La Vie rurale/61

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 208-212).

X

LE RUISSEAU DES MORTS

À petits flots silencieux
Roule à travers ce cimetière,
Pâle torrent, ruisseau pieux
Dont le bruit semble une prière !

Né sur ces monts, dans un recoin
À l’ombre du frêne et du hêtre,
Tu cours, et quelques pas plus loin
Sous terre on te voit disparaître.

Des croix de bois, sur tes deux bords,
Échelonnent leur double ligne ;
Et ce nom de Ruisseau des Morts
Est le seul nom qui te désigne.


Là, sous la mauve et sous le thym,
Reposent, loin des bruits du monde,
Des trépassés dont le destin
Fut inconnu comme ton onde.

C’est le laboureur épuisé,
C’est le bûcheron, c’est le pâtre ;
Maint travailleur qui s’est usé
Dans un labeur opiniâtre.

Après la pluie et le soleil,
Tombés sous la tâche obstinée,
Ils goûtent enfin le sommeil
Qui fut le prix de la journée.

Leur village aux sombres maisons
Veille sur eux, de la colline.
Sur ce ravin sans horizons,
C’est un fantôme qui s’incline.

Son vieux clocher, de temps en temps,
S’éveille et pleure sur la roche ;
Il avertit les habitants
Au long murmure de sa cloche.


On voit alors, cortége en deuil,
Par le chemin couleur de cendre,
On voit venir quelque cercueil,
Et les parents suivre et descendre.

Une fosse, au bas du coteau,
S’ouvre et se ferme sous la pelle ;
Et puis chacun s’en va bientôt
Où le travail du jour l’appelle.

Parfois aussi, tu vois venir
Un groupe orphelin, une veuve,
Ces fidèles du souvenir
Agenouillés sous la croix neuve.

Confident des mornes douleurs,
Ruisseau qui roules des eaux noires,
Serais-tu fait avec les pleurs
Qu’on donne à toutes ces mémoires ?

Quand l’automne a grossi ton flot,
Qu’elle te creuse un lit plus rude,
Ta grande voix, comme un sanglot,
Retentit dans la solitude.


Mille débris du mont voisin,
Branches, cailloux et feuilles mortes,
À grand bruit roulent dans ton sein ;
Ils vont au gouffre où tu les portes.

Mais, quand juillet est revenu,
Quand les soleils sèchent la terre,
Tu n’es plus rien, sur le sol nu,
Qu’une eau fuyante et solitaire ;

Onde semblable, à son déclin,
Hélas ! à ces larmes plus rares
Dont la veuve et dont l’orphelin
Se font de jour en jour avares !

Adieu ! voici l’ombre du soir ;
L’étape n’est pas loin sans doute.
Ici je ne saurais m’asseoir
Avant le terme de ma route !

Je passais ; je veux seulement,
Au sein d’une paix si profonde,
Avoir comme un pressentiment
Du sommeil que berce ton onde.


Au creux de ma main recueilli,
Sombre flot, j’ai voulu te boire.
Ah ! que n’es-tu ce flot d’oubli
Où l’homme perdait la mémoire !

Adieu, ruisseau ! Va, coule encor,
Longe la pente poursuivie,
Mystérieux comme la mort,
Et fugitif comme la vie !