La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/06

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CHAPITRE VI

Maître d’armes. — On embarquait pour les Indes. — Déjà des trahisons. — Les millions de l’Actionnaire. — Le pillage. Et des bombances. — Chez la belle lsabeau. — Une vraie boucherie. — À l’hôpital. — Duel à la bayonnette. — Une double opération. — J’échappe à l’embarquement.

J’avais dans Paris fréquenté l’Académie, j’étais devenu fort sur les armes, de manière que je les enseignai à mes camarades pendant trois ans, temps qui me restait encore à faire de mes huit ans.

Nous partîmes, le second bataillon, de Saint-Servan, en 1781, pour embarquer à Brest en Bretagne, en vue d’aller aux Indes. C’était alors Langeron qui commandait. J’étais malade et je restais à Brest, à l’hôpital.

Une partie des bâtiments de transport furent pris par les Anglais ; les équipages furent faits prisonniers et conduits à Plymouth. Au bout d’un mois, 250 hommes du régiment d’Aquitaine, qui avaient été pris, furent échangés et vinrent former un dépôt à Morlaix, en attendant un second embarquement. J’étais rétabli de ma maladie et je fus rejoindre le dépôt, à Morlaix.

Alors, il y avait déjà des trahisons et voyez la conséquence qui s’en tire selon mon jugement :

Les soldats embarqués sur le navire appelé l’Actionnaire nous ont rapporté qu’étant sur le bord, le vaisseau anglais qui les somma de se rendre leur dit avec un porte-voix : « Vous êtes l’Actionnaire, rendez-vous, vous avez sept millions à bord, ou bien nous vous allons couler à fond… »

L’Actionnaire se rendit.

À la vérité, les sept millions s’y trouvèrent : ils étaient à fond de cale. Plusieurs soldats de Roussillon et plusieurs d’Aquitaine descendirent à la cale et, avec une hache, brisèrent une caisse et emplirent leurs sacs ; les officiers des deux corps jetèrent leurs effets pour remplir leurs malles d’argent. Les officiers n’étant point fouillés par l’ennemi arrivèrent en Angleterre avec tout leur argent : aussi les ai-je vus après leur échange briller comme des lords… Les soldats ne furent pas si heureux, car ils furent déshabillés et fouillés de sorte que seuls les cinq ou six qui s’embarquèrent dans les canots avec les officiers ont eu leur part…

Arrivé à Morlaix, comme je l’ai dit plus haut, je profitai de cet argent. Plusieurs de mes écoliers me firent présent, l’un d’une montre, l’autre de bas de soie, enfin, ces «  braves gens » ne savaient que faire de leur argent ; aussi ne voyait-on qu’eux dans la ville faire des bombances ; j’ai fait avec eux des repas de sept cents livres.

Ce fut dans cet intervalle de temps que je fus blessé mortellement et bien malheureusement. Voici le fait :

Il était arrivé des prisonniers anglais à Brest, que l’on faisait refluer sur les derrières. En conséquence, un détachement les avait conduits depuis Brest jusqu’à Morlaix ; là, un autre détachement les reprenait et les menait jusqu’à Dinan où ils restaient en prison. Le sergent qui les avait conduits depuis Brest, était un de mes amis et parisien ; il s’appelait Bourgeau, dit Baisemoy, du régiment de Champagne. Comme il avait été maître d’armes, il fallut lui faire une réception. Tous les maîtres d’armes s’assemblèrent et l’on fit un assaut général ; les écoliers de chacun y furent invités ainsi que tous les amateurs. L’assaut fini, il fallut aller dîner, comme c’est l’usage. Il est bon de remarquer que Baisemoy était resté en garnison à Morlaix pendant dix-huit mois, qu’il y avait beaucoup de connaissances, entre autres une maîtresse nommée la belle Isabeau, qui tenait une auberge et donnait à boire. Isabeau avait une tante qui demeurait avec elle, et cette tante menait une petite boutique qui était en bas. Après le repas fini des maîtres d’armes, chacun s’en fut à son quartier. Bourgeau me dit : « Viens avec moi, nous allons aller dans une maison boire une bonne bouteille de vin. » J’observai que nous n’en avions pas besoin ; cependant, nous n’étions pas hors de raison, mais bien gaillards. Il me montra la porte et me dit : « Entre et demande une bouteille et trois verres. » J’entre et demande une bouteille. La vieille tante nous dit : « Montez ! » nous montons. Il y avait avec nous un nommé Bel-Air, du régiment de Bourbon-Infanterie. Sitôt que la vieille aperçut Bourgeau, elle nous dit : « Si vous êtes avec ce coquin-là, vous n’en aurez pas. » Cela ne nous empêcha pas de monter. La vieille criait de toutes ses forces : « Isabeau, voilà le coquin de Bourgeau qui monte : » Aussitôt un matelot, amoureux de cette belle Isabeau, depuis que Bourgeau était parti, prit la broche à rôtir où la gigue était après, et vint se placer derrière la porte d’entrée. Je me trouvais le premier et c’est moi qui fus embroché. Je sentis quelque chose de chaud qui m’était entré dans l’estomac : aussitôt, je me retourne sur le carré et je crie : Je suis blessé ! — Ce fut en ce moment que nous tirâmes nos sabres et que nous entrâmes tous trois le sabre nu à la main. Je courus sur celui qui avait la broche ; je parai de la main un second coup qu’il me portait et, d’un coup de sabre, je lui coupai le bras. Le coup ne fut pas plus tôt donné que je tombai par terre, moi d’un côté, et mon adversaire de l’autre. Quant à mes deux amis, ils furent assiégés aussi par d’autres matelots, mais ils eurent le bonheur de n’être pas blessés dangereusement, et ils en blessèrent trois, dont un eut le mollet coupé, un autre un coup à la cuisse, et le troisième au flanc, de sorte que nous nous sommes trouvés sept par terre : c’était une véritable boucherie ; le sang coulait dans la chambre de tous côtés.

La garde vint : une descente de justice se fit dans toutes les formes et l’on enleva les blessés. Pour moi, qui avais perdu connaissance, je fus mis sur un brancard et porté à l’hôpital des Dames. Je fus dix-huit jours dans le transport. Ce n’est qu’après six mois de traitement que je pus marcher avec des béquilles, et je me traînai ainsi pendant deux autres mois.

J’observe qu’on a fait courir le bruit que nous étions entrés le sabre à la main pour assassiner les matelots, tandis que c’est moi qui fus blessé le premier, et certes je n’avais pas plus que Bel-Air, aucune mauvaise intention, puisque je ne connaissais personne dans la maison, et même je n’y étais jamais entré ; à coup sûr, s’il y avait eu quelque dessein prémédité, j’aurais pris mes précautions, et j’aurais commencé par faire entrer Bourgeau, puisque je sus depuis qu’on avait cru le tuer, lui Bourgeau.

Celui qui eut le bras coupé fut porté au même hôpital que moi ; il fut guéri bien plus tôt, mais il resta estropié pour sa vie : il n’a plus qu’un bras. Nous eûmes conversation plusieurs fois ensemble étant à l’hôpital ; il m’avoua que Bourgeau s’était mal conduit, qu’il était entré chez la belle Isabeau, la veille, et qu’il y avait fait du dégât pour plus de cinquante écus en cassant la vaisselle. J’observe aussi que c’est le jour même de son arrivée qu’il alla seul chez son ancienne maîtresse ; la trouvant entre les bras d’un autre amant, il se porta à tous ses excès — et ce n’est que le lendemain de son séjour que notre malheureuse scène arriva.

Au bout d’une année je fus guéri ; mais j’avais la poitrine qui me causait des douleurs.

Quatre mois après ma guérison, j’eus dispute avec un chasseur du régiment Royal-Vaisseaux qui m’avait provoqué sur tous points. Je m’étais déjà battu avec lui au fleuret moucheté, au sabre, et toujours il avait été blessé ; il me proposa le pistolet, que j’acceptai. J’avoue que c’était la première fois que je me battais avec cette arme. Nous prîmes chacun deux témoins qui chargèrent les armes et nous placèrent près d’un buisson qui faisait le rond. L’un parti d’un côté et l’autre de l’autre, à la première rencontre on se tirait dessus à volonté. Je l’avais aperçu et je l’ajustais lorsque la peur le prit et il tomba par terre. Son pistolet lui échappa de la main, je saisis l’instant, je courus dessus, lui mis le pistolet sur la gorge et le forçai à me demander excuse, ce qu’il fit de la meilleure foi du monde. Il nous dit qu’il n’avait pu tirer la gâchette et qu’on lui avait donné le plus mauvais pistolet. Aussitôt un de ses témoins lui fit voir le contraire et déchargea le pistolet sur-le-champ : ainsi il fut prouvé qu’il n’avait pas assez de courage.

Cette affaire semblait arrangée, mais au bout de quelque temps, il me chercha encore castille : il fallut se battre avec des bayonnettes. Il fit si bien qu’il me tendit la bayonnette, et nous fûmes blessés tous les deux. J’avais tellement d’amour-propre que je ne voulus pas aller à l’hôpital comme lui. Je me fis panser à la chambrée par un de mes amis, de sorte qu’au bout de huit jours j’étais censé guéri, mais toutes les nuits, je perdais la respiration quand j’étais couché, et à force de me plaindre j’empêchais mes camarades de dormir. Le sergent de la chambrée me força d’aller à l’hôpital. À la visite du chirurgien-major, il fut reconnu que c’était un dépôt qui s’était formé dans l’estomac. On commença par ouvrir la première blessure qui était au milieu du téton droit, et l’on en fit sortir du sang caillé, ce qui me soulagea beaucoup, pendant plus de huit jours. Mais le dépôt avait tellement pris de force qu’après une consultation de chirurgiens, il fut décidé qu’on m’ouvrirait l’estomac. Je subis cette opération deux fois ; avec la première opération, la plaie n’était pas assez large ni assez longue pour la quantité de matière. — J’ai bien vu des plaies dans ma vie, mais jamais je n’en vis rendre de cette manière. Mes plus grandes souffrances ont été les pansements, et surtout quand on renouvelait le séton. J’ai souffert pendant deux mois consécutifs et je fus six mois à guérir.

J’étais convalescent lorsqu’on fit un second embarquement  : je fus obligé de partir pour Brest. Langeron nous passa en revue. Je lui représentai qu’étant blessé comme je l’étais je ne pourrais pas supporter la mer ; il me fit réponse, avec cet air brutal que tous les militaires lui connaissent que cela n’empêchait pas de m’embarquer, et que je guérirais aussi bien à bord qu’à l’hôpital. Cela me déconcerta, car j’avoue que je ne voulais pas aller aux Indes faire la guerre à des hommes, sans savoir pourquoi.

Je montai donc à bord avec mes autres camarades, et le lendemain je fus à l’ambulance pour me faire panser par le chirurgien du bord. Sitôt qu’il vit ma plaie, il fut trouver le capitaine commandant et lui dit que j’étais hors d’état de pouvoir supporter la traversée et qu’il fallait me débarquer. L’on me mit à terre avec un billet d’hôpital : je fus à Recouvrance et j’y restai jusqu’à ce que le convoi fût parti.

J’étais attaqué d’une hernie d’estomac : on me fit faire un bandage avec un certificat constatant que j’étais hors d’état de supporter la mer. Ce certificat est signé du chirurgien-major des hôpitaux militaires, Girardeau[1].

Je m’en retournai à Morlaix joindre le dépôt qui y était resté. Ce dépôt était composé de toutes sortes d’infanteries restées malades en route. Beaucoup n’avaient pas voulu embarquer et avaient employé toutes les sortes de ruses dont le soldat est capable.

Le détachement qui prit la mer n’eut pas plus de bonheur que la première fois ; il fut fait prisonnier et envoyé à Worcester ; il n’y resta qu’un mois, fut échangé, repassa en France et vint encore à Morlaix où nous restâmes pendant deux mois.

  1. «  Nous, chirurgien en chef des hôpitaux militaires de Brest, soussigné, certifions que le nommé Jean Rossignol, dit Idem, fusilier au régiment de Royal-Roussillon, est affecté d’une hernie d’estomac, suite d’un coup de broche à rôtir qu’il reçut à Morlaix d’un volontaire corsaire ; accident pour lequel il est nécessaire qu’il soit exempté de s’embarquer, et pourquoi nous lui avons fait faire un bandage exprès.

    En foi de quoi la présente attestation.

    À Brest, le 28 avril 1782.
    Girardeau
    Ch. en chef.

    (Arch. ad. de la guerre.)