La Villa Palmieri/XI

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Michel Lévy Frères (p. 183-195).

xi

SAINT JEAN GUALBERTI.

En sortant de Florence par la porte de San-Benito, et en suivant la route qui monte à la charmante église de ce nom, le promeneur aperçoit à droite, et au point où cette route se divise en deux branches, un petit monument en forme de tabernacle. Ce monument renferme une peinture représentant un chevalier qui, tout couvert de fer, armé de pied en cap, l’épée nue à la main, s’apprête à frapper un homme sans armes, agenouillé devant lui, demandant grâce. Au second plan s’élève un crucifix. Voici l’histoire de ce crucifix, de cet homme sans armes et de ce chevalier armé :

Il y avait dans les environs de Florence, vers la fin du dixième siècle, un noble homme que l’on appelait le chevalier de Petrojo, parce qu’il habitait un de ses châteaux qui portait ce nom. Ce château, fief de l’Empire, concédé à lui et à sa descendance, est situé sur le chemin de Rome, à dix milles environ de la ville.

Ce chevalier de Petrojo, dont le vrai nom était Gualberti, ne s’était pas retiré dans ce château sans des motifs sérieux que nous allons indiquer.

Le chevalier de Petrojo avait deux fils : l’un (c’était l’aîné) se nommait Hugo, l’autre (le cadet) s’appelait Giovanni. Ces deux fils étaient l’espoir de sa maison, qui, puissante jusqu’alors, promettait d’atteindre encore un plus haut degré de splendeur, car une vieille parente du chevalier, jugeant que ces jeunes gens seraient un jour la gloire de leur race, avait laissé à Hugo et à Giovanni toute sa fortune, qui était immense, à l’exclusion d’un de ses neveux nommé Lupo, qui lui paraissait donner de moins belles espérances.

Elle avait cependant posé cette condition, qu’en cas de mort des deux jeunes gens, cette fortune reviendrait à celui qui, sans eux, en eût été le propriétaire naturel. Quoi qu’il en soit, par suite de ce legs, messire Gualberti se trouvait un des plus nobles et des plus riches seigneurs de Florence.

L’aîné de ses fils avait quinze ans, et le cadet neuf, tous deux étaient élevés en jeunes seigneurs destinés aux armes : aussi, bien que sortant à peine de l’enfance, Hugo promettait-il de marcher dignement sur les traces de ses ancêtres ; il manœuvrait un cheval, maniait une épée, et lançait un faucon de manière à faire envie à plus d’un chevalier qui avait le double de son âge. Monter à cheval, courir les tournois, oiseler, comme on disait à cette époque, étaient ses seuls plaisirs ; et son père, messire Gualberti, le poussait fort à tous ces exercices, lui disant que, lorsqu’un chevalier savait ces trois choses et prier Dieu, il n’ignorait rien de ce qu’un noble homme doit savoir.

Or, il arriva qu’un jour Hugo projeta, avec plusieurs jeunes seigneurs de ses amis, une grande chasse au sanglier dans les Maremmes. La chasse au sanglier se faisait ordinairement en grande compagnie ; car, comme on le sait, elle n’est pas exempte de quelques dangers : le sanglier, forcé et tenant aux chiens, s’attaquait à l’épieu, et c’était alors une lutte corps à corps dans laquelle l’homme n’était pas toujours le vainqueur.

Le jeune Hugo se faisait une grande fête de cette chasse ; et lorsqu’il vint prendre congé de son père, il avait un certain air triomphant qui fit sourire le bon chevalier. Son père ne lui en fit pas moins la leçon sur la manière d’attaquer l’animal ou de l’attendre ; mais Hugo, qui avait déjà mis à mort une vingtaine de monstres de la même espèce, écouta les recommandations de son père en souriant ; et, comme il tenait son épée à la main, il fit avec cette arme deux ou trois évolutions qui prouvaient que le plus habile chasseur n’avait rien à lui apprendre sur ce sujet. Trois jours après, cette affreuse nouvelle arriva à messire Gualberti, que son fils, s’étant emporté à la poursuite d’un énorme sanglier, avait été tué par lui en le tuant lui-même, et retrouvé mort près du sanglier mort. Le désespoir de messire Gualberti fut profond. Ce fut néanmoins celui d’un homme craignant le Seigneur. Il leva les deux mains au ciel : Dieu me l’a donné, dit-il ; Dieu me l’a ôté... le saint nom du Seigneur soit béni. Puis il fit rapporter le corps qu’on avait mis dans un cercueil, et le fit déposer dans le caveau de la famille.

Mais bientôt de nouveaux bruits se répandirent. On dit que le même jour on avait vu deux hommes masqués, dont l’un était tout ensanglanté, fuir à grande course de cheval à travers les Maremmes. Ces hommes venaient du point précis où le cadavre du jeune Hugo avait été retrouvé. L’homme blessé s’était même trouvé si faible en arrivant aux environs de Volterra, qu’il avait été obligé de s’arrêter dans la maison d’un paysan, qui lui avait donné un verre de vin. Son compagnon alors l’avait gourmandé sur sa faiblesse, l’avait fait remonter à cheval ; et tous deux, repartant au grand galop, avaient disparu par la route de Sienne.

Alors messire Gualberti avait fait venir les deux médecins de Florence, les avait conduits au caveau de sa famille, et, ouvrant lui-même le cercueil de son premier-né, il avait déroulé le linceul qui l’enveloppait pour mettre au jour les blessures qui avaient causé sa mort.

Les médecins sondèrent les blessures, et reconnurent qu’elles avaient été faites, l’une avec une épée, l’autre avec un poignard. Au premier abord, on avait pu s’y tromper et croire que les défenses d’un sanglier les avaient faites ; mais, en y regardant de plus près, la véritable cause de la mort du jeune Hugo se révélait clairement. Il n’avait pas été tué par accident dans sa lutte avec une bête sauvage, mais frappé avec intention par des assassins.

Quels pouvaient être ces assassins ? Voilà ce qu’ignorait entièrement messire Gualberti. Sur qui devait tomber la vengeance ? C’est ce qu’un miracle de Dieu pouvait seul révéler, Dieu permit que le miracle s’accomplit.

Trois mois après cet assassinat, comme messire Gualberti venait de faire la prière du soir, recommandant à Dieu le seul fils qui lui restait, on frappa à la porte du palais. Les serviteurs allèrent ouvrir, et rentrèrent avec un moine. Le moine s’approcha de messire Gualberti, et lui dit qu’un malheureux, qui était sur le point de mourir, avait une révélation à lui faire.

Messire Gualberti se leva aussitôt, et suivit le moine : Le moine le conduisit dans une de ces petites rues de Florence qui sont situées du côté de Porta-alla-Croce, et qui donnent par un bout sur les remparts. Arrivé là, il ouvrit la porte d’une maison de pauvre apparence, monta deux étages, et introduisit messire Gualberti dans une chambre tapissée d’armes de différentes espèces, où, sur un grabat tout ensanglanté gisait un homme presqu’à l’agonie.

Au bruit que firent en entrant le moine et messire Gualberti, il se retourna.

— Est-ce le père ? demanda-t-il.

— Oui, dit le moine.

— Alors qu’il se hâte, dit le mourant ; car vous avez bien tardé, et je ne sais pas si j’aurai la force d’aller jusqu’au bout.

— Dieu vous la donnera, dit le moine.

Et il fit signe à messire Gualberti de s’asseoir au chevet du lit.

Alors le moribond se souleva. Il fit d’abord promettre à messire Gualberti que son pardon lui serait accordé, quelque chose qu’il eût à lui révéler.

Alors il lui raconta tous les détails de la mort de son fils : l’assassin était le parent déshérité auquel, en cas de mort des deux enfans, la fortune devenait revenir, et l’homme qui allait mourir était son complice.

Messire Gualberti jeta un cri d’horreur, et se recula vivement. Mais le mourant lui fit signe qu’il n’avait pas tout dit.

— Le lendemain on devait assassiner Giovanni comme on avait déjà assassiné Hugo ; le sbire avait même reçu d’avance de Lupo la moitié de la somme promise. C’est ce qui avait tout perdu. Il était allé boire au cabaret avec quelques uns de ses camarades ; là il s’était pris de dispute, et avait reçu un coup de couteau. Aussitôt, comme il était connaisseur en pareille matière, et qu’il avait senti pénétrer le coup à fond, il s’était fait reporter chez lui, avait envoyé chercher un moine, et s’était confessé. Le moine lui avait dit que c’était non à lui, mais au père du jeune homme assassiné de l’absoudre. Il avait donc couru chercher messire Gualberti, et l’avait amené près du lit du moribond.

Messire Gualberti n’avait qu’une parole. Il avait promis de pardonner, il pardonna. D’ailleurs il songea à part lui que le vrai coupable n’était pas celui qui avait déjà reçu la punition de son crime, mais bien l’homme qui avait tout conduit. Il dit donc au sbire de mourir tranquille, et qu’il réservait sa vengeance pour plus puissant que lui. Alors il s’en retourna chez lui pensif et à pas lents, tandis que le moine aidait meurtrier à mourir.

Messire Gualberti avait été dans son temps un puissant chevalier, qui n’eût craint homme qui fût au monde ; mais il avait vieilli, l’âge avait appesanti ses bras ; il songea que s’il allait présenter le combat au meurtrier d’Hugo, qui était alors dans toute la gloire de la jeunesse, il pouvait être tué dans la lutte, et laisser ainsi son petit Giovanni sans défense. Il résolut donc de prendre un autre parti. Ce que lui avait dit le sbire des intentions du meurtrier lui fit songer qu’il fallait avant tout soustraire le jeune Giovanni à ses assassins. Sans rien dire à personne de la découverte qu’il avait faite, il quitta donc Florence le lendemain, se retira dans son château de Petrojo, et emmena Giovanni avec lui. Outre le désir de sauver son fils, il en avait un autre : c’était de faire de Giovanni le vengeur d’Hugo.

Malheureusement Giovanni ne semblait destiné en rien par la nature à un pareil but : c’était un enfant doux, bon, patient, miséricordieux, et dont on pouvait dire, comme de Job, que la compassion était sortie en même temps que lui du ventre de sa mère. En outre, au lieu d’être porté, comme l’était son frère aîné, vers tous les plaisirs violens, il n’aimait, lui, que la lecture, la contemplation, la prière, et jamais il n’était plus heureux que lorsque, dans quelque chapelle retirée, au milieu de la solitude, sous l’œil de Dieu, il feuilletait quelque beau missel aux pages enluminées, ou quelque vieille Bible représentant Dieu le Père en costume d’empereur.

Messire Gualberti pensa que son fils était encore en âge d’être pour ainsi dire refait et repétri : aux livres mystiques, il substitua les livres de chevalerie ; aux miracles du Seigneur, les grandes actions des hommes. Il lui donna à lire Grégoire de Tours, Luitprand, le moine de Saint-Gall ; et cette belle et jeune organisation se prit bientôt d’admiration pour les hauts faits d’Alboin et de Charlemagne comme elle s’était prise d’amour pour les souffrances de Jésus-Christ.

C’était le point où messire Gualberti voulait l’amener. Lorsqu’il le vit arrivé à cet état d’exaltation guerrière, il lui fit faire une armure complète pour sa taille ; il l’habitua à en supporter peu à peu le poids, d’abord pendant quelques instans, ensuite pendant des journées tout entières. Comme il était un maître habile en fait d’armes, il exerça chaque matin son élève à la lance, à l’épée et à la hache. Il lui fit monter successivement tous ses destriers, depuis le cheval le plus doux jusqu’au cheval le plus emporté de ses écuries. À l’âge de quinze ans, Giovanni non-seulement avait acquis toutes les qualités guerrières de son frère, mais encore, soumis régulièrement chaque jour à un exercice qui avait développé ses forces, il était devenu vigoureux comme un homme de trente ans.

Pendant tout ce temps, messire Gualberti n’était pas revenu une seule fois à Florence, et n’avait quitté son château que pour faire, avec son fils, et toujours suivi d’une escorte nombreuse et bien armée, de petites courses dans les environs : aussi avait-on complètement oublié qu’il s’appelait messire Gualberti, et on ne l’appelait plus, comme nous l’avons déjà dit, que le chevalier de Petrojo.

En outre, tous les matins, le chapelain disait une messe basse pour l’âme de messire Hugo Gualberti, traîtreusement assassiné ; et tous les matins le père, la mère et le frère du défunt assistaient à cette messe, mêlant leurs prières à celles de l’homme de Dieu ; puis, le jour anniversaire de l’assassinat, on tendait la chapelle de noir, et l’on disait une grand’messe, qu’entendaient non-seulement les assistans habituels, mais tous les paysans qui relevaient du domaine de Petrojo.

Giovanni avait donc atteint l’âge de quinze ans. Son père, qui avait vu s’opérer un grand changement dans son corps, remarqua qu’il se faisait un changement non moins grand dans son esprit : le jeune homme paraissait, chaque matin, en écoutant la messe mortuaire, en proie à des idées plus sombres que la veille. Après la messe il demeurait pensif toute la journée. Souvent son père le surprenait dans la salle d’armes, où il passait la moitié de sa vie, non pas maniant des épées ou des haches ordinaires, mais s’exerçant avec quelqu’une de ces armes gigantesques que les traditions disaient avoir appartenu à ces chefs barbares descendus des plateaux de l’Asie, au quatrième et au cinquième siècle, sur les traces d’Alaric, de Genseric et d’Attila. Peu de casques, si bien trempés qu’ils fussent, résistaient à un coup d’épée donné par Giovanni, et il n’était pas de boucliers qui ne volassent en éclats sous un coup de masse asséné par lui.

Messire Gualberti voyait toutes ces choses et remerciait Dieu. Mais ce qu’il suivait surtout avec la plus grande attention, c’était ce pli de la pensée qui se creusait chaque jour davantage au front du jeune homme ; c’était ce frémissement qui courait par tout son corps lorsque le matin le prêtre prononçait les prières sacramentelles : c’était cette pâleur qui couvrait son visage chaque fois qu’il voyait pleurer sa mère, et sa mère pleurait souvent, car elle connaissait son mari, et, quoiqu’il ne lui eût fait aucun aveu, ses projets, inconnus à tout le monde, n’étaient point un secret pour elle.

Cette situation se prolongea jusqu’au septième anniversaire de la mort d’Hugo. Cette fois Giovanni écouta la messe mortuaire avec plus de recueillement et de tristesse encore que d’habitude. Seulement, la messe finie, il retint messire Gualberti, et ayant laissé sortir tout le monde, il demeura seul avec lui.

Messire Gualberti, qui n’avait pas perdu de vue Giovanni pendant tout le temps qu’avait duré l’office, se douta de ce qui allait se passer ; le fils et le père échangèrent un regard, et tous deux comprirent que l’heure solennelle attendue par l’un était arrivée pour l’autre.

Messire Gualberti tendit la main à son fils, qui la baisa respectueusement ; puis Giovanni se relevant aussitôt :

— Mon père, lui dit le jeune homme, vous devinez les questions que j’ai à vous faire ?

— Oui, mon fils, répondit le vieux chevalier, et me voilà prêt à y répondre.

— Mon frère a été traîtreusement assassiné ? demanda Giovanni. — Hélas ! oui, répondit le père.

— Dans quel but ?

— Pour s’emparer de sa fortune.

— Par qui ?

— Par Lupo, votre cousin à tous deux.

Le jeune homme tressaillit, car parmi les souvenirs de sa jeunesse il se rappelait qu’il avait un sentiment d’antipathie pour un seul homme, et cet homme c’était Lupo.

— Tant mieux, dit il, j’aime mieux que ce soit par lui que par un autre.

— Et pourquoi cela ? demanda le père.

— Depuis que je me connais, j’ai détesté cet homme, moi qui ne déteste personne ; et il m’en coûtera moins de le tuer que de frapper un autre.

— Tu le tueras donc ? s’écria le vieux chevalier avec un cri de joie et en serrant Giovanni dans ses bras.

— N’est-ce pas dans cet espoir que vous m’avez élevé, mon père ? demanda le jeune homme, comme s’il eût été étonné d’une semblable question.

— Oui, oui, sans doute, mais je doutais que tu m’eusses deviné.

— Depuis un an seulement, c’est vrai ; jusqu’alors j’avais vécu machinalement. J’avais regardé sans voir, j’avais écouté sans entendre. Il ne faut pas m’en vouloir, mon père : jusque-là j’étais un enfant, aujourd’hui je suis un homme.

— Ainsi donc, tu le tueras ? s’écria une seconde fois le vieillard.

Le jeune homme étendit les bras vers le crucifix.

— Sans pitié, sans miséricorde, comme il a tué ton frère ?

— Par ce crucifix, je le jure : mon père, s’écria Giovanni.

— Oh ! bien, bien, s’écria le vieillard ; tout est dit, me voilà tranquille, et mon fils sera vengé.

Et tous deux sortirent de l’église, le cœur aussi léger et la figure aussi joyeuse que s’ils ne venaient pas de commettre une action sacrilège ; et pourtant c’était une action sacrilège que ce serment de vengeance prêté devant l’autel du Dieu de la miséricorde. Mars telles étaient les âpres idées d’honneur de cet âge de fer, que presque toujours les sentimens religieux pliaient devant elles.

Cependant, à cette joie qu’avait éprouvée messire Gualberti avait presque immédiatement succédé une grande inquiétude : Lupo avait trente-huit ans, il était dans toute la force de l’âge ; Giovanni en avait seize : c’était encore un enfant. Aussi le lendemain du jour où s’était passée la scène que nous venons de raconter, le père vint-il trouver son fils dans la salle d’armes où il s’exerçait, et lui fit-il promettre de passer encore toute une année sans rien tenter contre Lupo. Giovanni se débattit un instant, mais, vaincu par les prières de son père, il promit ce que son père demandait.

L’année se passa donc, comme les précédentes, à entendre la messe mortuaire, à s’exercer aux armes, et à faire des courses dans les environs du château ; puis l’année écoulée, le jeune homme rappela à son père qu’il avait dix-sept ans. Mais le vieillard secoua la tête.

Il n’est pas encore temps, accorde-moi une autre année.

Le jeune homme résista plus violemment encore qu’il n’avait fait la première fois ; mais, comme la première fois, il céda enfin, et accorda à son père l’année que celui-ci demandait.

Cette année s’écoula comme les autres : la force de Giovanni s’était tellement accrue qu’elle était devenue proverbiale. Cependant cette force ne rassurait pas encore son père, aussi, quand l’année fut terminée, Giovanni demanda congé au vieillard pour aller combattre Lupo, il le vit : hésiter encore. Alors, devinant quel doute retenait son père, il tira le gantelet de fer qu’il portait ; posant sa main nue sur un bloc de macigno, c’est-à-dire sur un granit des plus durs que l’on connaisse, il appuya sans apparence d’effort, et la pierre, se creusant comme de la glaise, garda l’empreinte de sa main[1].

Se retournant aussitôt vers le vieillard : — Voyez, dit-il. Messire Gualberti comprit que l’heure était venue, et, sans faire aucune autre observation, il embrassa son fils et lui permit de faire ce qu’il voudrait. Giovanni, qui était tout armé comme d’habitude, remit son gant, se fit amener son cheval, sauta dessus, et, piquant des deux, prit, suivi d’un seul écuyer, le chemin de Florence. C’était le neuvième jour anniversaire de la mort de son frère Hugo.

Arrivé à San-Miniato-al-Monte, Giovanni entra dans l’église, s’agenouilla devant le maître-autel, et fit sa prière ; ensuite il revint sur le seuil de l’église, et s’arrêta un instant pour regarder Florence, qu’il n’avait pas vue depuis neuf ans. Enfin, après un moment de cette pieuse contemplation que tout enfant au cœur filial accorde à sa mère, il remonta à cheval, et, toujours accompagné de son écuyer, il suivit l’étroit chemin qui de la basilique descend à Florence.

À l’autre extrémité de la route, un homme venait à sa rencontre à cheval comme lui, mais vêtu de drap et de velours, et sans autre arme que son épée. Quand Giovanni fut à cinquante pas de cet homme à peu près, il leva la tête, fixa ses yeux sur lui, et tout à coup frissonna tellement des pieds à la tête que son armure en rendit un son. Quoiqu’il y eût neuf ans qu’il n’eût vu Lupo, il avait cru le reconnaître, et, comme un voyageur qui aperçoit un serpent, il avait, par un mouvement instinctif, arrêté son cheval. Quant à Lupo, il ignorait complètement quel était ce cavalier qu’il avait devant lui ; il continua donc son chemin, insoucieux et sans soupçon. À mesure qu’il s’approchait, Giovanni s’assurait dans sa certitude et remerciait intérieurement Dieu ; car, dans son aveuglement, il ne doutait pas que Dieu ne fût le complice de sa vengeance. Enfin, quand Lupo ne fut plus qu’à quelques pas de Giovanni, il ne resta plus à ce dernier aucune incertitude. Saisissant son épée avec un cri de rage, il la tira du fourreau et la secoua au dessus de sa tête en se dressant sur ses étriers.

— À moi ! Lupo, à moi ! s’écria-t-il.

— Qui es-tu, et que veux-tu ? demanda Lupo étonné et s’arrêtant juste en face d’un tabernacle dans lequel était un crucifix pareil à celui qui se trouvait dans la chapelle du château de Petrojo, et devant lequel Giovanni avait proféré son serment de vengeance.

— Qui je suis ! dit le jeune homme, qui je suis ! Écoute bien : Je suis Giovanni Gualberti, frère d’Hugo, que tu as assassiné il y a aujourd’hui neuf ans. Ce que je veux, je veux que tu aies ma vie ou avoir la tienne.

À ces mots, piquant son cheval des deux, il s’élança l’épée haute contre Lupo ; et comme celui-ci, pétrifié par la crainte, était resté immobile à sa place, en deux bonds il se trouva près de l’assassin, qui sentit la pointe de l’épée vengeresse sur sa poitrine.

Alors, se laissant glisser de son cheval, Lupo tomba sur ses genoux, et saisissant les pieds du jeune homme, il lui demanda grâce

— Grâce ! s’écria Giovanni, grâce ! Et lui as-tu fait grâce, à lui, misérable assassin ? Non, non, tu l’as tué sans pitié, sans miséricorde ; meurs donc à ton tour sans miséricorde et sans pitié !

À ces mots il leva le bras pour le frapper ; mais Lupo fit un tel effort que, d’un seul bond, il se retrouva de l’autre côté du chemin, au pied du crucifix qu’il entoura de ses bras.

— Grâce ! s’écria t-il ; au nom du Christ, grâce ! Giovanni éclata de rire, et, étendant son épée vers le crucifix :

— Eh bien ! lui dit-il, puisque tu demandes grâce au nom du Christ, que le Christ me fasse connaître par un signe qu’il te pardonne, et je te pardonnerai.

Alors (que le Seigneur Dieu fasse grâce à ceux qui douteront de sa toute-puissance), alors le Christ, qui avait la tête inclinée sur l’épaule droite, releva la tête, et l’abaissa deux fois sur sa poitrine en signe qu’il pardonnait à l’assassin.

À cette vue, Giovanni resta un instant muet et immobile ; son épée s’échappa de ses mains, puis, descendant à son tour de cheval, il s’avança les bras ouverts vers Lupo :

— Relève-toi, Lupo, lui dit-il d’une voix douce, et embrasse-moi ; car, à l’avenir, puisque le Christ veut que ce soit ainsi, tu me tiendras lieu de mon pauvre frère Hugo que tu as assassiné.

Et à ces paroles il pressa sur sa poitrine le meurtrier tout tremblant, qui n’osait quitter le Christ miraculeux, et qui ne pouvait croire qu’une si profonde miséricorde eût pris si promptement la place d’une si terrible colère. Mais bientôt il n’eut plus de doute ; car Giovanni, lui ayant amené lui-même son cheval, lui fit signe de s’en retourner vers Florence, tandis que lui reprendrait la route de San-Miniato.

Son écuyer lui fit observer qu’il oubliait son épée sur la route ; il lui dit de la ramasser et de la déposer au pied du crucifix, pour témoigner qu’il renonçait à jamais non-seulement à sa vengeance, mais encore à toucher une arme destinée à donner la mort.

En effet, au lieu de retourner chez son père, Giovanni s’arrêta au couvent de San-Miniato-al-Monte ; et, ayant demandé à l’abbé de l’entendre en confession, il lui raconta l’événement qui venait de se passer ; il ajouta qu’il se sentait touché de la grâce de Dieu, et qu’il avait résolu de se faire moine. L’abbé de San-Miniato se rendit à l’instant même au château de Petrojo, où il trouva Gualberti, qui, depuis le départ de son enfant (tant dans le cœur d’un père l’amour l’emporte sur tout autre sentiment), n’avait pas goûté une minute de repos : aussi à peine eut-il aperçu le bon abbé que, croyant qu’il venait lui annoncer la mort de son fils, il se sentit près de défaillir. Mais l’abbé s’empressa de dire à messire Gualberti comment son fils avait rencontré le meurtrier de son frère, comment il avait voulu l’égorger, selon sa promesse, sans pitié ni miséricorde, et comment enfin, sur un signe du Christ, il lui avait pardonné.

Messire Gualberti vivait en une sainte époque, où l’on croyait aux miracles ; et, quoiqu’il vit l’espérance de la moitié de sa vie lui échapper, il répéta les paroles qu’il avait dites en apprenant la mort d’Hugo.

— Le Seigneur est grand et miséricordieux ! Que le nom du Seigneur soit béni !

Cependant il résolut de tenter un effort suprême pour détourner Giovanni de se faire moine. Giovanni était le seul fils qui lui restât, et en lui s’éteignait sa race si Giovanni prononçait ses vœux. Il partit donc pour San-Miniato avec sa femme. Mais Giovanni avait été trop profondément touché par la grâce pour retourner en arrière : il supplia ses parens de ne point s’opposer à sa vocation ; et tout ce que ceux-ci purent obtenir de lui, c’est qu’il ne prononcerait pas ses vœux avant l’âge de vingt et un ans. Ce pauvre père espérait que dans l’intervalle son fils changerait de résolution.

Il n’en fut pas ainsi ; au lieu de chanceler dans la foi, Giovanni s’affermit dans sa vocation, et le jour même où sa vingt et unième année s’accomplit, il prononça les vœux qui le séparaient à tout jamais du monde. Quelque temps après, Giovanni, ayant donné au couvent l’exemple de toutes les vertus chrétiennes, fut élu abbé de San-Miniato. Ce fut lui qui fonda, sur la place même où était l’ermitage d’Aguabella, l’abbaye de La Vallombreuse. Il y mourut dans une telle odeur de sainteté que Grégoire XII le canonisa, et que Clément VIII introduisit son nom dans le calendrier.

Peu de jours après l’événement que nous venons de raconter, toute la ville de Florence, conduite par l’assassin Lupo, qui marchait pieds nus, ceint d’une corde et la tête couverte de cendres, était agenouillée autour du tabernacle miraculeux. Le clergé en retirait le crucifix miraculeux pour le transporter dans l’église de la Trinité, où on l’adore encore aujourd’hui.

Quant au tabernacle, il resta vide jusqu’en 1839, époque à laquelle le grand-duc Léopold II y fit exécuter la peinture qu’on y voit à cette heure. On y a représenté Giovanni l’épée levée, qui s’apprête à frapper le meurtrier de son frère. Au-dessous de cette peinture est gravée l’inscription suivante :

Quæ sacra assumpsit tempus monumenta parentum,
Nunc redimit pietas, reddit et arte color ;
Sic tanti vivat Gualberti ut gloria facti
Sueccessor reparat quæ male tempus agit.
Anno Domini MDCCCXXXIX.

  1. Du temps de Franchie, qui a écrit la Vie de saint Jean Gualberti, on montrait encore cette pierre à l’abbaye de Montescalari.