La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/Articles

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ARTICLE DÉTACHÉ

Il vient de me tomber sous la main le n° 184[1] d’un journal ayant pour titre la Quotidienne, et qui devrait y substituer celui d’Ami du Roi. Dans un long article signé le général de brigade Danican[2], on se plaint avec amertume de la mise en liberté du général Grignon, à qui on reproche des assassinats, des vols et des brigandages… Je lis : « Après le siège d’Angers, Rossignol dit à Grignon, en présence de moi, Danican, suspendu pour modérantisme : « Ah ça, Grignon, te v’la général, tu vas passer la Loire, tue tout ce que tu verras, hommes, femmes et enfants… c’est comme ça qu’on fait la Révolution… » Et le général Danican atteste sur son honneur que ce furent là les propres expressions du « général septembriste » que je suis…

Eh bien, je suis aise de trouver ici une occasion de rendre justice au général Grignon. Je n’ai aucune connaissance des délits qui lui sont reprochés, mais je dois dire que si les républicains ont livré dans la Vendée cent combats aux Brigands, Grignon a assisté au moins à quatre-vingts, et je le donne pour un des plus braves soldats que j’aie connus de ma vie.

Quant au propos que Danican me prête, je lui réponds : Jamais je n’ai vu Grignon à Angers ; et quand il serait vrai qu’immédiatement après le siège de cette ville nous nous y fussions trouvés ensemble, comment M. Danican, suspendu alors de ses fonctions, non pas comme modéré, mais comme lâche, aurait-il pu être témoin du propos qu’il me prête, lui qui, au moment même de l’attaque, avait eu la sage précaution de faire tout exprès une chute de cheval, pour attendre commodément sur le lit de plume le résultat de l’affaire[3].

Au reste je m’honore de la dénonciation de Danican, connu dans l’armée pour le plus fourbe, le plus orgueilleux et le plus intrigant des hommes ; le journal qu’il choisit pour y consigner sa calomnie dénote assez ses sentiments.

J’en avais déjà vu un échantillon dans le propos suivant qui lui fut reproché en ma présence par des officiers supérieurs, propos qu’il ne désavoua pas : « J’aime mieux ma femme que ma patrie, » disait ce patriote du jour.

*

J’ai répondu aux dénonciations dirigées contre moi.

J’ai servi la République avec désintéressement et sans orgueil. Soldat, officier, général, j’ai toujours été le même, sans autre prétention que celle de remplir mes devoirs avec exactitude ; je n’ai jamais brigué aucune place ; j’ai obéi quand on m’a proposé de l’avancement, parce que j’ai cru que l’intérêt de la République l’exigeait ; j’ai toujours exposé ma faiblesse et mon insuffisance : les représentants du peuple, les généraux, mes camarades, m’ont encouragé en me promettant de m’aider de leurs conseils, de leurs lumières et de leur courage.

Envoyé pour poursuivre et terrasser les Brigands, je m’en suis acquitté en homme d’honneur.

Les Brigands étaient à mes yeux des ennemis cruels de ma patrie ; je les ai poursuivis sans relâche ; toute communication, toute explication avec eux me paraissait un crime, et je n’en eus jamais que sur le champ de bataille.

Malgré les atrocités qu’ils commettaient journellement envers mes braves camarades[4], je n’ai jamais abusé de ma victoire pour leur rendre la pareille ; après le combat je les ai fait traiter avec les égards que des vainqueurs généreux et puissants doivent aux vaincus.

Si les mesures employées par le gouvernement d’alors pour terminer cette guerre étaient insuffisantes, si les ordres que je recevais au nom de la Convention ne pouvaient pas faire triompher la République, la Convention était là pour observer, pour juger, pour ordonner ; quant à moi, ma mission était d’obéir et je l’ai remplie avec fidélité. Il n’y a que des gens de mauvaise foi qui puissent condamner ma conduite.

Aujourd’hui, la Convention nationale adopte des moyens différents, ouvre les bras aux rebelles repentants, leur offre l’amnistie et les rappelle dans le giron de la Patrie qu’ils ont si longtemps déchiré. Puisse cette mesure, qu’il ne m’appartient pas de juger, produire le bien qu’on en attend !

Que les Brigands abjurent leur rébellion, qu’ils déchirent le bandeau qui leur cache la vérité, qu’ils brisent de bonne foi les idoles de la royauté et du fanatisme, qu’ils secouent le joug des nobles et des prêtres, pour venir se ranger sous les drapeaux de la patrie et reconquérir le nom glorieux de Français que des chefs audacieux et perfides leur ont fait perdre, — qu’ils se rallient enfin aux républicains, pour ne plus former qu’une seule et même famille unie par les liens indissolubles de la Liberté et de l’Égalité ! c’est là le plus ardent et le plus sincère de mes vœux.

Alors j’oublierai mes persécutions et mes tourments ; j’oublierai même que le plus ardent des chefs de la Vendée, l’ennemi déclaré de la République, le plus valeureux champion de la Royauté, que Charette enfin, ce chef des Brigands, obtint à Nantes les honneurs du triomphe[5], tandis que depuis un an je languis dans un cachot, victime de l’arbitraire le plus odieux, sans qu’on ait encore produit aucun fait contre moi, sans qu’on puisse, je le dis sans crainte, en produire qui prouvent que j’aie cessé un moment d’être républicain et, à ce titre, de mériter l’honneur, sinon de commander, au moins de partager le succès des armes de la République !

  1. Voir le numéro 185 de la Quotidienne ou le Tableau de Paris, 5 fructidor an III (samedi, 22 aout 1795) qui, par erreur, est numéroté 184.
  2. « Royaliste par sentiment, le hasard m’avait conduit à faire la guerre aux royalistes, » écrivait plus tard Danican, dont le général Hoche avait dit : « C’est le plus mauvais sujet que nous connaissions ; méprisez-le en attendant son successeur. »

    Dans sa Lettre au roi du 4 octobre 1814, Danican se vante d’avoir « servi et fait servir la cause par tous les moyens imaginables et possibles, en des temps aussi affreux que difficiles ».

    En rappelant, à titre de service, sa participation à la journée du 13 vendémiaire, il trouve ce mot : « Si je n’ai pas triomphé, c’est qu’il n’est pas possible de s’élever contre 144 pièces de canon, quand on n’en a pas une. »

    On consultera aux archives départementales de Maine-et-Loire diverses pièces intéressant la curieuse personnalité du général Danican. (N. de l’E.)

  3. Le commandant de la place Ménard mit la plus grande activité dans toutes les opérations, et la ville lui doit, ainsi qu’aux officiers de la garnison, un juste tribut de reconnaissance.

    Nous voudrions bien en dire autant d’un général appelé Danican, qui commandait en chef, et qui, dans ce moment vraiment critique, ne parut pas. On l’aurait cru fort incommodé d’une chute de cheval, qu’il avait éprouvé la veille, si, le lendemain, lorsque le danger fut passé, il n’avait reparu sain et sauf (*). (J. A. Vial : Récit historique de ce qui s’est passé à l’attaque d’Angers par les Brigands de la Vendée, les 13 et 14 frimaire an II.)

    (*) Danican, plus ardent à assiéger la cave de la maison où il était logé qu’à se battre contre l’ennemi, avait violé les scellés apposés sur la porte par le District, longtemps avant son arrivée ; et, fier de ce succès, il avait déjà fait faire une clef pour s’assurer de sa conquête dont il usait largement. Ce fait est constaté par un procès-verbal du District dressé en présence du général. (Note de Vial.)

  4. Crever les yeux aux défenseurs de la patrie qu’ils appellent les Bleus, leur couper les oreilles et le nez, leur arracher les membres, et, dans cet état, les suspendre à des branches d’arbre et allumer sous leurs pieds des brasiers ardents, ou bien attacher des cartouches dans les plaies de leurs corps mutilés et les faire périr par l’explosion de la poudre… tels sont les supplices inventés par ces hommes pour venger les mânes de leur tyran, apaiser la divinité et assouvir la rage des prêtres au nom desquels ils se battent. (N. de l’A.)
  5. Pache et Rossignol furent envoyés au château de Ham. Et il était certes bien naturel que la politique qui avait conduit Charette à Nantes en triomphe jetât Rossignol dans les fers. (Louis Blanc : Hist, de la Rév., t. XI, p. 451.)