La Vie rurale/32

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 108-112).

VI

LA REVANCHE DE MARGOT

Eh bien, qu’avais-je dit ? Margot la délaissée,
Qui s’en allait au bois seule avec son mouton,
Margot oublie enfin sa disgrâce passée :
Un autre soupirant se l’était fiancée,
Et c’est demain matin qu’il l’épouse, dit-on.

Si ce n’est pas un roi qui s’unit à la belle
(Les rois énamourés ne sont plus de saison),
C’est du moins un fermier jeune, vaillant, fidèle,
Riche d’un large enclos qu’il défricha pour elle,
Et longtemps amoureux à perdre la raison.


Il allait jour et nuit : « L’avez-vous rencontrée ?
Disait-il aux pasteurs sur les coteaux déserts.
Aux abords du hameau s’est-elle à vous montrée ?
Dans sa grâce d’enfant l’avez-vous admirée ?
Disait-il aux faneurs qui fauchaient les prés verts.

« Avez-vous dans votre eau réfléchi son image ?
Disait-il à la source, au limpide lavoir.
Et vous, oiseaux chanteurs, cachés dans le feuillage,
L’avez-vous d’un refrain saluée au passage ?
Vous êtes-vous penchés afin de mieux la voir ? »

Cette épreuve d’amour, six ans recommencée,
Demain s’achève enfin avec le jour tombant.
Demain l’amant fidèle obtient la fiancée :
Aux marches de l’autel, âme récompensée,
Jacob va recevoir la fille de Laban !

Ô chaste jeune fille, âme vive et légère,
C’est un autre avenir qui s’ouvrira pour vous.
Dieu sait de ces destins combien chacun diffère,
Entre l’enfant qui rit au foyer de la mère,
Et la femme qui veille au foyer de l’époux !


Adieu l’insoucieuse et folle rêverie,
Les chansons sous la treille où pendent les raisins,
Les danses, au printemps, sur l’herbe refleurie ;
Aux fontaines, le soir, adieu la causerie
Avec les jeunes sœurs, filles des seuils voisins !

À l’épouse, aujourd’hui, la vie est plus sévère :
Quoique paré de fleurs, le joug est un fardeau.
Femme de laboureur, soigneuse ménagère,
Désormais, en t’aimant il faut qu’on te révère ;
Mais, s’il est moins riant, le lot en est plus beau.

Il est beau de veiller comme une providence
À ce foyer modeste, à ce banquet frugal ;
D’y maintenir la joie ainsi que la prudence,
Et, dans la pauvreté comme dans l’abondance,
D’y recevoir le sort d’un cœur toujours égal.

Reine obscure, il est beau, dans cette cour champêtre,
D’unir aux soins du jour les soins du lendemain ;
De partager, enfin, maîtresse avec le maître,
Le poids, le noble poids de ce sceptre de hêtre
Que tout bon laboureur porte en sa rude main !


Il est beau de mêler, suivant le jour et l’heure,
Aux sérieux propos les paroles de miel ;
D’avoir, aux temps heureux, égayé la demeure,
Et d’être maintenant, près de l’homme qui pleure,
L’esprit consolateur qui parle au nom du ciel.

Si la terre a trompé son espoir, si l’orage
A noyé ses épis, rompu ses baliveaux,
Si le vin récolté n’a pas payé l’ouvrage,
Il faudra qu’un accent relève son courage,
Et qu’une tendre main le ramène aux travaux.

C’est plus ! étant l’épouse, il sied d’être la mère,
De suspendre à son sein quelque frais nourrisson ;
Et, se tenant debout au seuil de sa chaumière,
De dire aux gens le soir, d’une voix douce et fière :
« Voyez le bel enfant, c’est mon nouveau garçon ! »

À ce cher groupe enfin, qu’on tient sur sa poitrine,
Il est beau d’enseigner dès leur tendre matin,
Aux filles, la pudeur, grâce et crainte divine,
Aux garçons, le travail qui vaut une doctrine,
Et l’amour du pays, quel qu’en soit le destin !


Femme du laboureur, matrone au flanc robuste,
Laisse-moi t’admirer dans ton grave maintien !
Femme à la main vaillante, à l’âme droite et juste,
D’une reine en sa pourpre et dans sa grâce auguste
Le prestige à mes yeux n’efface pas le tien.

Tel est pourtant le sort qui de loin te convie,
Enfant qu’un doux mystère abrite encor ce soir !
Colombe qui seras au nid bientôt ravie,
Tels seront les travaux et les droits de ta vie ;
Et, s’il est des douleurs, que sert de les prévoir ?

Ah ! les soucis du temps, les images chagrines,
Chez toi comme chez nous entreront assez tôt.
Ne songeons maintenant qu’aux tendresses voisines :
Voici qu’aux premiers feux du jour sur les collines,
La flûte et le hautbois descendent du coteau !