La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/01

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LA VIE VÉRITABLE
DU CITOYEN
JEAN ROSSIGNOL

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER
L’état de mes parents. — Quand j’étais petit. — Entre les écoliers des maîtres d’écriture. — Le caractère de ma mère. — Contre le guet. — J’entre en apprentissage. — Pour être mon maître.

Je suis né d’une famille pauvre[1]. Défunt mon père était Bourguignon. Il vint à Paris et, après quelques années, il chercha à se marier. Il fit donc connaissance de ma mère et ils se marièrent. Des cinq enfants qu’ils eurent, trois garçons et deux filles, j’étais le dernier.

Par sa bonne conduite, mon père avait obtenu une place à la Messagerie de Lyon ; il y était facteur ; ma mère y était factrice. Je n’avais que neuf ans à la mort de mon père, mais j’étais déjà en âge de le connaître et je me souviens qu’il m’aimait beaucoup parce que j’étais de mes frères le plus espiègle.

J’allais à l’école aux enfants de la paroisse et, comme j’avais une assez belle voix, je devins enfant de chœur à Sainte-Catherine, ci-devant canonicat de Sainte-Geneviève.

Je n’y fus que très peu de temps parce que j’eus une dispute avec le cuisinier de la maison. On me retira de cet endroit, et l’on me remit à ma première école jusqu’à l’âge de douze ans ; alors je changeai pour aller de suite chez un nommé Gourmera, maître d’écriture. Ce fut là le commencement de ma jeunesse. Tous les jours, en sortant de l’école, j’allais avec les autres enfants jouer à la ci-devant place Royale.

Au bout d’un an, comme je promettais d’écrire assez bien, on nous envoya les trois garçons que nous étions chez un maître d’école pour l’écriture nommé Roland.

Cette classe avait alors dispute avec les écoliers de Gourmera : ce fut là, deux ou trois fois par semaine, que nous nous battions les uns contre les autres avec les armes des écoliers : règles, compas, canifs, tout en était ; plusieurs fois je fus blessé, cela ne me dégoûtait pas. Sitôt que j’étais à même de reprendre ma revanche, je m’y trouvais avec plaisir, et par un nouveau combat je revenais quelquefois vainqueur ou d’autres fois vaincu.

Je mentais assez bien à la maison, surtout quand j’avais été battu : c’était que j’étais tombé ou que l’on m’avait fait cela sans le vouloir. J’avais une mère à qui il ne fallait jamais se plaindre ; elle était très dure ; elle ne nous cajolait pas, au contraire : « Va, disait-elle, aujourd’hui t’as trouvé ton maître. » Cela m’outrait à un tel point que souvent je sortais en colère de la maison, et, sur le premier que je rencontrais il fallait que je passe ma colère, puis j’étais satisfait. Un jour, je me souviens que nous avions fait une partie carrée de six contre six sur la demi-lune des boulevards, mais, comme nous étions très animés, la garde vint nous surprendre et le guet de Paris tenait déjà deux de nous, lorsque tout à coup notre colère cessa les uns contre les autres, et nous cherchâmes à retirer des mains de la garde nos camarades ; mais cela fut inutile, car j’avais fait tomber un soldat du guet par terre ; je tombai aussi ; alors un autre soldat me prit et l’on nous emmena tous au corps-de-garde et l’on nous menaçait de la charbonnière. Mes autres camarades eurent peur de la garde, s’enfuirent et furent avertir plusieurs personnes qui vinrent nous réclamer : nous en fûmes quittes pour la peur. Sitôt que nous rencontrâmes les fuyards, nous leur dîmes des injures : qu’ils étaient des poltrons, qu’ils n’avaient point de cœur.

Enfin ma mère se résolut à me faire apprendre un métier, et j’ai choisi celui d’orfèvre. Me voilà en apprentissage. Le marché était ainsi conclu que j’y resterais quatre années pour quatre cents francs d’argent. J’étais content d’avoir quitté la maison paternelle. Le bourgeois chez qui j’étais était un brave homme, mais sa femme, vieille bigote, était le bon Dieu à l’église et le diable à la maison. J’étais forcé les dimanches et fêtes d’aller à la messe de la paroisse avec elle : cela m’ennuyait assez ; enfin, comme j’avais la voix très forte, je faisais tous mes efforts pour l’empêcher de prier, et je chantais tant que je pouvais afin de l’étourdir dans ses prières ; ce qui lui fit prendre le parti de m’envoyer du côté du Cours, avec ordre de la venir reprendre sitôt la grand’messe finie. Je profitais de cette occasion pour aller jouer avec les autres apprentis sur le portail, puis je rentrais reprendre ma bourgeoise.

Je restai dans cette boutique pendant trois années et, comme je savais un peu travailler, je croyais qu’en province les alouettes tombaient toutes rôties ; ce qui m’a décidé à voyager : et le tout pour être mon maître.

Alors je n’avais que quatorze ans. J’étais assez fort pour mon âge, mais je n’avais point de taille.

  1. Le 7 novembre 1759.