La Ville aux illusions/10

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 122-125).

CHAPITRE X


Un an plus tard, vers la même époque, la ferme des Gardin s’affairait. On préparait le départ du jeune maître pour le service.

Jean et Marcelle étaient mariés depuis treize mois. Les parents avaient bien trouvé que la noce était un peu prématurée… Mais pourquoi attendre ? Et attendre quoi ? Les jeunes gens se plaisaient… Et puis, enfin, à la campagne, on se marie de bonne heure.

La vieille maison avait donc abrité sous son toit les nouveaux époux. Elle était assez grande pour en recevoir bien d’autres encore !

La vie avait été changée… Les deux vieux qui vivaient quasi-perdus dans l’immense ferme, avaient accueilli avec l’émotion et la joie que l’on devine, l’heureuse nouvelle… Tout simplement, maman et papa Gardin avaient ouvert grand leurs bras à l’orpheline et lui avaient dit :

— Du moment que tu es la promise à Jean… tu es notre fille, mon petiot. Ta place est ici, près de nous !

Courageusement, les jeunes gens s’étaient mis à la besogne. Elle était rude, parfois… Mais ils apportaient une excellente bonne volonté. En quelques jours, ils s’étaient mis au courant. Marcelle avait repris des joues couleur d’aurore, et courait tout le long du jour, du haut en bas de la maison.

La ferme était importante. Il y avait la laiterie, la porcherie, l’étable, l’écurie, sans compter un grand grenier qui servait de réserve à fruits et à grains…

Maintenant, le jeune maître allait partir. Le père Gardin qui se reposait sur son fils de la plus grande partie de la surveillance, allait reprendre pendant un an les guides de la maison…

Pour l’instant, il attelait lui-même Marquise, la jument, à la carriole, comme il l’avait fait, un an et demi plus tôt, lorsqu’il avait été accompagner Jean à la gare, quand il était parti pour Paris…

Bien des événements s’étaient passés depuis ce temps-là ! En ajustant les courroies, le vieux paysan se rappelait cette matinée d’automne… Il avait le cœur gros, car il croyait bien son « fieu » perdu pour la terre pour toujours… Mais, d’un autre côté, il ne fallait pas l’empêcher de suivre son idée… Il aurait pu lui en faire reproche plus tard…

Le petit avait changé d’avis de lui-même : tant mieux ! car le bonhomme estimait, peut-être à juste titre, qu’il n’est pas de plus beau métier que celui de paysan…

Pendant ce temps, quelques voisins étaient entrés dans la grande salle où Marcelle et maman Gardin achevaient les derniers préparatifs. Jean, lui, terminait son déjeuner : un grand bol de café au lait lesté de plusieurs tartines… Ah ! elles étaient loin, les minuscules tasses de café noir bues le matin en guise de premier repas ! Il avait retrouvé son magnifique appétit de beau gars sain, et à la ferme, on pouvait manger sans crainte de compromettre le budget…

Juste à l’instant où il terminait, une grande ombre noire se dessina dans le soleil matinal.

— Bonjour, monsieur l’abbé ! s’écria le jeune homme en se levant. Viendriez-vous casser la croûte avec nous, par hasard ?

— Non, mon petit ! C’est fait ! Bonjour à tout le monde ! ajouta-t-il en se tournant vers les deux femmes qui terminaient la valise du futur soldat. Ne vous dérangez pas… Je suis venu te serrer la main avant que tu nous quittes…

— Vous êtes bien aimable, monsieur l’abbé… Asseyez-vous… Un coup de vin blanc ?

— Pour ne pas te refuser encore ! Alors, te voilà prêt au départ ?

— Ma foi ! presque !

— Bah ! dans un an, tu reviendras !

— Bien sûr ! Et puis, il y a les permissions. Oh ! vous savez, je ne prends pas la chose au tragique !

— Parbleu ! Et la ferme ?

— La ferme va ! Père va reprendre la direction… Ensuite, dame, à mon retour, il pourra faire le rentier !

— Alors, tu es toujours content d’être revenu ?

Le visage du jeune homme s’épanouit.

— Monsieur l’abbé, c’est surtout grâce à vous que je suis ici… Vous m’avez ouvert les yeux…

— J’étais bien sûr que tu reviendrais, mon gars… La ville n’est pas faite pour toi, ni toi pour la ville ! Ne respire-t-on pas mieux, ici ?

L’abbé s’arrêta devant la grande porte, d’où l’on découvrait l’immense étendue bigarrée des champs, et où fumait une légère vapeur matinale.

— Regarde-moi ça ! poursuivit-il. N’est-ce pas beau ? Ah ! mon petit ! Je plains de tout mon cœur les pauvres humains que leur destinée force à rester emprisonnés toute leur vie dans ces nouvelles cages de pierre qu’on appelle bureaux… L’homme n’est pas un animal créé pour vivre prisonnier… mais au milieu de la libre nature du Bon Dieu !

À cet instant, le père Gardin entra :

— Bonjour, monsieur l’abbé ! dit-il en enlevant sa casquette. Je viens chercher mon fieu ! Faut partir !

— Allons ! dit Jean. Je ne dois pas manquer le train…

Il se coiffa de son chapeau, préparé sur la table avec le pardessus, saisit sa valise et embrassa sa mère tendrement. Marcelle avait disparu.

Elle revint tout de suite, portant dans ses bras un adorable bébé qui ouvrait tout étonné ses yeux encore gonflés de sommeil.

— Il vient dire au revoir à papa ! dit-elle en riant pour dissimuler son émotion.

Jean enveloppa à la fois dans ses bras la mère et l’enfant, et partagea ses baisers.

— Tu ne reconnaîtras plus papa quand tu le reverras ! fit la jeune femme. Tu verras comme il sera beau !

Elle se haussa encore une fois vers son mari et l’embrassa. Elle avait le cœur gros, mais voulait être brave. Jean serra la main de l’abbé Murillot, prit congé des voisins et monta dans la charrette.

— Hue, Marquise !

La carriole roula entre les deux haies de l’allée. Jean se détourna et agita la main en dernier adieu. Là-bas, sur le seuil du cher foyer, il voyait près l’une de l’autre la mère et Marcelle, et celle-ci tenant la menotte frêle, faisait envoyer au voyageur une pluie de baisers en dernier réconfort.

Enfin, on gagna la grand’route. La jument accéléra l’allure. Cette fois, on était bien parti…

Aucun découragement n’attristait plus le cœur du jeune homme. Il savait que la séparation serait courte. Et là-bas, dans la vieille ferme, il avait sa place marquée, la place qu’il reprendrait dans quelques mois, pour ne plus jamais la quitter, entre ses vieux, sa petite compagne et son fils…


FIN