La Ville aux illusions/01

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 5-16).

LA VILLE
AUX ILLUSIONS



CHAPITRE PREMIER


Le soleil brillait dans un ciel sans nuages. Un azur tendre mettait des gouttes de bleu jusque sur la pointe des herbes, Tout semblait chanter la joie de vivre, même les cigales qui s’époumonnaient dans les champs bruns, en faisant crier leur petite guitare.

Le long du chemin bordé de mûriers sauvages, un grand jeune homme marchait d’un pas alerte, une avoine folle aux lèvres. Il se dirigeait vers une petite maison basse, dont les toits apparaissaient là-bas, émergeant d’un fouillis de vigne-vierge et de roses trémières et sur laquelle se profilait l’ombre d’un clocher trapu.

Au tournant du sentier, un paysan le croisa, sa pioche sur l’épaule,

— Bonjour, père Bardou !

— Bonjour, mon gars ! Où vas-tu comme ça ?

Le jeune garçon étendit le bras dans la direction de la maisonnette.

— À la cure.

— Tu tombes bien. L’abbé Murillot vient de rentrer. Je l’ai aperçu tout à l’heure en train de sarcler ses salades.

Le bonhomme croisa ses mains sur le manche de son outil, toussotta pour s’éclaircir la voix et demanda :

— C’est-y vrai, ce qu’on dit au village ? Tu vas nous quitter pour aller à Paris, bientôt ?

Une lueur de plaisir passa dans les yeux noirs de l’adolescent.

— Oui !

— Alors, comme ça, la ville où tu allais au lycée ne te suffit plus ?

— Avignon, c’est très gentil pour faire ses études, mais ce n’est pas là que je peux les achever comme je le veux.

L’autre se gratta la tête.

— Diable ! Tu as donc bien envie de devenir un monsieur ?

— Pourquoi pas ?

— Moi, figure-toi que je m’étais toujours imaginé que tu continuerais à cultiver la propriété de ton père. Sais-tu qu’il a quelques jolis lopins de terre ?

— Je sais ! fit-il, assez froidement. Mais la culture ne m’attire pas.

— Dommage ! Enfin, mon fi, c’est à toi de voir, hein ? Et quand pars-tu à Paris ?

— En octobre, je pense…

— Aux vendanges, quoi ! fit l’autre en hochant la tête et en considérant les premières feuilles roussies qui tachaient la verdure des arbres. Eh ben ! au revoir… Moi, je vas faire un tour du côté des Mazis… Ah ! vaï ! c’est pas l’ouvrage qui manque pour qui veut remuer ses deux bras !

Le père Bardou rejeta sa pioche sur son épaule et partit du pas balancé et lourd des paysans, le dos un peu courbé, comme ceux qui ont l’habitude de contempler longuement la terre…

Quelques instants plus tard, Jean Cardin sonnait à la petite porte du presbytère. Puis, sans attendre la réponse, en habitué, il poussa le portillon à claire-voie et pénétra dans l’enclos.

C’était bien là le vrai jardin de curé, comme on se l’imaginait. Tout respirait le calme et la sérénité. Des rosiers grimpants s’enroulaient autour du seuil hospitalier ; des salades fraternisaient avec des pieds-d’alouette et des « corbeilles d’argent » ; des gueule-de-loup, des œillets d’Inde formaient des bordures aux oignons et quelques pieds de chou ; à gauche, une rustique tonnelle étalait un dôme de chèvrefeuille et de glycine. Près d’un puits tout rongé de mousse, un chat blanc dormait d’un œil en agitant d’un vif mouvement, tantôt l’une, tantôt l’autre oreille, pour chasser des mouches importunes. Un grand arrosoir était posé à côté, prêt à être utilisé par le jardinier.

Celui-ci, sa soutane relevée jusqu’aux genoux, était absorbé dans son travail champêtre. Cependant, au bruit argentin de la sonnette, il releva la tête et aperçut le visiteur.

Sa haute taille se dressa et un bon sourire vint éclairer sa physionomie.

— C’est toi, mon petit Jean ? s’écria-t-il en s’avançant vers le nouveau venu. Excuse-moi : j’étais en train de cueillir des tomates… Regarde-moi ça ? ajouta-t-il en montrant avec orgueil les fruits écarlates. Tu n’en trouverais pas de plus belles en Avignon !

Il rabattit ses manches sur ses bras musclés, rabaissa sa soutane et entraîna le jeune homme vers la tonnelle.

— Viens t’asseoir par ici. Nous serons au frais, et Sabine va nous servir un pichet de vin doux.

L’abbé Murillot était un grand et gros homme, au visage ravagé de petite vérole. Depuis plus de vingt ans, il habitait le charmant village de Gréoux, à quatre kilomètres du chef-lieu de la Vaucluse. Ses paroissiens le connaissaient bien et l’aimaient beaucoup. Il avait fait toute la Grande Guerre, et de ces années d’épreuves, il avait gardé une philosophie souriante et résignée, des manières rudes et bienveillantes qui rappelaient l’ancien poilu. Avec cela, un cœur d’or. L’abbé Murillot aurait fait vingt lieues à pied pour porter à un pauvre l’aumône d’un morceau de pain et d’une bonne parole. Il avait la réputation d’avoir son franc-parler, et ne se gênait pas plus avec les vieux qu’avec les jeunes pour dire sa façon de penser. Mais il avait une telle façon de vous regarder en souriant, avec un clin d’œil de ses petits yeux pétillants de malice et d’intelligence, que même les fortes têtes du village, ceux qui affichaient des opinions libérales et se contentaient de fréquenter, le dimanche, le cabaret, en guise de messe, convenaient d’une seule voix « que l’abbé Murillot était un bien brave type ». Et cette expression populaire le peignait à merveille. L’abbé Murillot était « un brave type » dans toute l’acception du terme.

Il fit asseoir Jean sur une chaise de paille, destinée aux visiteurs, et lui-même prit place sur une sorte de tabouret rustique à trois pieds, tandis que la vieille gouvernante, coiffée du petit bonnet noir des Arlésiennes, apportait sur la table un broc de vin et deux verres à bords épais, mais méticuleusement propres.

— Eh bien ! mon petit ? interrogea paternellement le prêtre en versant une rasade dans chaque gobelet. Que me racontes-tu de bon ?

— Monsieur l’abbé, je viens vous annoncer que mon départ est décidé.

— Ton départ ? Mais nous ne sommes encore qu’à la mi-septembre ?

— Oh ! je ne retourne plus au collège d’Avignon…

— C’est vrai ; tu as obtenu ton bachot cette année, hein ?

— Oui, monsieur l’abbé.

— Quel âge as-tu, gamin ?

— Dix-sept ans, monsieur l’abbé.

— Hé ! Hé ! le poussin se fait coquelet ! C’est bien mon garçon… Tu me disais donc que tu l’en vas…

— Oui… À Paris.

Les gros sourcils du prêtre se levèrent d’étonnement.

— À Paris ? Pourquoi faire ?

— Pour poursuivre mes études, monsieur l’abbé.

— Tes parents ne te trouvent pas assez instruit comme ça ?

— Je voudrais être avocat.

— Ça ne te dit donc rien, les champs ? fit l’abbé avec une imperceptible nuance de reproche dans la voix.

— Je me sens capable de faire autre chose qu’un paysan…

— Et les parents ? reprit le prêtre, après un court instant de silence. Qu’est-ce qu’ils en disent ?

— Oh ! ils trouvent que j’ai raison ! Un avocat gagne bien sa vie, aujourd’hui…

Un imperceptible sourire ironique releva les lèvres rasées de l’abbé Murillot.

— Oui… Ils veulent faire de toi un « Monsieur » !

Un peu de rouge monta aux joues de Jean.

— N’est-ce pas le droit de chacun, Monsieur l’abbé, de chercher à s’élever ?

Celui-ci haussa ses vastes épaules et fit la moue.

— Ça dépend comment tu t’entends, petit… À mon point de vue, je trouve qu’un paysan vaut bien un avocat…

— Vous n’avez pas l’air de m’approuver ? fit le jeune homme interrogateur.

— Non, j’aime mieux te le dire tout franc. Tu ferais beaucoup mieux de rester ici. Tu veux mon avis, le voilà ! Tu sais que je n’ai pas pour habitude de farder la vérité.

— Mais, monsieur l’abbé, mon père a déjà fait beaucoup de sacrifices pour mon éducation… Ce n’est pas au moment de terminer, d’avoir un résultat, qu’il me verrait abandonner avec plaisir.

Le curé envoya rouler un caillou du bout de sa semelle, puis, croisant et décroisant les doigts dans un geste machinal, il reprit :

— Crois-tu qu’il n’y aurait pas du travail chez, toi, mon gars ? Voilà tes parents qui se font vieux ; le domaine est important, et ils n’ont que toi… Que deviendra-t-il à leur mort ?

— On vendra…

— Bien sûr ! Et c’est dommage ! Tu sais, un gros propriétaire instruit vaut un homme de loi, je te le répète, et être bachelier ne gâte pas le métier de paysan… Et puis, enfin, il y a autre chose. Tu vas partir à Paris. Tu n’as jamais quitté ton trou…

— Comment ! s’écria Jean, offusqué. J’ai fait toutes mes études à Avignon !

L’abbé Murillot se mit à rire.

— Poverol ! Comparer Avignon et Paris, c’est la même chose que si tu mettais la Sorgue et le Rhône sur le même pied ! Tu n’es jamais allé à Paris, hein ? Tu vas arriver dans la grande ville, tout ébaubi, tout innocent, et le premier loup qui passera, crac ! il te mangera !

Et de son poing fermé, le prêtre semblait enfermer le jeune homme dans un destin inéluctable.

— Je ne suis pas né d’hier ! protesta-t-il gaiement. Vraiment, monsieur l’abbé, Paris n’est pas une forêt vierge !

— J’aimerais mieux pour toi qu’il en fût ainsi ! riposta l’abbé tout de go. Paris n’est pas une forêt vierge, non… Mais, on y rencontre quand même une drôle de faune, mon garçon, je te le promets… Et j’ai peur pour toi, peur de ton inexpérience, peur de la bonne foi, peur pour les excellentes qualités que tu possèdes et qui risquent de disparaître là-bas ! Tu seras seul, mon cher petit ; tu te lieras forcément avec des camarades de ton âge ; ceux-ci auront sur toi une bonne ou une mauvaise influence… En général, c’est la mauvaise qui prédomine.

— Je saurai me garder !

— Ta ! ta ! ta ! tu me la bailles belle ! On s’imagine toujours plus fort qu’on est !

— J’aurai mes études et puis, je ne serai pas aussi isolé que vous le pensez…

— Tu as déjà des camarades, là-bas ?

— Non… Mais Monsieur et Mme Fousseret m’ont invité à aller les voir très souvent, et espèrent que je deviendrai un des familiers de la maison… Vous les connaissez ?

— Bien sûr ! Ils ne viennent que quelques mois au pays, mais j’ai eu l’occasion de les rencontrer déjà… Braves gens, je crois…

— Et très riches, monsieur l’abbé. M. Fousseret est administrateur dans une grande banque parisienne. Quand ils viennent ici, ils sont toujours très simples, mais il paraît que leur hôtel à Paris est magnifique.

L’abbé sourit avec malice.

— Et te voilà emballé !

— Oh ! non, mais je trouve que c’est bien agréable d’être quelqu’un d’important comme M. Fousseret ! Voyez le beau château qu’il possède ici !

— Si tu crois que tu arriveras à avoir ton château du jour au lendemain.

L’abbé poussa un soupir.

— Enfin, termina-t-il, si tu crois que tu réussiras ! Tu y es donc bien décidé ?

— Tout à fait, monsieur l’abbé.

L’abbé Murillot se leva et marcha jusqu’à l’entrée de la tonnelle. Là, il se campa, les jambes écartées, les mains derrière le dos, et contempla le paysage.

Par-dessus la haie de clématites et d’églantines, on dominait la campagne voisine, où le soleil se couchait. La terre semblait vêtue d’un habit d’arlequin. Les rectangles bruns de la lettre labourée alternaient ave les parties encore couvertes de chaume, et qui apparaissaient toutes dorées sous les derniers feux du ciel. Des boqueteaux érigeaient çà et là leur masse irrégulière, piquant le vert émeraude des prés et des vignes. Tout au loin, la ligne de la forêt se silhouettait sur la ligne d’horizon, et de grandes écharpes mauves et roses tissées d’or balayaient le ciel. Un souffle vif, une brise allègre et saine emplissait les poumons et donnait la joie de vivre… L’abbé regarda l’espace, rabaissa les yeux sur la terre, puis étendit le bras.

— Regarde-ça ! fit-il en se tournant vers Jean qui était venu près de lui et le regardait aussi. Ne trouves-tu pas cela magnifique ? Crois-tu que c’est dans ton Paris que tu auras des spectacles pareils ?

Le jeune homme sourit.

— Ce ne doit pas être le même genre.

— Il n’y a rien de plus beau que la nature.

Ils restèrent silencieux un moment, chacun poursuivant sa pensée, le prêtre les yeux fixés sur la splendeur de ce crépuscule méridional, et Jean poursuivant peut-être quelque rêve d’avenir.

Le premier, celui-ci reprit la parole.

— Je me sauve, monsieur l’abbé… Il se fait tard.

— Je ne te retiens pas, mon petit… Je te reverrai avant que tu t’en ailles ?

— Oh ! sûrement ! Il y a encore presque quinze jours…

— Cela passera vite… Enfin ! J’espère que tu t’habitueras très vite et très bien à cette nouvelle vie d’étudiant… Je le souhaite pour toi…

— Mais vous ne l’espérez pas ? interrogea le jeune homme avec une pointe de malice.

— Je le voudrais, je t’assure, mon petit gars… Mais si tu savais comme la grand’ville est décevante, parfois ! Tu n’oublieras pas ceux de Gréoux ?

— Non, bien sûr !

Ils échangèrent une vigoureuse poignée de mains.

— Allons, au revoir… Viens de préférence dans la soirée : c’est le moment où je suis le plus libre…

— Entendu, monsieur l’abbé !

Il sortit.

— Donne le bonjour à tes parents, de ma part ! cria l’abbé Murillot par-dessus la haie.

Il retourna à ses salades, tout songeur, tandis que Jean reprenait le sentier qu’il avait suivi en venant.

Jean Gardin avait eu dix-sept ans au début du printemps. C’était un grand et solide garçon, qui en paraissait vingt-cinq, éclatant de santé, sans lourdeur, cependant. L’étude avait affiné et spiritualisé ses traits. Très brun, des yeux noirs, vifs et caressants, il pouvait passer, même devant des yeux difficiles, pour joli garçon. Il avait le type des habitants de la Provence. C’était un jeune gars, musclé et solide, doré par le soleil du midi, auquel un sac de cent kilos n’aurait pas fait peur. Mais, depuis sa plus petite enfance, il avait manifesté pour l’étude une prédilection non dissimulée, et les parents, enchantés d’avoir un fils si intelligent et si vif, n’avaient pas hésité, sur le conseil de l’instituteur, à le faire entrer au collège « en » Avignon. Là, ses succès avaient continué. Il s’était heurté à de sérieuses concurrences qui avaient excité son émulation. Il venait de terminer brillamment ses études en enlevant le diplôme du baccalauréat. Maintenant, il voulait faire son droit. Et ses parents n’avaient pas encore dit non. Cette préparation allait leur coûter beaucoup d’argent… Mais le père avait décidé qu’on ferait des sacrifices ; on se serrerait un peu plus la ceinture. Il ne fallait pas compromettre l’avenir du fils par des économies mal entendues… La mère Gardin avait donc monté le trousseau de Jean. Une certaine somme lui avait été confiée pour l’achat des livres. On le savait sérieux. L’argent ne serait pas dépensé mal à propos. Quant à sa pension, un mandat mensuel devait l’assurer. Pension modeste, certes, mais un jeune homme, à Paris, peut vivre économiquement. Il n’avait besoin de rien pour son entretien. Tout était neuf. Pour le logement et la nourriture, ce que pensait lui donner son père devait l’assurer. Les choses ainsi réglées, il n’y avait plus qu’à attendre la date fixée pour le départ.

Celui-ci eut lieu dès le troisième jour d’octobre. Il avait plu, la nuit et une odeur de terre mouillée s’évaporait de la terre fraîche. L’automne démaillottait lentement les arbres de ses brumeuses mousselines.

Dès le matin, le père Gardin avait attelé Marquise, la jument alezane, au char-à-bancs, et on avait hissé la malle, haute et bombée, qui venait du grand-père Étienne. Jean devait prendre à Avignon le train de neuf heures vingt-deux. Avant, on avait en le temps d’avaler un bon bol de café, accompagé de deux ou trois tartines beurrées, taillées dans le cœur de la miche de dix livres, afin d’attendre le déjeuner. Maman Gardin avait préparé le repas de midi, soigneusement enveloppé d’abord dans du papier blanc, puis dans deux journaux.

— Té ! avait dit le père Gardin, ça t’économisera le wagon restaurant ! Tu mangeras mieux et tu aurais payé les yeux de la tête… Le monde est si voleur au jour d’aujourd’hui…

Enfin, l’équipage s’était mis en route, accompagné par les bonjours que maman Gardin faisait, devant la porte, avec son mouchoir… Deux ou trois voisines étaient venues, elles aussi, pour dire au revoir au « Parisien » et aussi pour apporter quelque réconfort à la pauvre vieille, qui avait le cœur bien gros, en voyant partir son « fî ». Mais, bah ! la vie est la vie, n’est-ce pas ? On ne peut pas toujours couver son garçon comme une mère poule son poussin ! Quand il lui pousse des plumes, il faut bien le laisser s’envoler !

Le voyage en carriole se fit presque silencieusement. Quelques rares phrases furent échangées. Le vieux Gardin était ému, lui aussi, bien qu’il ne voulût point le montrer. Du bout de son fouet, il montrait des lopins de terre, et lançait quelques réflexions accueillies sans commentaires par le garçon.

Enfin, on arriva à la gare. La ville était toute bruissante, car c’était jour de foire. Le père Gardin avait calculé de la sorte, car il avait justement à voir un marchand de bestiaux du côté des Lubérons. De cette façon, on ferait d’une pierre deux coups.

On fit enregistrer la malle. Le train s’annonça presque aussitôt. Le père et le fils s’embrassèrent, puis se séparèrent après que Jean eût promis d’envoyer une carte postale dès le lendemain, afin de donner des nouvelles de son voyage.

Son billet à la main, il se rendit sur le quai, tenant sa valise et son paquet de victuailles. Il choisit un compartiment de troisième et s’y installa, après avoir fait, grâce au couloir, une rapide inspection des lieux.

Il y avait du monde. Cependant, il trouva un coin et se hâta de l’occuper. Deux jeunes femmes lui faisaient vis-à-vis ; plus loin, un couple d’un certain âge, enfin, un vieux monsieur qui avait l’air d’un ancien militaire.

Jean avait acheté des journaux ; tout de suite, il se plongea dans la lecture. Il avait horreur de voyager seul, sans avoir quelques revues à sa portée. Il ne savait que faire de ses yeux ne sachant où les poser.

Le train se remit en marche. Cette fois, il sembla au jeune homme que là était le point de départ de sa nouvelle existence.

Vers midi, sentant la faim le tenailler, il se mit en devoir de déballer son déjeuner. Mais la présence de ses voisins le gênait considérablement… Maman Gardin avait mis un petit poulet froid, une bouteille de vin rouge, une moitié de saucisson à l’ail, du pâté de lapin et une énorme tranche de galette… Ordinairement, ce menu plantureux n’aurait pas effrayé le robuste appétit du jeune homme. Sous les regards curieux et narquois de ses compagnons de route, il sentait chaque bouchée l’étrangler au passage… Quand il entama le saucisson à l’ail, l’une des jeunes femmes se boucha ostensiblement le nez, puis lira d’une poche une demi-douzaine de bananes et deux brioches, qu’elle picora de moitié avec son amie. Le vieux monsieur genre militaire se leva et passa au wagon-restaurant. Quant au couple d’un certain âge, ils sortirent des sandwiches et une bouteille de limonade. Jean ne put s’empêcher de devenir rouge jusqu’aux oreilles et de penser que sa mère le prenait vraiment pour un gargantua…

Il faisait nuit noire lorsque le train arriva enfin à la gare du P. L. M.

Déjà, des milliers de petites lumières de toutes les couleurs avaient signalé l’approche de la capitale. La locomotive donna un dernier effort, s’époumona, siffla, geignit de tous ses freins, ralentit et enfin s’arrêta.

Immédiatement, ce fut la ruée. Par toutes les portières, des grappes sombres sortirent et furent happées par d’autres ombres qui s’avançaient sur les quais. Des parents, des amis guettaient les voyageurs.

Jean savait bien que personne ne l’attendait. Il fila, tout étourdi par l’immense rumeur, et avec le désir de reposer enfin dans un bon lit sa tête bourdonnante… Aux bagages, il dut attendre sa malle. Un employé la lui remit avec un petit sourire ironique. Le fait est que la pauvre vieille malle faisait triste raine, avec sa couverture bombée et poilue, à côté des autres ! Mais Jean était trop fatigué pour s’en apercevoir. Comme en un rêve, il la fit charger sur un taxi.

— Où faut-il vous conduire, mon prince ? demanda le chauffeur.

— Y a-t-il près d’ici un petit hôtel modeste, mais convenable ? demanda le jeune homme.

— Attendez ! je vois ce qu’il vous faut ! Je vais vous mener à l’Hôtel des Deux-Couronnes. C’est propre et gentil. Vous en serez content !

L’auto démarra. Abruti, Jean vit défiler autour de lui le flot incessant de Paris, les gigantesques autobus, les taxis bourdonnants comme des mouches, les lumières qui passaient dans de grandes avenues éclairées comme en plein jour…

L’hôtel des Deux-Couronnes était un établissement de troisième ordre, mais d’aspect propret. On débarqua la malle et le jeune provincial fut conduit dans une petite chambre nette et modeste.

— Elle donne sur la cour, expliqua l’hôtelier, un gros homme apoplectique et réjoui. Mais, vous dormirez mieux.

Jean balbutia un remerciement. Ses yeux se fermaient malgré lui.

— Avez-vous dîné ? demanda son hôte.

— Oui ! dit-il. Je vais me reposer…

— Alors, bonne nuit, monsieur !

Le gros homme se retira.

En un tour de main, le jeune homme se déshabilla et se glissa entre les draps qui lui parurent délicieusement frais… Dix minutes plus tard, la future gloire du barreau donnait à poings fermés.