La Vie rurale/57

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 197-200).

VI

VENT D’OUEST

— Te voilà triste, ami ! me dit le vent d’automne :
Qu’as-tu ? pourquoi ces pleurs ?
Je suis un confident qu’aucun chagrin n’étonne,
Conte-moi tes douleurs.

Sont-ce les vœux déçus, l’espérance échappée,
Les défaites du sort ?
As-tu touché recueil, sous ta voile trompée,
Quand tu rêvais le port ?

As-tu vu les amis, ceux qui depuis l’enfance
Marchaient tenant ta main,

Quand l’orage est venu, te laisser sans défense
À moitié du chemin ?

Est-ce le tendre amour, est-ce l’oiseau fidèle
Des riantes saisons,
Qui s’envole aujourd’hui, fugitive hirondelle,
Vers d’autres horizons ?

Connais-tu la douleur entre toutes poignante,
As-tu vu les tombeaux
S’ouvrir, et de ton cœur et de ta chair saignante
Dévorer des lambeaux ?

Parle, dis-moi ta peine ; un cœur qui se raconte
Se soulage à demi.
Nous sommes seuls ; dis tout sans réserve et sans honte,
Car je suis un ami ! —

Et moi je lui réponds : — Si tu veux que je dise
Tout l’ennui que je sens,
Ô triste vent d’automne, ô gémissante bise,
Prête-moi tes accents !


Le sanglot éloquent est lui-même un don rare,
Nous le cherchons en vain :
Prête-moi cette plainte à qui ne se compare
Aucun sanglot humain !

Les destins cependant m’ont épargné : ma voile
N’a pas touché d’écueil ;
Je n’ai vu dans mon ciel pâlir aucune étoile ;
Je ne mène aucun deuil.

Chaque jour, l’amitié vient sonner à ma porte,
Fidèle à ma maison,
Et l’amour dans mon cœur n’est pas de ceux qu’emporte
Le vent d’une saison !

Non, mais ce que j’éprouve est cet ennui suprême
Dont tout pleure ici-bas,
C’est ce mal inconnu dont tu souffres toi-même,
Et que tu ne dis pas.

Quand tu jettes ces cris d’un cœur qui se lamente,
En sais-tu le pourquoi ?

Sens-tu cet infini dont le poids me tourmente
Peser aussi sur toi ?

Ô triste vent d’automne, ô d’un monde en détresse
Pleureur le plus ancien !
Je dirai mon secret et le mal qui m’oppresse,
Quand tu diras le tien !