La Vie littéraire/4/Blaise Pascal et M. Joseph Bertrand

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La Vie littéraire/4
La Vie littéraireCalmann-Lévy4e série (p. 209-222).

BLAISE PASCAL
ET M. JOSEPH BERTRAND[1]


Une étude sur Blaise Pascal par M. Joseph Bertrand ne pouvait manquer d’intéresser. On était curieux de savoir la pensée du savant à qui les mathématiques doivent leurs derniers progrès sur le génie qui contribua à créer le calcul des probabilités et qui résolut de difficiles problèmes sur le cycloïde.

Ceux qui sont assez heureux pour pouvoir juger des travaux de M. Joseph Bertrand en physique mathématique et dans ce même calcul des probabilités, dont Huyghens et Pascal marquèrent les beaux commencements, s’accordent à louer la fécondité géniale du secrétaire de notre Académie des sciences. Cela ne m’est pas permis ; je dois m’arrêter, plein de regret, au seuil du sanctuaire où les initiés recherchent les seules vérités qu’il soil donné à l’homme d’atteindre absolument, et je ne puis que gémir d’être exclu des temples de la certitude. Mais il suffit d’une vue générale sur l’histoire des mathématiques pour reconnaître la grande place qu’y tient l’œuvre de M. Joseph Bertrand et savoir que ce maître a porté dans l’analyse cette clarté rapide, cette élégante concision qui donnent la grâce à l’évidence et montrent la vérité avec tous les rayons de sa couronne. L’algèbre et la géométrie ont leur style, comme la musique et la poésie, et c’est au grand style qu’on reconnaît le génie dans les sciences comme dans les arts.

La supériorité certaine de M. Joseph Bertrand dans la science des nombres et des figures nous rend infiniment précieux tout ce qu’il nous dit des découvertes et des expériences que Pascal nous a laissées. Soit qu’il définisse la part de Biaise dans l’établissement du calcul des probabilités, soit qu’il montre par quelles incertitudes ce génie a passé avant de constituer la théorie de la pesanteur de l’air, soit qu’il nous conte cette histoire du cycloïde où l’ennemi des jésuites montra plus de zèle pour la vérité que d’indulgence pour ceux qui la cherchaient avec lui, soil qu’il nous donne pour un incomparable chef-d’œuvre la théorie de la presse hydraulique, je m’instruis et j’admire de confiance ; mais il y a un point qui touchera tout le monde. C’est cette simple phrase : « Pascal fit à seize ans sa première découverte sur les sections coniques. » Car on ne pourra oublier que celui qui rapporte cet exemple de précocité merveilleuse fut aussi, voilà presque soixante ans, un enfant prodigieux. Joseph Bertrand concourut à onze ans avec les jeunes gens qui se présentaient à l’École polytechnique et satisfit à toutes les épreuves. Ce souvenir suffira, je pense, à rendre assez touchante la page qui commence par ces mots : « Les courbes étudiées par Pascal étaient les sections du cône à base circulaire, c’est-à-dire la perspective d’un cercle. »

En résumé, et pour ne pas tourner plus longtemps autour d’un sujet dans lequel je ne saurais entrer, voici de quelle manière M. Joseph Bertrand juge Pascal comme géomètre et comme physicien, en le comparant à l’esprit le plus étendu et le plus embrassant des temps modernes :

Pour Pascal, comme pour Leibniz, dans l’histoire des sciences, la renommée est supérieure à l’œuvre, et c’est justice ; car le génie est supérieur à la renommée ; l’abondance chez eux n’égale pas la richesse. Les mathématiques furent pour eux un divertissement et un exercice, jamais l’occupation principale de leur esprit et moins encore le but de leur vie.

Avec même profondeur et égale aptitude, leurs esprits étaient dissemblables. Leibniz, curieux de tout, excepté des détails, proposait des méthodes nouvelles, laissant à d’autres le soin et l’honneur de les appliquer. Pascal, au contraire, veut tout préciser ; les résultats seuls l’intéressent. Leibniz découvre l’arbre, le décrit et s’éloigne. Pascal montre les fruits sans dire leur origine. Si les difficiles problèmes résolus par Pascal s’étaient offerts à l’esprit de Leibniz, après en avoir résolu quelques-uns, les plus simples sans doute, il n’aurait pas manqué d’y signaler un grand pas accompli dans le calcul intégral. Pascal promet les solutions, les donne sans rien cacher, mais sans faire valoir sa méthode, souvent sans la laisser paraître.

Si Pascal, dont le génie n’a pas eu de supérieurs, avait rencontré comme Leibniz !e principe des différentielles, sans parler de révolution dans la science, il aurait choisi, pour les produire, les conséquences précises les moins voisines de l’évidence, s’il n’avait préféré, comme il l’a fait souvent, laisser disparaître avec lui la trace de ses méditations. On pourrait comparer Leibniz à une montagne sur laquelle les pluies ne s’arrêtent pas, Pascal à une vallée qui rassemble leurs eaux, en ajoutant, peut-être, que la montagne est immense, la vallée profonde et cachée.

Il s’en faut de beaucoup que M. Joseph Bertrand ait considéré surtout, dans son étude, Pascal comme géomètre et comme physicien. Ces considérations n’emplissent que peu de pages ; au contraire de longs chapitres sont consacrés à l’homme, au polémiste, au penseur, à l’écrivain, et personne ne sera surpris que l’auteur des belles biographies de Poinsot, de Gariel, de Michel Chasles, d’Élie de Beaumont, de Foucault, pour ne citer que celles-là, ait voulu épuiser tout son sujet, ce sujet fût-il Pascal. M. Joseph Bertrand a l’esprit ouvert sur toutes choses et sa curiosité s’étend sur les secrets de la nature. Il a bien soin de nous dire que la géométrie n’exclut rien. Et c’est ce qu’on lui accordera sans peine. La géométrie est à la base de tout, ou plutôt elle est dans tout comme le squelette dans l’animal. Elle est l’abstraction et elle est la réalité. Le monde visible la recouvre. Mais dans le jeu infiniment varié des formes sous lesquelles l’univers apparaît à notre âme étonnée, ses lois, toujours certaines, gouvernent la matière qui sommeille et la matière qui s’anime, le cristal et l’homme, la terre et les astres. Elle règne dans la beauté des femmes, dans l’harmonie des musiques, dans le rythme des poésies et dans l’ordre des pensées. Elle est la mesure de tout En elle est le mouvement ; en elle la stabilité. Heureux qui suit longtemps le bel ordre de ses figures, qui en découvre les propriétés immuables, et qui sait l’art

De poursuivre une sphère en ses cercles nombreux !

Mais que dis-je ? ne sommes-nous pas tous géomètres en quelque manière ? Sans la géométrie, l’enfant pourrait-il marcher, l’abeille faire son miel ?

Non certes, la géométrie n’exclut rien, pas même les poètes que M. Joseph Bertrand cite volontiers. Il a des idées sur toutes choses. On croit, je ne sais sur quels fondements, qu’il n’est point opposé, tout savant qu’il est, à quelqu’une des religions révélées qui se partagent aujourd’hui la foi de l’humanité. Je me hâte de dire que, pour surprendre cet état d’âme dans son livre sur Pascal, il faut une subtilité d’esprit que je n’ai pas. S’il est libre penseur ou catholique, il promet, en commençant, qu’on n’en saura rien ; il est aussi discret que Fortunio. Je confesse qu’après l’avoir lu je n’en sais pas plus qu’il n’a voulu et que je n’ai pas deviné sa pensée de derrière la tête. Il avait pourtant de belles occasions de se trahir ea traitant de la vie, des idées, de l’œuvre de Pascal.

Vie, œuvre, idées, tel est en effet le sujet qu’il s’est proposé. Et il l’a traité sans doute, mais à sa fantaisie, sans souci des proportions, sans nulle envie de former un ensemble. La négligence est voulue, et ce n’est point une faiblesse. Il n’achève pas la biographie qu’il avait commencée ; il court et bondit dès qu’il lui en prend envie ; il s’arrête quand il lui plaît. Il est merveilleusement agile et capricieux. Son esprit, accoutumé aux méthodes transcendantes, se rit de nos trop simples procèdes d’exposition et de critique. À l’occasion il est admirable dans la casuistique ; il y prend goût, il s’y attarde pour son plaisir et pour le nôtre. Il n’en sort plus. Il est là dedans comme le lièvre dans le serpolet. Mais en deux bonds il remplit le reste de sa carrière et touche le but. Car La Fontaine a beau dire : le lièvre arrive toujours avant la tortue, comme le génie l’emporte toujours sur la bonne volonté.

Ce que c’est que d’avoir calculé le nombre des valeurs qu’acquiert une fonction quand on permute les lettres ! Après cela, dès qu’on s’en donne la peine, on se montre plus grand casuiste qu’Escobar et Sanchez. Je vous assure que M. Joseph Bertrand est incomparable pour décider des cas difficiles. Il a pour confrères à l’Académie deux grands directeurs de consciences. M. Alexandre Dumas, qui est sévère, et M. Ernest Renan, qui est indulgent. Si M. Bertrand se mêle comme eux de guider les âmes, je lui prédis qu’il y réussira parfaitement, aujourd’hui surtout qu’il y a beaucoup d’inquiétude et toutes sortes de scrupules chez les pécheurs. Il est subtil. C’est ce qu’on veut

Je le dis maintenant sans sourire, il a déployé dans l’examen des Provinciales les plus rares facultés d’analyse. Et il est visible après cela que les Petites lettres ne sont qu’une œuvre de parti. Ce n’est point que Pascal ait altéré les textes, dont il ne connaissait d’ailleurs que les extraits que ces messieurs lui donnaient : il n’avait rien lu. Ses citations, au contraire, ont été trouvées généralement exactes. Mais M. Bertrand nous montre qu’il eût rencontré dans saint Thomas beaucoup de décisions qu’il reproche aux jésuites. Ordinairement, il fait un grief à la Compagnie tout entière de ce qui appartient à un seul membre et a été parfois combattu par un autre. Enfin, il est homme de parti.

À la vérité, nous n’en doutions guère. Et il ne faudrait pas dire que M. Joseph Bertrand a montré la partialité de Louis de Montalte pour faire plaisir aux jésuites ; on risquerait fort de dire une sottise.

Ces querelles de la grâce sont aussi mortes que celles des réalistes et des nominaux. Les distinctions anciennes d’esprit et de doctrine ne subsistent plus dans le clergé, qui est devenu tout entier romain. Les jésuites d’aujourd’hui ne ressemblent point aux jésuites d’autrefois, ils ont peut-être une morale plus sévère ; ils sont, je le sais, moins polis. Je doute qu’ils s’inquiètent beaucoup de ce que Pascal a dit de leurs prédécesseurs oubliés.

D’ailleurs, M. Joseph Bertrand n’est pas le premier à montrer la partialité de Pascal. Dans un livre célèbre, qui date de 1768, vous trouverez sur les Provinciales le jugement que voici :

Il est vrai que tout le livre portait sur un fondement faux. On attribuait adroitement à toute la société des opinions extravagantes de plusieurs jésuites espagnols et flamands. On les aurait déterrées aussi bien chez les casuistes dominicains et franciscains ; mais c’est aux seuls jésuites qu’on en voulait. On tâchait, dans ces lettres, de prouver qu’ils avaient un dessein formé de corrompre les mœurs des hommes, dessein qu’aucune secte, aucune société n’a jamais eu et ne peut avoir ; mais il ne s’agissait pas d’avoir raison, il s’agissait de divertir le public. »

Et cela n’est ni de Nonnotte, ni de Patouillet. C’est de Voltaire, dans le Siècle de Louis XIV.

Il y a dans un roman de Tourguénef un personnage à qui l’on dit : « Il faut être juste, » et qui répond : « Je n’en vois pas la nécessité. » Cet homme montrait une espèce de franchise. Mais, sans nous l’avouer à nous-mêmes, nous avons grand’peine à rendre justice à nos ennemis. Les fanatiques y ont plus de difficulté que les autres. Et Pascal était un fanatique. Il accabla de moqueries et de soupçons injurieux le jésuite Lalouère, qui méritait un meilleur traitement, pour s’être appliqué à résoudre des problèmes ardus sur le cycloïde. Mais il en eût trop coûté à Pascal de convenir qu’un jésuite peut être bon géomètre. C’est une extrémité qu’il évita par l’injure et la calomnie.

Il ne fut jamais au monde un plus puissant génie que celui de Pascal. Il n’en fut jamais de plus misérable, Géomètre il est l’égal des plus grands, bien qu’il ait détourné son esprit le plus possible de la géométrie. Il fait d’importantes découvertes en physique, sans la moindre curiosité de pénétrer les secrets de la nature. Il ne s’intéresse qu’à ceux qu’il découvre et ne se soucie nullement de ceux que les autres ont découverts. Il écrit, d’après les extraits que ses amis lui font, un livre de circonstance qui ne devait pas survivre à la querelle de moines dont il traite et que la perfection de l’art rend immortel. Et il méprise fous les arts, même celui d’écrire, et il n’est pas un seul genre de beauté qui ne lui fasse horreur, comme un principe de concupiscence. Malade, sans sommeil, il jette, la nuit, sur des chiffons de papiers des notes pour une apologie de la religion chrétienne ; et ces notes qu’on publie après sa mort, suspectes aux catholiques, font depuis deux cents ans les délices des penseurs libres et des sceptiques. Si bien que cet apologiste est surtout publié et commenté par ses adversaires : Condorcet (1776), Voltaire (1778), Bossuet (1779), Cousin et Faugère (1842-1844), Havet (1852). Et c’est là, il faut en convenir un étrange génie et une bizarre destinée.

Il faut prendre garde d’abord que cet homme prodigieux était un malade et un halluciné. De l’âge de dix-huit ans à celui de trente-neuf auquel il mourut, il ne passa pas un jour sans souffrir. Les quatre dernières années de sa vie, nous dit madame Périer, « n’ont été qu’une continuelle langueur ». Son mal dont il sentait les effets dans la tête, intéressait les nerfs et produisait des troubles graves dans les fonctions des sens. Il croyait toujours voir un abîme à son côté gauche et il semble par l’étrange amulette qu’on trouva cousue dans son habit qu’il vit parfois des flammes danser devant ses yeux.

Et si l’on songe que ce malade était le fils d’un homme qui croyait aux sorciers et en qui le sentiment religieux était très exalté, on ne sera pas surpris du caractère profond et sombre de sa foi. Elle était lugubre ; elle lui inspirait l’horreur de la nature et en fit l’ennemi de lui-même et du genre humain.

Il vivait dans l’ordure et s’opposait à ce qu’on balayât sa chambre. Il se reprochait niaisement le plaisir qu’il pouvait trouver à manger d’un plat, et, n’étant point indulgent, il ne pardonnait pas aux autres ce qu’il ne se pardonnait point à lui-même. « Lorsqu’il arrivait que quelqu’un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, dit madame Périer, il ne le pouvait souffrir ; il appelait cela être sensuel. »

L’excès de sa pureté le conduisait à des idées horribles. Si madame Périer, sa sœur, lui disait : « J’ai vu une belle femme, » il se fâchait et l’avertissait de retenir un tel propos devant des laquais et des jeunes gens, de peur de leur faire venir des pensées coupables. Il ne pouvait souffrir que les enfants fissent des caresses à leur mère. Redoutant les amitiés les plus innocentes, il ne témoignait que de l’éloignement à ses deux sœurs Jacqueline et Gilberte, afin de ne point occuper un cœur qui devait être à Dieu seul. Pour la même raison, loin de s’affliger de la mort de ses proches, il s’en réjouissait quand cette mort était chrétienne. Il gronda madame Périer de pleurer sa sœur, Jacqueline, et de garder quelque sentiment humain.

Certes, Pascal était sincère. Il pensait comme il parlait. Il observait les leçons qu’il donnait, mais ces leçons ne sont-elles pas littéralement celles que recevait Orgon du dévot retiré dans sa maison ?

Je pense que, pour beaucoup de raisons, Molière n’a pas songé à peindre les jésuites dans son Tartufe. La meilleure est qu’il eût fâché le roi, à qui il était très empressé de plaire. Mais qu’il ait songé aux jansénistes, en faisant sa comédie, c’est ce que je suis bien tenté de croire, et chaque jour davantage.

On dira que du moins Pascal considérait les pauvres comme les membres de Jésus-Christ et qu’il faisait de grandes aumônes. Oui, sans doute, il aimait les pauvres, et il en logeait chez lui. Mais faites attention qu’il les aimait comme les libertins aiment les femmes, pour l’avantage qu’il espérait en tirer ; car c’est en aimant les pauvres qu’on gagne le ciel et qu’on fait son salut. Il trouvait la pauvreté trop bonne pour vouloir la supprimer. Il l’aimait du même amour dont il aimait la vermine et les ulcères.

On a dit que ce chrétien avait été tourmenté par le doute. C’est là une imagination de quelques esprits troublés du xixe siècle qui ont voulu mirer leur âme dans celle du grand Pascal.

M. Joseph Bertrand a l’esprit trop exact et trop sûr pour croire aux doutes de Pascal. Sur ce point il est très assuré. Et dans le même temps que paraissait le livre du secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, M. Sully-Prudhomme, son confrère de l’Académie française, publiait, dans la Revue des Deux Mondes, une étude parfaitement déduite dans laquelle il montrait aisément que Pascal avait placé sa foi dans des régions que le raisonnement ne peut atteindre. Si quelqu’un ne mit jamais sa foi en délibération, c’est bien Pascal. Il l’a répété vingt fois : la raison ne conduit pas à Dieu ; le sentiment seul y mène.

« S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible. Nous sommes incapables de connaître ce qu’il est ni s’il est. »

Et ailleurs :

« Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison. »

Et M. Sully-Prudhomme conclut excellemment :

« Pour lui, la preuve de l’existence de Dieu n’est pas confiée à la faculté de comprendre, mais à celle de sentir, à l’intuition du cœur, en un mot à un acte de foi. »

À propos, je crois, d’un philosophe contemporain qui unit à une rare puissance spéculative la foi du charbonnier, on a dit qu’il y avait des cerveaux à cloisons étanches. Le fluide le plus subtil qui remplit un des compartiments ne pénètre point dans les autres.

Et comme un rationaliste ardent s’étonnait devant M. Théodule Ribot qu’il y eût des têtes ainsi faites, le maître de la philosophie expérimentale lui répondit avec un doux sourire :

— Rien n’est moins fait pour surprendre. N’est-ce pas, au contraire, une conception bien spiritualiste que celle qui veut établir l’unité dans une intelligence humaine ? Pourquoi ne voulez-vous pas qu’un homme soit double, triple, quadruple ?

Il n’y a pas même besoin pour expliquer la foi de Pascal de recourir au cerveau à cloisons étanches et à l’homme double. Pascal raisonnait tout ce qui lui semblait du domaine du raisonnement, et jamais homme ne fit de la raison un plus violent usage. Il ne raisonnait pas de Dieu, ayant tout de suite connu que Dieu n’est pas sujet au raisonnement. Il ne donna pas sa créance à Dieu. Cela lui eût été bien impossible. Il lui donna sa foi, ce qui est tout autre chose que de donner sa raison : les mystiques et les amoureux le savent ; il lui donna son cœur. Il le lui donna comme le cœur se donne, sans raisonner, sans savoir, sans vouloir ni pouvoir aucunement savoir. Les œuvres des mystiques, et tout particulièrement les méditations de sainte Thérèse, éclairciraient assez ces difficultés psychologiques. Mais, par une singularité dont je parlais tout à l’heure, les commentateurs de Pascal sont le plus souvent des philosophes qui n’étudient guère les mystiques. Aussi le croient-ils unique et singulier, faute de pouvoir le réunir à sa grande famille spirituelle.

En définitive, ce ne sont pas les moins bien avisés, ces fidèles qui, comme Pascal, n’appellent jamais leur raison au secours de leur foi. Une telle aide est toujours périlleuse. Chez Pascal, la raison, qui était formidable, eût, d’un seul coup, tout détruit dans le sanctuaire ; mais elle n’y entra jamais.

Cette bonne et douce madame Perler, qui a écrit avec de si belles et discrètes façons la vie de son frère Blaise, y rapporte une pratique du grand homme qui m’a toujours donné beaucoup à penser. Pascal, retiré du monde, recevait dans sa chambre sans tapisseries et sans feu toutes les personnes qui venaient l’entretenir sur la religion. Les unes lui confiaient leurs projets de retraite. Les autres lui soumettaient leurs doutes sur les matières de la foi. À celles-là, par charité chrétienne, il ne refusait pas ses avis. Et parfois, comme on ne se rendait pas à ses premières raisons, il fallait en venir à une dispute en règle. Pascal n’aimait guère ces colloques dans lesquels on lui opposait la raison à la foi. Pour soutenir de telles discussions, il prenait soin de mettre sous ses vêtements une ceinture de fer garnie de clous dont les pointes étaient tournées en dedans. À chaque raison de son contradicteur, il enfonçait les pointes dans sa chair. Par ce moyen, il évitait tout péril et servait le prochain sans crainte de nuire à soi-même.

Il ne douta jamais. Mais il avait de la prudence, et sa grande appréhension était que la raison n’entrât par surprise dans les choses de la foi.

  1. Blaise Pascal, par Joseph Bertrand, de l’Académie française, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, 1 vol. in-8o. — Le dogmatisme et la foi dans Pascal, par Sully Prudhomme (dans la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1891).