La Vie littéraire/4/Madame Ackermann

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La Vie littéraire/4
La Vie littéraireCalmann-Lévy4e série (p. 1-9).
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MADAME ACKERMANN


J’ai eu l’honneur de connaître madame Ackermann, qui vient de mourir. Je la voyais à ses échappées de Nice, l’été, dans sa petite chambre de la rue des Feuillantines qu’emplissaient l’ombre et le reflet pâle des grand arbres. C’était une vieille dame d’humble apparence. Le grossier tricot de laine, qui enveloppait ses joues, cachait ses cheveux blancs, dernière parure, qu’elle dédaignait comme elle avait dédaigné toutes les autres. Sa personne, sa mise, son altitude annonçaient un mépris immémorial des voluptés terrestres et l’on sentait, dès l’abord, que cette dame avait été brouillée de tout temps avec la nature.

— Quoi ! s’écria M. Paul Desjardins, quand un jour on la lui montra qui passait dans la rue, c’est là madame Ackermann ? elle ressemble à une loueuse de chaises.

Et il est vrai qu’elle ressemblait à une loueuse de chaises. Mais elle pensait fortement et son âme audacieuse s’était affranchie des vaines terreurs qui dominent le commun des hommes

Louise Choquet fut élevée à la campagne. Ses meilleurs moments — elle nous l’a dit — étaient ceux qu’elle passait, assise dans un coin du jardin, à regarder les moucherons, les fourmis et surtout les cloportes. Comme beaucoup d’enfants intelligents, elle eut grand’peine à apprendre à lire. Le catéchisme la rendit à moitié folle d’épouvante. Quand elle fut un peu grande, un bon prêtre se donna beaucoup de peine pour lui expliquer la doctrine chrétienne ; elle suivit cet enseignement avec une extrême attention. Quand il fut terminé, elle avait cessé de croire tout à fait et pour jamais. Orpheline de bonne heure, elle alla vivre à Berlin, chez des hôtes excellents, où elle connut Alexandre de Humboldt, Varnhagen, Jean Müller, Bœkh, des savants, des philosophes. Son esprit était déjà formé et son intelligence armée. Il y avait déjà en elle ce pessimisme profond qui a éclaté depuis.

Là, elle fut aimée d’un doux savant, nommé Ackermann, qui faisait des dictionnaires et rêvait le bonheur de l’humanité. Elle consentit à l’épouser après s’être assurée qu’il pensait comme elle que la vie est mauvaise et que c’est un crime de la donner. Après deux ans d’une union tranquille, Ackermann mourut sur ses livres, et sa veuve se retira à Nice, dans un ancien couvent de dominicains, encore divisé en cellules. Elle y fit bâtir une tour d’où elle découvrait le golfe bleu et les cimes blanches des montagnes du Piémont. C’est là qu’elle est morte après quarante-quatre ans de solitude. Chaque matin, comme le vieux Rollin dans sa maison de Saint-Étienne-du-Mont, elle allait voir, en se levant, comment ses arbres fruitiers avaient passé la nuit. De temps en temps, dans la paix de ses jours monotones, elle écrivait ces vers désespérés qui lui survivent. Pas de vie plus unie que la sienne. Cette audacieuse mena l’existence la plus régulière.

« Je puis être hardie dans mes spéculations philosophiques, disait-elle ; mais, en revanche, j’ai toujours été extrêmement circonspecte dans ma conduite. Cela se comprend d’ailleurs. On ne commet guère d’imprudences que du côté de ses passions ; or, je n’ai jamais connu que celles de l’esprit. » Tout son bonheur au monde et son unique sensualité furent de voir fleurir ses amandiers et de causer de Pascal avec M. Ernest Havet.

Sans demander aucune aide au ciel, elle exerça les vertus de ces saintes femmes, de ces veuves voilées que célèbre l’Église. Naturellement, elle était d’une pudeur farouche.

L’idée seule d’une faiblesse des sens lui faisait horreur, et elle s’éloignait avec dégoût des personnes qu’elle soupçonnait d’être trop attachées aux choses de la chair. Quand elle avait dit d’une femme « elle est instinctive », c’était un congé définitif. Elle avait même, à cet endroit, des rigueurs inconcevables. Il lui arriva de se brouiller avec une amie d’enfance, parce que la pauvre dame, âgée alors de plus de soixante ans, avait un jour, assise au coin du feu, passé les pincettes à un très vieux monsieur d’une manière trop sensuelle. J’étais là quand la chose advint. Il me souvient qu’on parlait de Kant et de l’impératif catégorique. Pour ma part, je ne vis rien que d’innocent dans les deux vieillards et dans les pincettes. La dame du coin du feu n’en fut pas moins chassée sans retour. Madame Ackermann l’avait jugée instinctive. Elle n’en démordit point.

Madame Ackermann était capable d’une sorte d’amitié droite et simple. Elle s’était fait pour ses vacances parisiennes une famille d’esprit. Comme toutes les belles âmes elle aimait la jeunesse. Le docteur Pozzi et M. Joseph Reinach n’ont pas oublié le temps où elle les appelait ses enfants. Chaque fois que quelqu’un de ses jeunes amis se mariait, elle était désespérée. Pour elle, bien qu’elle y eût passé jadis assez doucement, mais sous conditions, le mariage était le mal et le pire mal, car sa candeur n’en soupçonnait pas d’autre. Elle était philosophe : l’innocence des philosophes est insondable. À son sens, un homme marié était un homme perdu. Songez donc ! Les femmes, même les plus honnêtes, sont tellement « instinctives > ! Elle frissonnait à cette seule pensée. Ceux qui ne l’ont point connue ne sauront jamais ce que c’est qu’une puritaine athée. Et pourtant, ô replis profonds du cœur, ô contradictions secrètes de l’âme ! je crois qu’au fond d’elle-même et bien à son insu, cette dame avait quelque préférence pour les mauvais sujets. En poésie du moins. Elle était folle de Musset. Enfin cette obstinée contemptrice de l’amour, un jour, à l’ombre de ses orangers, a écrit cette pensée dans le petit cahier où elle mettait les secrets de son âme : « Amour, on a beau t’accuser et te maudire, c’est toujours à toi qu’il faut aller demander la force et la flamme ! »

Comme tous les solitaires, elle était pleine d’elle-même. Elle ne savait qu’elle et se récitait sans cesse. Elle allait portant dans sa poche une petite autobiographie manuscrite qu’elle lisait à tout venant et qu’elle finit par faire imprimer. Ses plus beaux vers insérés dans la Revue moderne, avaient passé inaperçus. C’est un article de M. Caro qui les fit connaître tout d’un coup. Elle eut depuis lors un groupe d’admirateurs fervents.

J’en faisais partie, mais sans m’y distinguer. Sa poésie me donnait plus d’étonnement que de charme, et je ne sus pas la louer au delà de mon sentiment. Elle était sensible à cet égard et, comme elle avait le cœur droit et l’esprit direct, elle me dit un jour :

— Que trouvez-vous donc qui manque à mes vers, pour que vous ne les aimiez pas ?

Je lui avouai que, tout beaux qu’ils étaient, ils m’effrayaient un peu, dans leur grandeur aride. Je m’en excusai sur ma frivolité naturelle.

— Comme les enfants, lui dis-je, j’aime les images, et vous les dédaignez. C’est sans doute avec raison que vous n’en avez pas.

Elle demeura un moment stupéfaite. Puis, dans l’excès de l’étonnement, elle s’écria :

— Pas d’images ! que dites-vous là ? Je n’ai pas d’images ! mais j’ai « l’esquif ». « L’esquif », n’est-ce pas une image ? Et celle-là ne suffit-elle pas à tout ? L’esquif sur une mer orageuse, l’esquif sur un lac tranquille ! … Que voulez-vous de plus ?

Oui certes elle avait « l’esquif », cette bonne madame Ackermann. Elle avait aussi l’écueil et les autans, le vallon, le bosquet, l’aigle et la colombe, et le sein des airs, et le sein des bois, et le sein de la nature. Sa langue poétique était composée de toutes les vieilleries de son enfance.

Et pourtant ces vers aux formes usées, aux couleurs pâlies, s’imprimèrent fortement dans les esprits d’élite ; cette poésie retentit dans les âmes pensantes, cette muse sans parure et presque sans beauté s’assit en préférée au foyer des hommes de réflexion et d’étude. Pourquoi ? Certes, ce n’est pas sans raison. Madame Ackermann apportait une chose si rare en poésie qu’on la crut unique : le sérieux, la conviction forte. Cette femme exprima dans sa solitude, avec une sincérité entière, son idée du monde et de la vie. À cet égard je ne vois que M. Sully-Prudhomme qui puisse lui être comparé. Elle fut comme lui, avec moins d’étendue dans l’esprit, mais plus de force, un véritable poète philosophe. Elle eut la passion des idées. C’est par là qu’elle est grande. Soit qu’elle nous montre au jugement dernier les morts refusant de se lever à l’appel de l’ange et repoussant même le bonheur quand c’est Dieu, l’auteur du mal, qui le leur apporte, soit qu’elle dise à ce dieu : « Tu m’as pris celui que j’aimais ; comment le reconnaîtrai-je quand tu en auras fait un bienheureux ? Garde-le ; j’aime mieux ne le revoir jamais. » Soit qu’elle crie à la nature : « En vain tu poursuis ton obscur idéal à travers tes créations infinies : tu n’enfanteras jamais que le mal et la mort », elle fait entendre l’accent d’une méditation passionnée, elle est poète par l’audace réfléchie du blasphème ; tous les plis mal faits du discours tombent ; l’on ne voit plus que la robuste nudité et le geste sublime de la pensée.

On admire, on est ému, on ressent une effrayante sympathie et l’on murmure cette parole du poète Alfred de Vigny : « Tous ceux qui luttèrent contre le ciel injuste ont eu l’admiration et l’amour secret des hommes. »

Rappelez-vous le chœur des Malheureux, qui ne veulent pas renaître, même pour goûter la béatitude éternelle, mais tardive.

Près de nous la jeunesse a passé les mains vides,
Sans nous avoir fêtes, sans nous avoir souri.
Les sources de l’amour sur nos lèvres avides,
Comme une eau fugitive, au printemps ont tari.
Dans nos sentiers brûlés pas une fleur ouverte.
Si, pour aider nos pas, quelque soutien chéri
Parfois s’offrait à nous sur la route déserte,
Lorsque nous les touchions, nos appuis se brisaient ;
Tout devenait roseau quand nos cœurs s’y posaient.
Au gouffre que pour nous creusait la Destinée,
Une invisible main nous poussait acharnée.
Comme un bourreau, craignant de nous voir échapper,
À nos côtés marchait le Malheur inflexible.
Nous portions une plaie à chaque endroit sensible.
Et l’aveugle Hasard savait où nous frapper.

Peut-être aurions-nous droit aux célestes délices ;
Non ! ce n’est point à nous de redouter l’enfer,

Car nos fautes n’ont pas mérité de supplices ;
Si nous avons failli, nous avons tant souffert !
Eh bien ! nous renonçons même à cette espérance
D’entrer dans ton royaume et de voir tes splendeurs ;
Seigneur nous refusons jusqu’à ta récompense,
Et nous ne voulons pas du prix de nos douleurs.

Nous le savons, tu peux donner encor des ailes
Aux âmes qui ployaient sous un fardeau trop lourd ;
Tu peux, lorsqu’il te plaît, loin des sphères mortelles
Les élever à toi dans la grâce et l’amour ;
Tu peux, parmi les chœurs qui chantent tes louanges,
À tes pieds, sous tes yeux, nous mettre au premier rang,
Nous faire couronner par la main de tes anges,
Nous revêtir de gloire en nous transfigurant,
Tu peux nous pénétrer d’une vigueur nouvelle,
Nous rendre le désir que nous avions perdu…
Oui, mais le Souvenir, cette ronce immortelle
Attachée à nos cœurs, l’en arracheras-tu ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rappelez-vous les imprécations de l’homme à la nature :

Eh bien ! reprends-le donc ce peu de fange obscure,
Qui pour quelques instants s’anima sous ta main ;
Dans ton dédain superbe, implacable Nature,
Brise à jamais le moule humain !

De ces tristes débris, quand lu verrais, ravie,
D’autres créations éclore à grands essaims,
Ton Idée éclater en des formes de vie
Plus dociles à tes desseins.

Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère,
Parce qu’il fut rêvé, puisse un jour exister ?
Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère ;
À l’œuvre ! Il s’agit d’enfanter.

Change en réalité ton attente sublime.
Mais quoi ! pour les franchir malgré tous tes élans,
La distance est trop grande et trop profond l’abime
Entre ta pensée et tes flanc ».


La mort est le seul fruit qu’en tes crises futures
Il te sera donné d’atteindre et de cueillir ;
Toujours nouveau débris, toujours des créatures
Que tu devras ensevelir !

Car sur ta route en vain l’âge à l’âge succède
Les tombes, les berceaux ont beau s’accumuler
L’idéal qui te fuit, l’idéal qui t’obsède

À l’infini pour reculer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et l’on s’étonne que d’une existence tout unie et tranquille soit sortie cette œuvre de désespoir. Dans sa cellule aussi froide, aussi chaste, aussi paisible qu’au temps des fils de Dominique, la recluse de Nice a gémi comme une sainte de l’athéisme, sur les misères qu’elle n’éprouvait pas, sur les souffrances de l’humanité tout entière. Elle a fait doucement le songe de la vie ; mais elle savait que ce n’était qu’un songe. Peut-être vaut-il mieux croire à la réalité de l’être et à la bonté divine, puisque, si c’est là une illusion, c’est une illusion que la mort indulgente ne dissipera point. Quoi qu’il soit de nous, ceux qui croient à l’immortalité de la personne humaine n’ont pas à craindre d’être détrompés après leur mort. Si, comme il est infiniment probable, ils ont espéré en vain, s’ils ont été dupes, ils ne le sauront jamais.