La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/14

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CHAPITRE XIV

La révolte des paysans à Vernon. — Le général ne venait pas. — Aucune résistance. — Chicane au sujet de la solde. — Ma grande colère. — Nouvelles incorporations dans les Vainqueurs de la Bastille. — Deux pas-grand’chose.

Quelque temps après, nous reçûmes l’ordre de fournir un détachement de douze hommes pour Vernon. Je fus nommé pour le commander. Il fallait partir sur-le-champ afin de rétablir le bon ordre dans ce pays où des troubles avaient été causés par le manque de subsistances. Le peuple de cet endroit avait fait périr deux accapareurs et voulait détruire les autres.

La troupe de ligne fit ce chemin en poste, avec les voitures du bureau de Versailles qu’ils prirent au Pont-Royal. Pour notre détachement, il fut obligé d’aller à pied et nous arrivâmes aussitôt que la troupe qui avait été en voiture.

À une lieue de Vernon le général envoya l’ordre de s’arrêter, disant qu’il ne voulait pas entrer dans Vernon pendant le jour. Il avait fait halte à une lieue en deçà.

La troupe de ligne, qui était composée en majorité de gardes-françaises, se joignit à nous. Ils nous demandèrent si nous voulions les suivre ; je leur dis que notre intention était de nous battre ensemble et que si le général ne venait pas, il fallait marcher avec prudence. L’officier commandant des grenadiers me dit : « Formez un peloton et voilà dix-huit grenadiers que je vous donne pour votre avant-garde. »

Je me mis en marche et la colonne nous suivit à un quart de lieue de distance. On voulut nous effrayer ; en route plusieurs femmes nous dirent que tous les bourgeois étaient sous les armes et qu’ils étaient résolus à la résistance. Nous continuâmes notre route et nous vîmes de loin qu’il n’y avait aucun préparatif.

Le général nous rejoignit alors et jura qu’il saurait bien punir les désorganisateurs. Je lui répondis qu’il n’en existait pas parmi nous, mais que son devoir n’était pas de rester en arrière. Il me fixa et dit qu’il me reconnaîtrait. Le détachement suivait ; on nous fit former par pelotons ; nous entrâmes dans Vernon tambour battant. Les citoyens de ce pays vinrent nous reconnaître, et ce fut au milieu des bravos que nous entrâmes.

Il n’y eut pas un coup de fusil tiré dans cette expédition.

Nous nous emparâmes de tous les postes, de l’Hôtel-de-Ville et des autorités constituées  ; plusieurs personnes furent arrêtées. Le lendemain, on nous fit prendre les armes et former en bataillon carré. On avait battu la caisse afin que tous les gens de l’endroit se trouvassent au rendez-vous, en armes. Le général avait à leur parler ; il devait les passer en revue. Ils vinrent tous, et quand ils furent enveloppés par la troupe, on les conduisit à l’Hôtel-de-Ville où on leur fit déposer les armes.

Il s’éleva une chicane entre la troupe de ligne et la garde-nationale parisienne au sujet de la solde : la troupe de ligne n’avait que trente sols de paye, et nous autres trois livres ; plusieurs grenadiers vinrent nous trouver, et ils nous dirent qu’ils allaient tous déserter si on ne les payait pas comme nous ; ils faisaient remarquer qu’ils marchaient devant, les premiers au feu, et que cependant ils ne voulaient pas recevoir une paye plus forte que la nôtre, mais la même. Je trouvai leur raison fondée sur l’égalité, et je leur dis : N’allons pas tous ensemble chez le général ; nommez quatre des vôtres et nous irons le trouver. Nous y fûmes et, après bien des propos de part et d’autre, nous eûmes ce que nous demandions. Ce fut aux dépens de la ville que la troupe fut soldée. Plusieurs excursions se firent et, au bout de onze jours seulement, notre détachement reçut ordre de partir. Nous revînmes à Paris, toujours au poste de la Bastille.

Cette rentrée fut remarquable pour moi, et les propos qui se tinrent ce jour-là m’ont causé bien des disgrâces.

En arrivant avec le détachement, c’était l’heure du dîner ; tout le monde était à table, c’est-à-dire cinquante hommes soldés par la Nation à raison de cinquante sols par jour  ; aucune sentinelle n’était placée ; le poste était à l’abandon. Je fus d’une colère terrible : Comment, la Nation vous paye et vous n’avez pas le cœur de faire une heure de faction… c’est indigne ! surtout pour des anciens militaires… Soyez persuadés que si vous dépendiez de moi vous feriez votre service d’une autre manière. Alors je pris mon fusil, et je fus me mettre en faction pour leur donner l’exemple, et j’y restai une heure, après avoir fait huit lieues ce jour-là. On verra par la suite que ces paroles me furent reprochées bien des fois.

Vers ce temps, on introduisit dans le corps des Vainqueurs de la Bastille des hommes de toute espèce et surtout des hommes de taille. Hullin qui n’était que provisoire, était jaloux de former un beau corps, ce qui fit qu’une rivalité s’établit entre nous et les ci-devant gardes-françaises.

Deux coquins se glissèrent dans nos rangs ; ils firent des libelles de toute espèce pour les deux partis  : tantôt les gardes-françaises y étaient insultés, tantôt c’était notre tour, et nous ne pouvions savoir d’où cela venait. Il s’en suivit des disputes fortes ; plusieurs hommes furent blessés et même il y eut deux vrais vainqueurs de la Bastille qui furent assassinés, sans que nous ayons pu savoir par qui ils l’avaient été. Les deux coquins en question s’appelaient l’un l’Araignée, l’autre Étienne, tous deux connus pour des pas-grand’chose dans la Révolution. Étienne surtout avait vendu sa plume à Lafayette : je le lui ai fait avouer moi-même ; — un jour il me confessa qu’il se foutait de tout, qu’il écrirait pour celui qui le paierait le mieux — Nous chassâmes de notre sein ces deux coquins-là.