La belle de Carillon/8

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Éditions Édouard Garand (p. 47-49).

VIII

ISABELLE


Bertachou sortit, fier comme un conquérant.

Dans la nuit blanchâtre il vit surgir de l’ombre que faisait l’un des saillants du fort et venir à lui une petite silhouette humaine.

— Monsieur Bertachou… proféra une voix si douce que le lieutenant crut s’entendre appeler par une voix céleste.

Il s’arrêta net et frémissant.

À peine reconnaissable dans sa longue mante grise dont le capuchon avait été ramené sur sa tête, Isabelle s’approcha tout à fait de lui.

— Monsieur Bertachou, reprit la jeune fille avec angoisse, avez-vous tué le Capitaine d’Altarez ?

Bertachou tressaillit et pensa :

— Oh ! oh ! elle l’aime donc, la bécasse !

Il la regarda un moment comme pour essayer de trouver sur la physionomie de la belle enfant le véritable secret de son cœur. Non, Bertachou ne pouvait voir suffisamment le beau visage qu’il devinait plutôt.

— Ah ! non, mademoiselle, répondit-il, sur ma foi ! Pas même blessé. Voyez-vous, sacre… pardon ! voyez-vous je me suis contenté de lui faire sauter des mains sa colichemarde. Ah ! non, je ne tue pas les perdreaux moi, sacre…

Isabelle respira avec grand allégement.

— Merci, souffla-t-elle, d’avoir eu pitié de lui, pauvre jeune homme !

— Pauvre jeune homme !… soupira Bertachou très ému par la voix musicale de la jeune fille.

— Oh ! oui, il est si malheureux…

— C’est peut-être par sa faute ! gronda Bertachou avec une sorte de ressentiment.

— Non pas, Lieutenant, c’est la mienne !

— La vôtre ?… Je ne comprends plus !

— Plus tard vous comprendrez. Pour l’instant, je désire vous demander un service… Je voudrais savoir si votre capitaine a fait ma commission. Et s’il l’a faite, le prier de me faire parvenir un message demain matin.

— Certainement, mademoiselle.

— Mais je veux être certaine que j’aurai ce message demain matin sans faute.

— Soyez certaine, mademoiselle, sans faute, foi de Bertachou !

Tout à coup Isabelle tressaillit et saisit avec force un bras du lieutenant, disant dans un souffle craintif :

— Silence. Voici Monsieur d’Altarez. Écartons-nous de son chemin. Tenez, là, dans ce pan d’ombre… venez !

Bertachou, avant d’obéir, se retourna. Il vit également venir un homme… mais un homme qui titubait comme un ivrogne. Il reconnut aussi d’Altarez.

Mais déjà Isabelle, pour ne pas être vue s’était élancée seule dans l’ombrage d’un bastion tout proche. Mais déjà aussi d’Altarez avait reconnu la jeune fille comme elle courait vers le bastion.

— Isabelle ! appela d’Altarez d’une voix méconnaissable.

Elle ne répondit pas, croyant qu’elle était invisible dans l’ombrage.

D’Altarez voulut courir à elle. Dans son élan il se heurta brusquement à Bertachou qu’il n’avait pas paru voir ni reconnaître.

— Ah ! c’est encore toi ! proféra le jeune homme d’une voix frémissante. Place ! ajouta-t-il.

— Pardon, Capitaine, on ne passe pas sans le mot d’ordre !

D’Altarez voulut passer outre et courir à Isabelle.

Bertachou le repoussa.

— On ne passe pas, j’ai dit ! D’Altarez fit entendre un rugissement et, bondissant, il se rua contre Bertachou qu’il saisit à la gorge.

— Ah ! sacrediable ! par exemple… hurla Bertachou à demi étranglé… est-ce que maintenant Bertachou va se laisser mordre par les jeunes tigres !

Il empoigna le jeune homme par les côtés avec tant de force que d’Altarez poussa une exclamation de douleur et lâcha prise. Oui, mais cela ne suffisait point ; car Bertachou était si irrité qu’il n’avait plus de contrôle sur lui-même. Il souleva le jeune capitaine et marcha vers une grosse pierre près de là comme pour lui fracasser la tête. Isabelle se précipita vers lui.

— Non ! Non ! Bertachou, de grâce ne lui faites aucun mal !

Bertachou s’arrêta.

— Non ?… Vous ne voulez pas ? dit-il. Bien… Voici votre oiselet !

Il déposa d’Altarez, souffla rudement et grogna en s’en allant :

— Demain matin, mademoiselle, vous aurez votre message…

Et très fâché de l’intervention de la jeune fille, Bertachou marchait d’un pas rude en grommelant :

— La Bécasse… elle y tient pour de bon à d’Altarez… Ah ! mon pauvre Capitaine… Eh bien ! c’est tant pis, le mal est fait ! Oh ! c’est pas pour dire ni pour me vanter, mais ce n’est pas moi, qui suis un vieux renard, que la coquine de colombe prendrait dans ses filets !… Ah ! non, sacrediable !…

Peu après et sans cesse ronchonnant il disparaissait.

À ce moment Isabelle remarqua que d’Altarez la considérait d’une étrange façon et avec des yeux si enflammés que la jeune fille se sentit tourmentée de peur instinctive.

— Bertachou ! appela-t-elle pour implorer la protection du lieutenant.

Bertachou était trop loin à présent pour l’entendre.

— Oh ! pour l’amour du Ciel, Isabelle, supplia d’Altarez, cessez d’appeler vos amants quand je suis là !

En même temps il saisit durement les mains de la jeune fille.

Elle voulut se dégager.

— Non ! Non ! gronda d’Altarez entre ses dents. Pas avant que vous ne m’ayez dit la vérité !

Il serra les mains avec autant de force et de rage qu’il avait l’instant d’avant serré la gorge de Bertachou.

Une plainte de souffrance tomba des lèvres d’Isabelle.

D’Altarez ricana avec sauvagerie, et, penchant son visage effrayant vers celui de la jeune fille, il demanda encore en serrant les dents :

— La vérité ! La vérité !… Tu aimes Valmont ? Dis…

Isabelle se cabra. À la fin elle se révoltait contre la conduite de ce détraqué. Que lui devait-elle ? Rien ! Quelle promesse lui avait-elle faite ? Aucune ! Quel pouvoir voulait-il sur elle exercer de force ? De quel droit osait-il la traiter en maître ?

— Laissez-moi, Monsieur, commanda-t-elle, si vous tenez à conserver votre titre de gentilhomme !

— Ah ! mon titre de gentilhomme ! se mit à rire d’Altarez avec un accent de folie. Coquine, ne vois-tu pas que tu fais un coquin de ce gentilhomme ?

Il continuait de coller sa figure affreuse sur le visage horrifiée de la jeune fille qui vainement se débattait.

— Mon Dieu !… Mon Dieu !… gémissait-elle, laissez-moi, Monsieur, allez-vous-en ! Je ne vous aime point ! Et maintenant je sens que je vais vous haïr… Laissez-moi !

— Oh ! me haïr, dis-tu… rugit la voix du jeune homme. Regarde-moi, Isabelle…

Oh ! non, le regarder, elle ne pouvait plus. Elle sentait qu’elle allait perdre connaissance. Elle ferma les yeux…

À l’instant même une sorte de long râlement frappa son ouïe. Elle sentit qu’on libérait ses mains… Et, libérée, elle chancela. Mais elle eut peur de tomber. Fille réagit, se raffermit et rouvrit les yeux… Elle vit d’Altarez se sauver en sanglotant… Oui, le malheureux sanglotait comme un enfant à qui on a refusé une faveur. Pendant près de cinq minutes la jeune fille demeura immobile à la même place, en proie aux plus divers sentiments de pitié, de haine, d’amour… Elle écoutait surtout les sanglots du jeune homme, sanglots qui peu à peu se mouraient dans le lointain, mais à travers lesquels la jeune fille pouvait saisir par bribes ces paroles :

— Oui… demain je me ferai tuer !… Puis le silence glacial de la nuit se fit de toutes parts.

Alors, Isabelle, d’un pas mal assuré se mit à marcher vers la porte du fort. Mais elle ne put faire dix pas… Elle buta et s’écroula sur le sol pour demeurer sans mouvement.

Dix minutes se passèrent. Un homme sortit brusquement d’un bosquet du voisinage et marcha rapidement vers la porte du fort. Mais avant d’y arriver il découvrit tout à coup le corps de la jeune fille. Il s’agenouilla près d’elle et murmura tout en essayant de ranimer la pauvre enfant :

— Mademoiselle, revenez à vous !… Bertachou vient de m’informer qu’il est encore venu… Et Bertachou craint qu’il ne vous tue ! J’accours à votre secours…

Et Valmont se penchait sur le visage de la jeune fille pour voir si elle l’entendait. Il vit ce visage si livide qu’il crut la jeune fille morte.

— Oh ! elle est morte… elle est morte ! gémit-il.

Il la prit dans ses bras et s’élança vers la porte du fort. On eût dit que ce contact ramenait Isabelle à la vie. De ses lèvres s’échappèrent ces paroles :

— Laissez-moi, je ne vous aime point ! Vous êtes un coquin !… Allez-vous-en ! Allez-vous-en !…

Tout à coup elle se débattit violemment dans les bras de Valmont.

Lui s’était arrêté, frappé au cœur par les paroles d’Isabelle. Un moment, il parut demeurer indécis. La jeune fille ne bougeait plus, et cette fois elle avait l’air bien morte.

Valmont la laissa choir sur le sol, pirouetta et comme un fou se mit à courir du côté de ses retranchements. Et, comme d’Altarez et à son tour, il sanglotait… Comme d’Altarez, il disait dans son désespoir :

— Demain, si on se bat, je veux me faire tuer !…

Et Isabelle, inanimée toujours, morte peut-être, demeura étendue sur le sol et dans la froidure de la nuit…