre aux hommes de bonne volonté. Mais notre bon Flaubert ne l’entendait pas ainsi. Il exigeait que le bonhomme Laute fournît une nouvelle et royale carrière.

— Il est immense, s’écriait-il ! C’est un chef barbare, un dynaste d’Argos, il est archaïque, préhistorique, légendaire, homérique, rapsodique, épique ! Il a l’immobilité sacrée ! Il ne bouge pas… C’est grand ! c’est divin ! Il est fait comme une statue de Dédale, habillée par des vierges. Avez-vous vu au Louvre un petit bas-relief de vieux style grec, tout asiatique, qui a été trouvé dans l’île de Samothrace et qui représente Agamemnon, Tathybios et Epeus avec leurs noms écrits à côté d’eux ! Agamemnon s’y voit assis sur un trône en X, à pieds de chèvre. Il a la barbe pointue et les cheveux bouclés à la mode assyrienne. Tathybios aussi. Ce sont d’affreux bonshommes ; ils ont l’air de poissons et semblent très anciens. On dirait que Laute est sorti de cette pierre-là. Il est superbe, nom de Dieu !

Ainsi Flaubert exhalait son ardeur. Toute la poésie d’Homère et d’Eschyle, il la voyait incarnée dans le bonhomme Laute, tout comme l’ingénieux hidalgo reconnaissait dans la personne d’un simple mouton le toujours intrépide Brandabarbaran de Boliche, seigneur des trois Arabies, ayant pour cuirasse une peau de serpent et pour écu une porte qu’on dit être celle qu’emporta Samson hors de la ville de Gaza. Je qu’ils se trompaient tous deux ; mais il ne faut pas être médiocre pour se tromper ainsi.

Vous ne verrez jamais les imbéciles tomber dans de telles illusions. Flaubert me parut regretter sincèrement de n’avoir pas vécu au temps d’Agamemnon et de la guerre de Troie. Après avoir dit un grand bien de cet âge héroïque, ainsi que généralement de toutes les époques barbares, il se répandit en invectives contre le temps présent. Il le trouvait banal. C’est là que sa philosophie me sembla en défaut. Car enfin toute époque est banale pour ceux qui y vivent ; en quelque temps qu’on naisse, on ne peut échapper à l’impression de vulgarité qui se dégage des choses au milieu desquelles on s’attarde. Le train de la vie a toujours été fort monotone, et les hommes se sont de tout temps ennuyés les uns des autres. Les barbares, dont l’existence était plus simple que la nôtre, s’ennuyaient encore plus que nous. Ils tuaient et pillaient pour se distraire. Nous avons présentement des cercles, des dîners, des livres, des journaux et des théâtres qui nous amusent un peu. Nos passe-temps sont plus variés que les leurs. Flaubert semblait croire que les personnages antiques jouissaient eux-mêmes de l’impression d’étrangeté qu’ils nous donnent. C’est là une illusion un peu naïve, mais bien naturelle. Au fond, je crois que Flaubert n’était pas aussi malheureux qu’il en avait l’air. Du moins était-ce un pessimiste d’une espèce particulière ; c’était un pessimiste plein d’enthousiasme pour une partie des choses humaines et naturelles. Shakespeare et l’Orient le jetaient dans l’extase. Loin de le plaindre, je le proclame heureux : il eut la bonne part des choses de ce monde, il sut admirer.

Je ne parle pas du bonheur qu’il éprouva à réaliser son idéal littéraire en écrivant de beaux livres, parce qu’il ne m’est pas permis de décider si la joie de la réussite égale, dans ce cas, les peines et les angoisses de l’effort. Ce serait une question de savoir lequel a goûté la plus pure satisfaction, ou de Flaubert quand il écrivit la dernière ligne de Madame Bovary, ou du marin dont parle M. de Maupassant quand il mit le dernier agrès à la goélette qu’il construisait patiemment dans une carafe. Pour ma part, je n’ai connu en ce monde que deux hommes heureux de leur œuvre : l’un est un vieux colonel, auteur d’un catalogue de médailles ; l’autre, un garçon de bureau, qui fit avec des bouchons un petit modèle de l’église de la Madeleine. On n’écrit pas des chefs-d’œuvre pour son plaisir, mais sous le coup d’une inexorable fatalité. La malédiction d’Ève frappe Adam comme elle : l’homme aussi enfante dans la douleur. Mais, si produire est amer, admirer est doux, et cette douceur Flaubert l’a goûtée pleinement ; il l’a bue à longs traits. Il admirait avec fureur, et son enthousiasme était plein de sanglots, de blasphèmes, de hurlements et de grincements de dents.

Je le retrouve, mon Flaubert, dans sa Correspondance, dont le premier volume vient de paraître, tel que je l’ai vu il y a quatorze ans dans le petit salon turc de la rue Murillo : rude et bon, enthousiaste et laborieux, théoricien médiocre, excellent ouvrier et grand honnête homme.

Toutes ces qualités-là ne font point un parfait amant et il ne faut pas trop s’étonner si les plus froides lettres de cette correspondance générale sont les lettres d’amour. Celles-là sont adressées à une poétesse qui avait déjà inspiré, dit-on, un long et ardent amour à un éloquent philosophe. Elle était belle, blonde et discoureuse. Flaubert, quand il fut choisi par cette muse, avait déjà, à vingt-trois ans, le goût du travail et l’horreur de la contrainte. Ajoutez à cela que cet homme fut de tout temps incapable du moindre mensonge, et vous jugerez de son embarras à bien correspondre. Pourtant il fit d’abord de belles lettres ; il s’appliqua si bien qu’il atteignit au galimatias. Il écrivit le 26 août 1846 :

J’ai fait nettement pour mon usage deux parts dans le monde et dans moi : d’un côté l’élément externe, que je désire varié, multicolore, harmonique, immense, et dont je n’accepte rien que le spectacle d’en jouir ; de l’autre, l’élément interne, que je concentre afin de le rendre plus dense et dans lequel je laisse pénétrer, à pleines effluves, les purs rayons de l’esprit par la fenêtre ouverte de l’intelligence.

Ce tour-là ne lui était pas naturel. Il s’en lassa vite et rédigea ses billets dans un style plus clair, mais dur et même un peu brutal. Dans les moments de tendresse, qui sont rares, il parle à la bien-aimée, peu s’en faut, comme à un bon chien. Il lui dit : « Tes bons yeux, ton bon nez. » La muse s’était flattée d’inspirer des accents plus harmonieux.

Je note l’épître du 14 décembre comme un beau modèle de mauvaise grâce.

On m’a fait hier, y dit Flaubert, une petite opération à la joue à cause de mon abcès ; j’ai la figure embobelinée de linge et passablement grotesque ; comme si ce n’était pas assez de toutes les pourritures et de toutes les infections qui ont précédé notre naissance et qui nous reprendront à notre mort, nous ne sommes, pendant notre vie, que corruption et putréfaction successives, alternatives et envahissantes l’une sur l’autre. Aujourd’hui on perd une dent, demain un cheveu ; une plaie s’ouvre, un abcès se forme, on vous met des vésicatoires, on vous pose des sétons. Qu’on ajoute à cela les cors aux pieds, les mauvaises odeurs naturelles, les sécrétions de toute espèce et de toute saveur, ça ne laisse pas que de faire un tableau fort excitant de la personne humaine. Dire qu’on aime tout ça ! Encore qu’on s’aime soi-même et que moi, par exemple, j’ai l’aplomb de me regarder dans la glace sans éclater de rire. Est-ce que la vue seule d’une vieille paire de bottes n’a pas quelque chose de profondément triste et d’une mélancolie amère ? Quand on pense à tous les pas qu’on a fait là dedans pour aller on ne sait plus où, à toutes les herbes qu’on a foulées, à toutes les boues qu’on a recueillies, le cuir crevé qui bâille a l’air de vous dire : « Après, imbécile, achètes-en d’autres, de vernies, de luisantes, de craquantes, elles en viendront là comme moi, comme toi un jour, quand tu auras sali beaucoup de tiges et sué dans beaucoup d’empeignes. »

On ne pouvait du moins l’accuser de dire des fadeurs. Il avoue plus loin qu’il a « la peau du cœur dure », et en effet il sent mal certaines délicatesses. Par contre, il a d’étranges candeurs. Il assure madame X*** de la quasi virginité de son âme. En vérité c’est bien l’aveu qui devait toucher un bas-bleu. Au reste, il n’a pas le moindre amour-propre et il confesse qu’il n’entend pas finesse en amour. Ce dont il faut le louer, c’est sa franchise. On veut qu’il promette d’aimer toujours. Et il ne promet jamais rien. Là encore il est un fort honnête homme.

La vérité est qu’il n’eut qu’une passion, la littérature. On pourra mettre sous sa statue, si l’on parvient à l’élever, ce vers qu’Auguste Barbier adressait à Michel-Ange :

L’art fut ton seul amour et prit ta vie entière.

À neuf ans, il écrivait (4 février 1831) à son petit ami Ernest Chevalier :

Je ferai des romans que j’ai dans la tête, qui sont : la Belle Andalouse, le Bal masqué, Cardenio, Dorothée, la Mauresque, le Curieux impertinent, le Mari prudent.

Dès lors, il avait découvert le secret de sa vocation. Il marcha tous les jours de sa vie dans la voie où il était appelé. Il travailla comme un bœuf. Sa patience, son courage, sa bonne foi, sa probité resteront à jamais exemplaires. C’est le plus consciencieux des écrivains. Sa correspondance témoigne de la sincérité, de la continuité de ses efforts. Il écrivait en 1847 :

Plus je vais et plus je découvre de difficultés à écrire les choses les plus simples, et plus j’entrevois le vide de celles que j’avais jugées les meilleures. Heureusement que mon admiration des maîtres grandit à mesure, et, loin de me désespérer par cet écrasant parallèle, cela avive au contraire l’indomptable fantaisie que j’ai d’écrire.

Il faut admirer, il faut vénérer cet homme de beaucoup de foi, qui dépouilla par un travail obstiné et par le zèle du beau ce que son esprit avait naturellement de lourd et de confus, qui sua lentement ses superbes livres et fit aux lettres le sacrifice méthodique de sa vie entière.



  1. À propos de sa Correspondance. In-18, Charpentier, éditeur.