La Vie littéraire/2/Roman et magie

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La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 332-340).


ROMAN ET MAGIE[1]


Avouons-le : nous avons tous au fond du cœur le goût du merveilleux. Les plus réfléchis d’entre nous l’aiment sans y croire, et ne l’en aiment pas moins. Oui, nous les sages, nous aimons le merveilleux d’un amour désespéré. Nous savons qu’il n’existe pas. Nous en sommes sûrs et c’est même la seule chose dont nous soyons sûrs, car s’il existait il ne serait plus le merveilleux, et il n’est tel qu’à la condition de n’être pas. Si les morts revenaient, il serait naturel et non pas merveilleux qu’ils revinssent. Si les hommes pouvaient se changer en bêtes, comme l’antique Lucius du conte, ce serait là une métamorphose naturelle et nous n’en serions pas plus étonnés que des métamorphoses des insectes. Il n’y a pas d’issue pour sortir de la nature. Et cette idée est en elle-même absolument désespérante. Le possible ne nous suffit pas et nous voulons l’impossible, qui n’est l’impossible qu’à la condition de ne jamais se réaliser. Mérimée a conté l’aventure de don Juan, qui, se promenant au bord du Tage en roulant une cigarette, demanda du feu à un passant occupé, sur l’autre rive, à fumer son cigare. « Volontiers, » dit celui-ci, et, d’un bras qui s’allongea jusqu’à traverser le fleuve, il tendit à don Juan son cigare allumé. Don Juan ne s’étonna pas, faisant profession de ne s’étonner de rien. S’il avait été philosophe, il ne se serait pas étonné davantage. Quand, à Paris, nous entendons la voix d’un ami qui, de Marseille, nous fait ses adieux par le téléphone avant de s’embarquer, nous ne pensons pas que cela soit merveilleux, et en effet cela n’était merveilleux que quand cela n’était pas. De deux choses l’une : ou l’aventure de don Juan n’est pas vraie, ce qui est assez probable, ou elle est vraie, et dans ce cas elle est aussi naturelle que nos communications par le téléphone, bien qu’un peu plus rare, j’en conviens. Mérimée nous laisse entendre que ce fumeur était le diable en personne. Je le veux bien. Vous voyez que j’accorde beaucoup. Mais si le diable existe, il est dans la nature comme vous et moi, car elle contient tout, et il est naturel qu’il allonge le bras par-dessus les fleuves. Si nos manuels de physiologie ne le disent pas, c’est qu’ils sont incomplets. Il est certain que tous les phénomènes ne sont pas décrits dans les livres. Je me promène quelquefois, par les belles nuits d’été, sur les quais de Paris, à l’ombre des colossales dentelles noires de Notre-Dame, au bord de ces eaux sombres où tremblent des milliers de reflets étincelants. La lune court dans les nuées ; on entend gémir sous les arches le flot éblouissant et lugubre, et l’on songe à la fois à toutes les horreurs de la vie et à toutes les magies de la mort. Si le diable n’a pas seulement de feu pour les grands contempteurs de Dieu et de la vertu des femmes, s’il daigne vouloir séduire aussi un doux philosophe, il aura peut-être la politesse, quelque soir, de me tendre son cigare d’un quai de la Seine à l’autre. Alors, fidèle à mes principes, je tiendrai le fait pour naturel et j’en ferai une communication à l’Académie des sciences.

Voilà une résolution qui témoigne, je pense, d’une assez ferme intelligence et d’une raison qui ne veut point être étonnée. Pourtant il y a des moments, je le sais, où la froideur de la raison nous glace. Il y a des heures où l’on ne veut point être raisonnable, et j’avoue que ces heures-là ne sont pas les plus mauvaises. L’absurde est une des joies de la vie ; aussi voyez que, de tous les livres humains, ceux dont la fortune est la plus constante et la plus durable sont des contes, et des contes tout à fait déraisonnables. Peau d’Ane, le Chat botté, les Mille et une Nuits, et, pourquoi ne pas le dire ?… l’Odyssée, qui est aussi un conte d’enfant. Les voyages d’Ulysse sont remplis d’absurdités charmantes qu’on retrouve dans les Voyages de Sindbad le Marin.

Le merveilleux est un mensonge. Nous le savons et nous voulons qu’on nous mente. Cela devient de plus en plus difficile. Le bon Homère et les conteurs arabes ne nous trompent plus. Il faut aujourd’hui, pour nous séduire, des imaginations fertiles en ruses, des esprits très savants, très ingénieux ; Edgard Poë, par exemple, et ses Histoires extraordinaires, ou Gilbert-Augustin Thierry avec Larmor, Marfa et cette Tresse blonde dont nous parlions tantôt.

Le vieil Apulée n’est pas non plus un imposteur médiocre, et celui-là aussi m’a donné, je l’avoue, l’illusion délicieuse du merveilleux. Je vais tout vous dire : Apulée, c’est mon péché. Je l’aime sans l’estimer, et je l’aime beaucoup. Il ment si bien ! il vous met si bien la nature à l’envers, spectacle qui nous remplit de joie à nos heures de perversité. Il partage si pleinement, pour le satisfaire, ce goût dépravé de l’absurde, ce désir du déraisonnable que chacun de nous porte caché dans un repli de son cœur ! Quand l’harmonie du monde vous a lassés par son inexorable fixité, quand vous trouvez la vie monotone et la nature ennuyeuse, ouvrez l’Ane d’or et suivez Apulée, je veux, dire Lucius, à travers ses voyages extraordinaires. Dès le départ, une atmosphère de démence vous empoisonne et vous fait délirer. Vous partagez la folie de cet étrange voyageur :

 Me voilà donc au milieu de cette Thessalie, terre classique des
 enchantements, célèbre à ce titre dans le monde entier… Je ne
 savais où diriger mes vœux et ma curiosité ; je considérais
 chaque chose avec une sorte d’inquiétude. De tout ce que
 j’apercevais dans la ville, rien ne me paraissait être tel que
 mes yeux me le montraient. Il me semblait que, par la puissance
 infernale de certaines incantations, tout devait avoir été
 métamorphosé. Si je rencontrais une pierre, mon imagination y
 reconnaissait un homme pétrifié ; si j’entendais des oiseaux,
 c’étaient des hommes couverts de plumes ; des arbres du
 boulevard, c’étaient des hommes chargés de feuilles ; les
 fontaines, en coulant, s’échappaient de quelque corps humain. Je
 croyais que les portraits et les statues allaient marcher, les
 murailles parler, les bœufs annoncer l’avenir.

Après cela, étonnez-vous qu’il soit changé en âne ? Saint Augustin y croyait plus qu’à demi.

« Nous aussi, dit-il, dans la Cité de Dieu, nous aussi, quand nous étions en Italie, nous entendions des récits de ce genre sur certain endroit de la contrée. On racontait que des cabaretières expertes en ces maléfices servaient parfois aux voyageurs, dans le fromage, des ingrédients qui les changeaient aussitôt en bêtes de somme. On faisait porter des fardeaux à ces malheureux, et, après un pénible service, ils reprenaient leur forme. Dans l’intervalle, leur âme n’était pas devenue celle d’une bête, ils avaient conservé la raison de l’homme. Apulée, dans l’ouvrage qu’il a intitulé l’Âne d’or, rapporte que cette aventure lui est arrivée ; par la vertu de certaine drogue, il fut changé en âne, tout en gardant son esprit d’homme. On ne sait si l’auteur consigne là un fait réel ou un conte de sa façon. »

Certes, Apulée fait un conte, un conte imité du grec et ce n’est pas même lui qui a inventé ce Lucius et sa métamorphose, mais il y a mis le grain d’ellébore. C’est un homme intéressant que cet Apulée, tel que nous le décrit M. Paul Monceaux dans une étude très complète et, ce me semble, très judicieuse ; assurément fort agréable.

Cet Africain, contemporain des Antonins, esprit léger, facile, rapide, brillant, n’était pas au fond très original : il improvisait et compilait. S’il était fou, il faut convenir que tout le monde était un peu fou dans ce temps-là. Une curiosité maladive travaillait toutes les imaginations. Les prodiges d’Apollonius de Tyane avaient fait passer un frisson par le monde. Une foi anxieuse aux enchantements troublait les meilleurs esprits. Plutarque fait glisser des ombres dans les champs de l’histoire ; l’âme ferme de Tacite est facilement ébranlée par des prodiges ; le naturaliste Pline se montre aussi crédule que curieux. Phlégon de Tralles écrit pour un César astrologue un livre de Faits merveilleux et conte minutieusement l’aventure d’une morte qui déserte sa chambre funéraire pour le lit d’un jeune étranger. Or ce Trallien était estimé comme annaliste et comme géographe.

Le bonheur d’Apulée fut de naître, dans ce milieu troublé, avec une étonnante capacité à concevoir l’absurde et l’impossible. Il étudia toutes les science et n’en tira que des superstitions puériles. Physique, médecine, astronomie, histoire naturelle, tout chez lui se tournait en magie. Et comme il avait l’imagination vive et le style prestigieux, il lui fut donné d’écrire le chef-d’œuvre des romans fantastiques.

Cet homme habile, frivole et vain, laissa la mémoire d’un magicien et d’un thaumaturge. À l’époque des grandes disputes religieuses, alors que chrétiens et païens opposaient les miracles aux miracles, les pères de l’Église ne nomment l’auteur de la Métamorphose qu’avec une haine mêlée d’effroi. Déjà Lactance, au milieu du IIIe siècle, s’écrie que les miracles d’Apulée se dressent en foule. Saint Jérôme place ce magicien auprès d’Apollonius de Tyane. Saint Augustin, qui le confond, peu s’en faut, nous l’avons vu, avec le héros du conte, déplore qu’un tel homme soit parfois opposé et même préféré au Christ. Pendant ce temps les adorateurs des dieux qui s’en allaient vénéraient le rhéteur de Madaura comme un de leurs derniers sages. Il était naturel qu’ils s’attachassent au philosophe qui s’était épris de tous les symboles et avait été admis à toutes les initiations. La statue d’Apulée s’élevait à Constantinople, dans le Zeuxippe, et l’Anthologie désigne en ces termes celui dont elle garde l’image : « Apulée, au regard méditatif, célèbre les silencieuses orgies de la Muse latine, lui que la Sirène ausonienne a rempli, comme son initié, d’une ineffable sagesse. » Nous avons peine à reconnaître dans ce distique l’auteur de ce petit roman magique et fort libre que je m’accuse de goûter en mes jours de déraison. Et M. Paul Monceaux nous contente mieux, quand, prenant la louange sur un ton moins haut, il nous montre cet extraordinaire Apulée sous les traits d’un habile rhéteur, beau « d’une insolente beauté méridionale », et même un peu commun, glorieux, éloquent, habile à saisir son public, trompeur se trompant soi-même par une suprême habileté, faisant tout croire et croyant tout.

Pourtant, il y a çà et là, ce me semble, dans les ouvrages qui nous restent de lui, quelques pages empreintes d’une gravité vraiment philosophique et où l’on croit entendre comme un dernier écho de cette sagesse grecque, que rien au monde n’a surpassé. Il y a bien longtemps que je n’ai relu le petit traité du Démon de Socrate. J’en ai conservé un souvenir agréable. Vous savez qu’Apulée croyait aux démons. Les démons, disait-il, habite des régions aériennes jusqu’au premier cercle de la Lune, où commence l’éther.

Ce sont là des rêveries permises. Les hommes seraient bien malheureux si on les empêchait de rêver à l’inconnaissable. Mais ce qui m’a le plus touché jadis, en lisant ce traité du Démon de Socrate, c’est une définition de l’homme qui s’y rencontre et que j’ai copiée. Je la trouve à point dans mes vieux papiers, ce qui est une espèce de miracle, car je n’ai point de dossiers et n’en aurai de ma vie, tant le papier barbouillé m’inspire d’horreur et d’ennui. Voici comment Apulée définit la condition des hommes :

« Les hommes, agissant par la raison, puissants par la parole, ont une âme immortelle, des organes périssables, un esprit léger et inquiet, un corps brut et infirme, des mœurs dissemblables, des erreurs communes, une audace opiniâtre, une espérance obstinée, de vains labeurs, une fortune inconstante ; mortels à les prendre isolément, immortels par la reproduction de la race, emportés tour à tour par la suite des générations, leur temps est rapide, leur sagesse tardive, leur mort prompte. Dans leur vie gémissante ils habitent la terre. »

Ne sent-on pas là une mâle tristesse qui rappelle le premier aphorisme d’Hippocrate ?

Et puis ce petit roman même, dont je n’admirais tout à l’heure que l’absurdité pittoresque et le merveilleux expressif, n’est-il pas philosophique à sa façon et jusque dans ses licences ? Apulée ne serait-il pas, dans sa Métamorphose, l’ingénieux interprète dès dogmes palingénésiques ; n’exposerait-il pas, sous une forme légère, la doctrine des épreuves et des expiations à travers des existences successives et même la transformation de Lucius ne serait-elle pas l’expression sensible des travaux de la vie humaine, des changements qui sans cesse modifient les éléments complexes de ce moi qui tend sans cesse à se connaître plutôt qu’il ne se connaît ? Y aurait-il une sagesse cachée dans ce livre qui étale une folie si divertissante ? Que sais-je ?



  1. Apulée romancier et magicien, par M. Paul Monceaux, Quantin, éditeur, 1 vol. in-8o.