La Vie rurale/51

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 174-182).

XXV

LA POÉSIE LATINE

à m. géruzez.

Comme je déjeunais, ce matin, sous un hêtre,
Le piéton m’a remis ton épitre, cher maître,
Et c’est au bruit de l’arbre agité d’un frisson,
Au murmure d’une eau courant sous le gazon,
Que j’ai lu cette prose, où le bon sens fidèle
A l’essor de l’esprit dont il emprunte l’aile.
Tu veux donc que je dise et quels sont mes travaux,
Et quels auteurs je lis, quels chefs-d’œuvre nouveaux.
Mon travail, le voici : je laboure et je sème ;
De drainage ou d’engrais j’étudie un système ;
Réparateur du mal qui s’est fait autrefois,

Je rends à mes coteaux la parure des bois ;
Je cherche, espoir trompeur, dans le sein de la roche,
Quelque fleuve inédit qui fuit à mon approche ;
D’une étable, où nos bœufs ont un abri peu sûr,
Je rajuste le toit et je soutiens le mur.
Voilà quels sont mes soins, ami, telle est ma tâche.
À de pareils labeurs peu de gloire s’attache ;
Ils ne sont pas de ceux qui vous mettent au front
Ce feu dont les éclairs au loin rejailliront ;
Mais ils font que, du moins, on redescend la vie,
Calme, le cœur exempt de regrets ou d’envie ;
Ils font que chaque soir, de bonne heure, on s’endort
Sans dire au lendemain : « Fais-nous un autre sort ! »

Quant aux nouveaux écrits dont l’heureuse lecture
Me délasse, au besoin, de mon agriculture,
Ils ont bien deux mille ans, si je sais calculer.
Deux mille ans ! cela vaut la peine d’en parler ;
Et de vos livres neufs, qu’à Paris chaque aurore,
Chez Lévy, chez Dentu, chez Didier voit éclore,
En connaît-on beaucoup, dans leur première fleur,
De plus frais à l’esprit, de plus jeunes au cœur,
Que ces livres, ornés d’une éternelle grâce,
Qui portent les vieux noms de Virgile et d’Horace ?

Je les lis tour à tour, je les prends à la fois ;
Ambroisie ou nectar, à longs traits je les bois.
Arrivant de Paris, en vain frappe à ma porte
Un volume orgueilleux du beau titre qu’il porte ;
Le nomade facteur qui dessert nos cantons
Me laisse dix journaux avec leurs feuilletons ;
Le volume attendra le coup d’œil qu’il demande,
Les journaux négligés dormiront sous la bande ;
Il importe avant tout, courant aux moins pressés,
D’aller aux deux anciens toujours recommencés.

Ce charme, qui chez eux de plus en plus me gagne,
Campagnard, c’est surtout l’amour de la campagne.
Tous deux l’aiment, tous deux la chantent dans leurs vers,
L’attrait semble uniforme, il est pourtant divers.

Quoique épris des vallons dont il fait son asile,
Horace y garde encore un parfum de la ville.
Sur l’avis qu’a donné Musa son médecin,
Il est venu chercher le repos, un air sain,
Les soins recommandés à son corps peu robuste,
Enfin l’oubli de Rome… et peut-être d’Auguste.
Rome avait des fâcheux sans nombre autour de lui :
Des plaideurs qui, l’aurore ayant à peine lui,

Entraient dans son alcôve, inutile refuge,
Et, pressants, l’adjuraient de courir chez leur juge ;
Des amis vrais ou faux qui, dans l’occasion,
Auprès d’un usurier prenaient sa caution ;
D’autres qui l’abordaient en plein vent sur les places,
Lui disant : « Savez-vous quelque chose des Daces ?
Rien ne vous est secret à vous l’ami des grands. »
Enfin, suprême ennui, tels confrères errants
Qui venaient, au Forum, l’arrêter par la toge,
Et, déclamant leurs vers, en attendre l’éloge.
Il a fui : verts coteaux, collines de Tibur,
Il a couru vers vous, cherchant un abri sûr.
Il vous a retrouvés, rochers de Blandusie,
D’où ruisselle à sa voix le flot de poésie !
Et toi, vallon d’Ustique, asile retranché,
Au pays des Sabins recoin le plus caché !

Il vit là, revêtu de paix et de mystère,
Comme un sage, et pourtant comme un propriétaire :
Levé de bon matin, pour être plus dispos,
Il visite son pré, sa vigne, ses troupeaux ;
Pour obtenir du ciel une moisson plus jaune,
Il offre une brebis à Cérès, au dieu Faune ;
Tibur n’absorbe point, d’ailleurs, tout son esprit :

Même sous les splendeurs de mai qui refleurit,
Rome est encor, parfois, de là-haut regardée.
Il attend de Mécène une lettre attardée ;
Il songe à ses amis et voudrait les avoir ;
Car à quoi bon les fleurs et les fruits du terroir,
Si, pour mieux en goûter le charme plus intime,
On ne sent près de soi Lollius ou Septime ?
Que dis-je, les amis ? est-il fête ici-bas
Digne d’emplir le cœur, si l’amour n’en est pas ?
Accourez, Tyndaris, et Glycère, et Lydie !
Viens, brune Phidylé ! viens, blonde Gratidie !
Enfin toi, dont le rire est si plein de douceurs,
Accours, ô Lalagé ! belle parmi tes sœurs.
La lune brille au ciel ; sur les herbes naissantes,
Dansez, nymphes des bois ! dansez, Grâces décentes !

Le temps fuit cependant ; déjà le ciel plus gris
Souffle un premier vent froid sur les pampres flétris ;
Du Soracte neigeux on voit blanchir la crête :
Dès lors, adieu les champs ! — Ainsi vit le poëte ;
Ainsi Rome et Tibur se partagent ses jours ;
Ainsi, même au désert, préoccupé toujours
De Rome qui partout, malgré lui, l’accompagne,
Horace est campagnard, — Virgile est la campagne !

Oui, la verte étendue et son vaste horizon ;
La campagne, à toute heure et dans toute saison ;
La campagne sereine, oublieuse, immobile,
Et que jamais ne trouble un écho de la ville.
Oui, les grands ceps chargés de grappes, les vergers,
La plaine et ses épis émus de vents légers ;
Les rivages du fleuve, où, dans les hautes herbes,
Paissent les grands taureaux et les vaches superbes ;
Les chênes sur les monts, ces bois religieux
Qu’habite et que remplit la sainte horreur des dieux !
Et, partout, dans un flot de lumière dorée,
L’homme au travail des champs, œuvre auguste et sacrée !

Ah ! dès mes premiers jours, de songes couronnés,
Quels ravissements purs ne m’a-t-il pas donnés !
À quel point de ma route, à quelle heure, à quel âge,
Me suis-je séparé de ce radieux sage ?…
Il me fut au collége, à moi pauvre écolier,
Un compagnon sublime, et pourtant familier.
Deux vers pris au hasard, églogue ou géorgiques,
M’ouvraient pour tout un jour des horizons magiques :
Je ne languissais plus dans un vieux cloître obscur,
J’en sortais libre enfin, et le front dans l’azur ;
Je m’élançais, au vol des divins hexamètres,

À travers des pays où n’entraient pas nos maîtres.
Tel mot sentait pour moi la lavande ou le thym,
Tel autre avait l’éclat d’un rayon du matin,
Un verbe, une épithète, avec art suspendue,
M’emportait tout à coup sur quelque cime ardue ;
Ravi, je croyais voir, comme dans les prés verts,
Toutes les fleurs d’avril croître le long d’un vers,
Et les bœufs y passer, cherchant l’ombre écartée,
Et vers l’abri du saule y courir Galatée ! —
Ce n’était plus, le soir, un quinquet studieux
Qui versait du plafond sa lumière à mes yeux,
C’était le vrai soleil sous les voûtes vermeilles !
Le bruit que j’entendais, charmant à mes oreilles,
D’un surveillant grondeur ce n’était plus la voix,
Ce n’était plus le cri que faisaient à la fois,
En courant au hasard sur les pages froissées,
Cent plumes d’écoliers de thèmes hérissées ;
De l’oiseau dans les bois c’était le chant heureux,
Le bruit du Mincio qu’endort son lit ombreux,
Et le murmure ailé de l’abeille aux cytises,
Et l’hymne des pasteurs dispersé dans les brises !

Tel je suivis ce maître en mon premier essor ;
Après de si longs jours, tel je l’adore encor.

Si de l’écolier sombre il a séché les larmes,
Au bonheur d’être libre il ajoute des charmes.
Dans la campagne en fleur quand je sors aujourd’hui,
Quand je vais dans les bois, ce n’est jamais sans lui.
Souvent, des jours entiers, couché sous quelque ombrage,
L’œil errant au hasard des rameaux à la page,
Je reste là, lisant, regardant, rapprochant
Ce double et cher trésor, mon poëte et mon champ !
Complétant par un vers, qui l’explique et l’achève,
Un bruit de la futaie où j’abrite mon rêve ;
Continuant un vers par le chant d’un oiseau,
Par le gazouillement sonore d’un ruisseau ;
Et sans cesse et toujours, de la nature au livre,
Puisant à flots pareils le charme qui m’enivre,
Et ne fermant jamais le volume immortel
Que pour mieux voir l’azur, le chaste azur du ciel !

Ô livre ouvert sans cesse et que nul ne remplace !…
Un du moins l’accompagne, et c’est ce bon Horace :
Horace, qui chez moi dormit une saison,
D’un oubli sans injure eut bien vite raison.
De l’homme qui vieillit Horace est le poëte :
Les jours vont s’écoulant, et lui s’en inquiète.
Se voyant près du bord qu’on ne repasse pas,

Il ne demande plus les danses, les repas,
Plus de folles amours ; mais, au foyer d’octobre,
À peine deux amis causant d’une voix sobre.
Aux souffles de l’automne à travers les cyprès,
Il mêle des soupirs et des conseils discrets :
« Cette maison, ce parc, cette riante épouse,
Il faudra les quitter pour la tombe jalouse.
Sachons en attendant, de peur d’être en retard,
Épuiser dans la coupe un reste de nectar ! »

Il le dit, je le fais : dans la coupe choisie,
Moi, je m’abreuve au soir d’antique poésie ;
Et, comme l’un par l’autre on tempère deux vins,
Je mêle ainsi les vers de ces jumeaux divins !