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La besace d’amour/La fête

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 70-75).

CHAPITRE XI

LA FÊTE


À dix heures, le lendemain soir, les deux grands salons du sieur Cadet ruisselaient de lumières. Dans ces salons, sous les gerbes de feu répandues par les lustres et les candélabres une foule somptueuse de gentilshommes, d’officiers, de fonctionnaires, de bourgeois et de dames se mêlait, se confondait dans une variété indicible de couleurs vives d’où jaillissaient les feux multiples des pierres précieuses, où chatoyaient les soies les plus soyeuses, où frissonnaient les dentelles les plus fines, d’où émanaient les parfums les plus exquis.

De toutes parts s’étalaient et s’étageaient les fleurs les plus belles, les plus brillantes, les plus exotiques, toutes venant de la magnifique serre qu’entretenait à grands frais le sieur Cadet. Et le long des murs, splendidement drapés, garnis des tableaux des grands maîtres, couraient des lignées de mahonies, de paulownias, de rhizophores, de magnolias, et quantités d’autres plantes odoriférantes, d’arbrisseaux de formes élégantes qui donnaient à ces salons un peu de physionomie des parterres. Sous les plantes et les arbrisseaux étaient disposés des fauteuils, des tête-à-tête, des divans de sorte que les invités pouvaient, à leur gré, se réunir deux à deux, ou trois à trois, et sous ces palmiers, à l’abri des rizophores, des magnolias, demeurer comme tout à fait à l’écart des autres invités. Là, on y pouvait discuter en toute sécurité certaines affaires mystérieuses… Là, on pouvait se livrer en toute paix aux jeux de l’amour ! Le roi de France, en son palais, n’avait pas d’aménagements plus discrets, mieux combinés, plus sûrement imaginés.

Au delà des salons, resplendissait la salle des festins en laquelle l’on pouvait apercevoir une nuée de laquais aller et venir. La table à elle seule était toute une féerie par l’éclat admirable de ses argenteries, de ses vaisselles d’or, de ses coupes de cristal, de ses carafes aux vins les plus divers, au coloris les plus puissants. Une table de roi n’eût pu égaler celle-là !…

Les invités du sieur Cadet comptaient environ une soixantaine de personnages, disséminés çà et là par groupes, causant, riant, pivotant, se courbant… tous, hautains, fiers, vaniteux, essayant de se donner les allures des courtisans de la cour de Versailles. De fait, de prime abord, cette luxueuse assemblée aurait paru rivaliser avec la cour de Louis XV… c’en était comme la miniature !

Parmi ces personnages l’on remarquait de suite la reine de la soirée qu’on aurait pu appeler la reine de la cité de Québec, la reine de la Nouvelle-France : Madame Péan ! Mme Péan, avec ses trente-deux ans, d’une taille très élégante, de formes admirables, et avec ses beaux cheveux arrangés tout comme ceux de Mme de Pompadour, resplendissait comme une véritable reine. Sa beauté éclipsait toutes les beautés réunies, en cette nuit de fête, chez le fastueux munitionnaire de la Nouvelle-France. Mais aussi portait-elle ombrage aux autres beautés ! La robe que portait ce soir-là Mme Péan attirait plus spécialement les regards d’admiration et d’envie : c’était une réplique d’une robe qu’avait portée la marquise de Pompadour l’année précédente lors d’un grand bal donné à l’occasion de l’anniversaire du roi. Selon les chroniqueurs de la mode du temps, cette robe avait coûté à Mme de Pompadour, ou plutôt au roi de France, ou plutôt au peuple, la jolie somme de quatre-vingt mille livres !

Et Mme Péan, qui ne dédaignait pas de copier la grande marquise, trônait au beau milieu du premier salon entre deux lustres qui jetaient sur elle leurs clartés profuses. Elle était assise sur un divan oriental, souriante, peut-être un peu ironique, et devant elle se courbait révérencieusement l’intendant royal, toujours magnifiquement vêtu et chamarré. Seulement, chose curieuse, Bigot, contre la coutume, ne portait pas l’épée… Il ne portait pas cette parure nobiliaire que, par contre, portaient avec tant d’ostentation les Péan, les Cadet, les Varin, et tous ces gens issus du bas peuple que les hasards de la fortune ou que les protections occultes avaient portés aux grandeurs et à la puissance ! Non… Bigot ne portait pas l’épée parce qu’il voulait par là même se distinguer de toute cette bande d’escrocs qu’il s’était attachés, qu’il coudoyait volontiers, mais qu’il méprisait au fond.

Car François Bigot était issu d’une famille qui avait appartenu à la judicature, et, par alliance, il était attaché à de grands personnages de la noblesse française : tel le maréchal d’Estrées, son cousin, tel le marquis de Puysieulx. Il ne venait donc pas du bas peuple, mais d’une haute bourgeoisie qui avait rendu de grands services aux rois de France. Il en gardait donc certain orgueil, et certaine vanité ; et pour un peu, s’il eût été moins intelligent, il se fût laissé appeler Monsieur de Bigot. Non… François Bigot était doué d’une haute intelligence, intelligence qu’il aurait pu faire si admirablement servir à son pays ; malheureusement sa nature perverse causa son propre malheur et celui de la Nouvelle-France.

Donc l’intendant s’entretenait avec Mme Péan dont il admirait la grâce et les charmes.

Non loin de là on voyait le sieur Péan, très richement paré, très hautain. Il affectait les airs d’un grand seigneur et ne s’accolait autant que possible qu’à la plus élégante noblesse. Sa marotte — pour ne pas dire sa passion — était la recherche des jeunes femmes des plus jeunes et des plus belles. Chose assez singulière, les grâces de Mme Péan semblaient le laisser indifférent ! Peut-être y avait-il mobile ! Peut-être ménageait-il ces grâces divines à M. François Bigot dont il était l’un des protégés et l’un des courtisans !

Et le sieur Cadet… Il était là, naturellement un peu ivre, parcourant les groupes, échappant des plaisanteries très lourdes dont il riait tout le premier ; il allait, un peu sot d’allures, mal dégrossi encore, car malgré l’épée, la culotte de soie, la perruque, le sieur Cadet ne parvenait pas à se débarrasser de ses manières de boucher brutal et vulgaire.

Et sieur Deschenaux, secrétaire de l’intendant sombre, tout de noir vêtu, sans ornements, sans parures, qui semblait faire la cour à une petite femme blonde, pâle quand même sous ses rouges, un peu trop maigre, étalant une profusion de pierres précieuses, enfoncée dans un large fauteuil sous les parfums suaves qui tombaient d’un magnolia. Cette jeune femme, ou mieux cette jeune fille, c’était Mlle Pierrelieu, unique enfant d’un très riche commerçant. On disait alors que M. Deschenaux allait bientôt en faire sa femme et devenir peu après l’associé de son beau-père, mais tout en demeurant le secrétaire et le factotum de l’intendant.

Enfin, pour ne pas nous éterniser dans ces présentations on pouvait remarquer, ô stupeur ! parmi cette foule bigarrée, dans ces toilettes plutôt tapageuses, au sein de ces personnages puant le vice, oui, on remarquait le notaire-royal, maître Lebaudry ! Mais il n’était pas là pour son plaisir… il était là pour affaires, appelé qu’il avait été par le sieur Cadet. Maître Lebaudry, toujours très gras, était assis près d’un guéridon avec son domestique, Germain, qui, debout, derrière le fauteuil de son maître, droit, grave, solennel, se tenait prêt à répondre au premier appel, au premier signe. Le notaire dégustait lentement un verre de vin tout en discutant certaines affaires avec un gros personnage, aux airs d’importance, qui n’était autre que le commerçant très riche : M. Pierrelieu. Peut-être ce haut bourgeois était-il en train de discuter avec le notaire les termes du contrat de mariage de sa fille avec le sieur Deschenaux !

Or, tandis que la joie, le bonheur, le plaisir étaient partout, sur ce monde doré dans l’éblouissement des lumières, dans l’atmosphère chargée de senteurs exquises, planait l’harmonie d’une musique douce et langoureuse. Cette musique partait d’un recoin de la salle des festins, de sur une estrade entourée de fleurs et de plantes, et c’était celle d’une viole et d’un rebec. À cet instant, la viole et le rebec jouaient la romance qu’avait entendue la veille au soir Mlle de Maubertin chez la mère Rodioux.

Mais on ne pouvait voir les musiciens dérobés qu’ils étaient derrière le rideau de fleurs et de plantes. Mais en jetant un œil indiscret par-dessus ce rideau on pouvait reconnaître le père Croquelin, avec sa besace au dos, avec ses haillons, sa même vieille face ridée, ravagée, mais pleine cependant d’extase, illuminée de toute la poésie et de tout l’art qu’il s’appliquait à donner à son archet et à son instrument.

Mais l’autre musicien, le joueur de rebec… ce n’était pourtant pas Flambard ! Non… c’était un vieux mendiant aussi, à cheveux tout blancs et fort longs qui tombaient sur ses épaules, misérablement vêtu, portant également la besace, le visage émacié, rayé de rides profondes !… Mais pourtant… cette besace qu’il avait à son dos, ne ressemblait-elle pas à la besace du père Achard… à la BESACE D’AMOUR ?… N’importe ! Les deux musiciens semblaient pris aux charmes de leur propre musique, ils paraissaient s’en enivrer.

Chaque fois qu’ils terminaient soit l’air d’une romance connue, soit l’air d’une danse en vogue à cette époque, soit encore une marche vive et joyeuse pour attaquer un air nouveau, un serviteur s’approchait avec un plateau portant deux coupes immenses remplies d’un vin mousseux que les deux ménétriers se gardaient bien de refuser. Puis la musique reprenait…

Dans les salons la conversation devenait plus animée, la joie grandissait. De temps à autre des valets circulaient avec des coupes pleines de vin, des corbeilles de beaux fruits. L’on vidait avidement les coupes, l’on savourait les fruits qui semblaient fondre dans les bouches.

— Cadet est vraiment grand prince ! fit une fois remarquer l’intendant Bigot avec un sourire quelque peu ironique, au moment où il venait de choquer sa coupe contre celle de Mme Péan.

— Près de vous, monsieur l’intendant, minauda Mme Péan, il n’est qu’un diminutif !

— Mais avouez que cette fête dépasse tout ce qu’il nous a offert jusqu’ici !

— Certes, mais cette fête ne saurait égaler encore celles que vous donnez à vos amis !

— Ce qui dépare un peu ses fêtes, reprit Bigot avec un sourire dédaigneux, c’est son attitude : il est toujours demi soûl !

— Il aime tant s’égayer, monsieur l’intendant.

— Mais il en perd pas mal de dignité devant l’admirable société de ces jolies dames dont vous êtes la reine !

— Oh ! il sait se faire pardonner à l’occasion !

— Vraiment ? fit Bigot avec un sourire ambigu.

— Il sait, quand il veut se montrer le plus galant des gentilshommes.

— Mais il n’est pas gentilhomme, madame ! répliqua Bigot avec un air pincé.

— Je sais bien, mais il en prend tout de même les airs.

— De bien faux airs, madame. Tenez ! voyez-le encore, il entretient monsieur Péan ! Ne dirait-on pas que ses gestes ont l’air de vouloir abattre quelque bête de somme ?

Mme Péan se mit à rire et répliqua :

— Il faut tenir compte, monsieur l’intendant que la nature de l’homme ne se refait jamais !

Bigot se mit à ricaner.

— Madame, reprit-il narquois, je ne vous demanderai pas si la nature de la femme…. Ah ! ça, fit-il tout à coup, n’allais-je pas oublier que vous avez pour le sieur Cadet quelque admiration…

— Qui vous semble inopportune ?…

Et Mme Péan éclata d’un beau rire qui fit voir le splendide émail de ses dents.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, repartit Bigot. Je me demande seulement comment il puisse réussir à captiver les charmes d’une femme distinguée !

— Ah ! croyez-vous qu’il ait déjà réussi à ce jeu ? sourit mystérieusement Mme Péan qui, disons-le, partageait également ou à peu près ses charmes entre Bigot dont elle semblait la favorite, et Cadet qui désirait en faire la reine attitrée de ses fêtes.

— Je commence à le croire, madame, ou du moins à le penser !

De fait, Bigot ignorait les relations intimes qu’entretenait Cadet et la jolie femme ; car s’il en eût eu vent, l’intendant en aurait été si jaloux qu’il fût devenu un terrible danger pour l’existence de Cadet. Aussi, Cadet et Mme Péan avaient-ils bien soin de prendre les plus grandes précautions pour que leurs intimités demeurassent ignorées.

— Oh ! monsieur l’intendant, s’écria Mme Péan avec une stupeur parfaitement jouée, monsieur Cadet s’est-il véritablement voué aux plaisirs de l’amour, lui que je croyais passionné pour deux choses seulement : l’argent et le vin ?

— Vous pouvez, madame, sans crainte ajouter la femme !

— Oh ! mais vous excitez ma curiosité, monsieur l’intendant… Pouvez-vous me dire, ajouta-t-elle à voix très basse, ce que vous auriez par hasard…

Mme Péan s’interrompit brusquement en entendant d’immenses éclats de rire qui venaient du large vestibule précédant les salons.

Et ces éclats de rire avait attiré l’attention de tout le monde.

Deux gentilshommes venaient d’apparaître donnant tous deux le bras à une jeune fille qui riait aux plus beaux éclats ; et ces deux gentilshommes et cette jeune fille paraissaient ivres.

— Ô mon Dieu ! s’écria Mme Péan avec une sorte d’horreur, voici Marguerite de Loisel plus grise que ses gris cavaliers !

Bigot partit de rire.

Un grand brouhaha se produisit alors : des gentilshommes, des officiers, des bourgeois, des filles de condition interlope entourèrent le groupe gris, c’est-à-dire Marguerite et les deux gentilshommes qui étaient le vicomte de Loys et le chevalier de Coulevent.

— Vive le vin ! cria de Loys.

— Vive la femme ! clama de Coulevent.

Et au grand amusement de la foule les deux gentilshommes dérobèrent un baiser sur chacune des joues rouges de la belle Marguerite qui riait aux larmes.

— Vive l’amour ! jeta-t-elle à son tour.

Marguerite de Loisel demi ivre… c’était inouï !

Les valets survenaient avec des plateaux encore chargés de coupes remplies au ras bord avec d’autres corbeilles de fruits veloutés.

Et maintenant l’ivresse de l’amour et du vin gagnait presque tous les invités de sorte que l’ivresse du vicomte de Loys et du Chevalier de Coulevent, de sorte aussi que l’ivresse de Marguerite de Loisel ne furent plus remarquées ! La folie devenait générale !

Mais par quel jeu d’événements ou de circonstances Marguerite de Loisel se trouvait-elle comme une fille de rien, jetée dans ce milieu dépravé ? Qu’était devenu son compagnon du soir précédent, Jean Vaucourt ? Nous le saurons bientôt.

Marguerite, plus belle que jamais dans une magnifique robe de soie écarlate, ses beaux cheveux noirs ceints d’une sorte de diadème, toute couverte de bijoux d’un prix inestimable, était entourée, admirée, courtisée. Cadet s’approcha.

— Ah ! mademoiselle, je viens vous chercher pour vous présenter comme la reine de cette fête.

Marguerite se mit à rire comme une folle, puis elle se jeta au cou de Cadet et se prit à le couvrir de baisers fous.

Ce fut une acclamation formidable… Marguerite fut saisie, élevée au bout de dix bras jeunes et, à travers les deux salons, portée en triomphe jusqu’à la table du banquet dont les apprêts venaient d’être terminés.

En effet, un gong invisible résonna… c’était le signal.

Il était minuit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La table était garnie de ses convives.

Tout au milieu, avaient été placés les personnages les plus marquants : d’un côté se trouvait l’intendant avec, à sa droite, Mme Péan, et à sa gauche le sieur Péan.

De l’autre côté, face à l’intendant, était Marguerite de Loisel. À sa droite se tenait Cadet, à sa gauche Mlle Pierrelieu puis Deschenaux. De Loys était à côté de Cadet, de Coulevent à côté de Mme Péan. Venaient encore M. Pierrelieu et Mme Saint-Justin ; puis c’était Varin tenant compagnie à Mme de Bréart dont le mari était actuellement à Montréal ; puis le commandant Vergor et quelques autres qui formaient l’entourage immédiat de l’intendant dans les plaisirs comme dans les affaires.

Car ces hommes se tenaient du coude partout, et tout en se jalousant, tout en se haïssant. Ils n’avaient garde de rompre les liens d’affaires qui les unissaient si étroitement, car ces liens brisés, tous seraient tombés dans l’ornière ! Et ces fêtes grandioses étaient payées à même les deniers du peuple… du peuple qui ne cessait de demander du pain pour se nourrir… du peuple hâve et famélique qu’on ne cessait de réquisitionner… du peuple à qui l’on revendait à un prix exorbitant des marchandises que le roi envoyait au pays pour n’être payées qu’au prix coûtant, sauf un léger pourcentage destiné à la cassette royale. De fait, le roi touchait son pourcentage, mais c’était après que le peuple l’eut cent fois payé entre les mains des requins qui dirigeaient les affaires et le commerce. Oui, tandis que le peuple — laboureur sans farine et sans lard, artisan sans travail et sans pain — gémissait et mourait peu à peu, ces infâmes personnages se gavaient des mets les plus délicats, se noyaient dans les vins les plus recherchés, étalaient un luxe de vêtements, de bijoux, de maisons, de mobiliers dont la valeur commerciale eût suffi à nourrir pendant trois années toute la colonie et à couvrir les frais de la guerre ! Outre ces dépenses incalculables faites pour les orgies et les folies, ces prévaricateurs, ces concussionnaires, ces ignobles voleurs entassaient millions sur millions, si bien que leur fortune devenait pour chacun phénoménale. Bigot était plus riche que le roi ! Cadet était plus riche que Bigot et le roi ! Péan était plus riche que Cadet et le roi ! Varin était plus riche que Péan et le roi ! Bréart… Mais arrêtons-nous…

À une extrémité de la table on avait placé le notaire royal, Maître Lebaudry, en attendant que ses services professionnels fussent requis, mangeait et buvait ferme, mais sans perdre une seconde l’immobilité de ses traits, et laissant ses grands yeux bleus aller d’une femme à l’autre. Car maître Lebaudry, était célibataire, et tout honorable qu’il était, il admirait le sexe, et plus spécialement ce sexe poudrée, fardé, frisé, et qui, demi ivre, se pendait au cou des hommes avec un abandon qui frisait l’impudeur ! Mais alors le notaire fermait les yeux, puis trempait son nez dans sa coupe de vin.

Mais quelles affaires professionnelles pouvaient bien nécessiter, en cette nuit de fête, la présence du notaire-royal.

Nous allons le voir.

Dans un chahut indescriptible d’éclats de rire, de chocs de cristaux, de calembours jetés à pleines gorges, la musique de la viole et du rebec continuait de répandre ses sons harmonieux ou plaintifs et donnait à ce festin sardanapalesque un cachet d’invraisemblance.

Or, pendant que bombance redondait, les musiciens de temps en temps échangeaient quelques paroles.

— Voilà, dit une fois le père Croquelin à son compagnon, que la véritable scène va commencer… ayons de l’œil !

— Père Croquelin, répondit l’autre mendiant à qui l’on eût donné au moins cent ans d’existence, j’ai l’œil bien ouvert et l’oreille bien tendue. Que pensez-vous qu’il va se passer ?

— Je n’en sais rien. Mais j’ai le pressentiment que ce sera quelque chose de remarquable, peut-être quelque chose de terrible ! Car, voyez-vous à voir cette bande de démons boire manger, jacasser comme ils font, je sens qu’il se prépare quelque chose… un événement auquel nous ne sommes pas préparés !

— Flairez-vous bataille ? demanda l’autre mendiant.

— Cela pourrait fort bien se produire : voyez les épées qui s’agitent dans leurs fourreaux. Dans l’ivresse qui augmente, un rire mal résonnant, une parole dite un peu haut, un rien peut les faire jaillir !

— C’est vrai. Voyez-vous quelque part, père Croquelin une épée sans maître ?

— Non. Mais je sais une très belle panoplie à laquelle sont accrochées de jolies rapières comme votre main se plairait à les caresser.

— Et où se trouve cette belle panoplie ?

— Là, dans le vestibule… exactement entre les deux salons, sur le mur de gauche.

— Merci, père Croquelin. Il est toujours bon de savoir où mettre la main, quand on a faim et que les plats sont vides !

— Bon ! reprit le père Croquelin, voyez le sieur Cadet qui se lève.

— Il est soûl !

— Mais il va faire son petit discours quand même, ricana le père Croquelin.

— Devrons-nous arrêter notre musique ?

— Pas avant qu’on nous le commande.

— En ce cas, père Croquelin, nous en serions rendus à notre dernier numéro ? Attaquons donc un air guerrier, s’il doit y avoir bataille… par exemple « La Marche des Mousquetaires ».

— Soit ! consentit le père Croquelin.

Puis, battant la mesure de son archet, il dit :

— Hop !… une… deux… trois… !

Et alors, juste au moment où Cadet venait de demander le silence autour de lui, la viole et le rebec se lancèrent dans une marche endiablée qui souleva les applaudissements des invités.

Sur un geste de Cadet deux serviteurs accoururent portant des plateaux de liqueurs fines, de vins, de fruits, de fromage, de brioches dorées… ils enjoignirent aux deux musiciens de cesser momentanément leur musique, et de se restaurer pendant que le sieur Cadet allait prononcer un discours.

De fort bonne grâce les deux ménétriers se rendirent à cette aimable invitation.

— Amis, cria Cadet d’une voix rendue indistincte par l’ivresse, la langue pâteuse, zézayant terriblement, titubant et se retenant à la table pour ne pas retomber sur son siège… amis, reprit-il, à présent que nous sommes arrivés au dessert, nous allons passer au grand numéro de notre fête ! Et cette fête, dois-je vous le rappeler ? c’est la digne célébration de la belle victoire gagnée à Chouagen par nos armes françaises sur les armes anglaises.

— Vive les armes du roi de France ! clama une voix.

Un vivat formidable s’éleva et emplit toute la spacieuse demeure ; ce fut comme un tonnerre qui roula durant une minute.

Puis Cadet reprit la suite de son discours :

— Oui, mes amis, soyons joyeux sujets du roi, heureux enfants de la belle France…

Marguerite de Loisel interrompit le sieur Cadet par un long éclat de rire qui fit bondir son sein.

De nombreux rires firent chorus.

— Amis… amis… cria Cadet, c’est la reine de cette nuit qui vous commande la joie et l’amour !

— Vive l’amour ! rugit Marguerite en élevant une coupe pleine de vin qu’elle vida ensuite d’un seul trait.

— Bravo !

— Vive Marguerite !

— Vive la reine !

— Vive l’amour ! jeta encore Marguerite.

— Oui, oui, clama Cadet, la reine a dit vrai… Vive l’amour ! Car, je vous le dis, c’est un vrai drame d’amour qui va se dérouler sous nos yeux, et vous allez à l’instant en connaître les personnages principaux.

L’immense curiosité que suscitèrent ces paroles fit régner un silence absolu.

Cadet fit un signe à de Coulevent.

Celui-ci se leva et déroula un parchemin attifé de rubans multicolores.

— Monsieur le chevalier de Coulevent, reprit Cadet avec un sourire mystérieux, va nous donner lecture du prologue de ce drame d’amour.

Il s’assit.

Une troisième fois Marguerite de Loisel jeta ce cri :

— Vive l’amour !

En même temps elle se pencha et du bout de ses doigts roses envoya un baiser à de Loys qui partit de rire.

Mais de Coulevent parlait, ou plutôt il lisait à haute voix :

— En la demeure du sieur Michel Cadet, munitionnaire de la Nouvelle-France, ce soir, ce trente septembre 1756, et pardevant maître Lebaudry, notaire-royal, ont eu lieu les fiançailles… de mademoiselle Marguerite de Loisel dit Lardinet…

De Coulevent fut interrompu par un cri terrible que venait de jeter Marguerite à ce nom prononcé de Lardinet.

L’œil sanglant, la lèvre écumeuse, le geste farouche, elle essaya de se lever. Cadet d’un geste l’apaisa.

— Laisse donc, folle fille, c’est une comédie… il faut rire !

— Vraiment ? bégaya-t-elle, stupide… Tu dis Cadet, que c’est pour rire ?

Et de suite elle éclata de rire en saisissant.

Mais nul rire ne participa au sien… il y eut comme un silence glacial et tragique !

Marguerite, surprise, hébétée, suspendit sa coupe entre la table et ses lèvres.

Mais de Coulevent poursuivait :

— Et… du sieur clerc de notaire, Jean Vaucourt !

— Par la foudre !… retentit tout à coup sur l’estrade des musiciens une voix nasillarde.

Il y eut un moment de profonde stupeur.

— Silence ! souffla le père Croquelin à son compagnon qui venait de prononcer ces paroles. Silence ! reprit-il, ou nous sommes tous morts !

Toutes les têtes à l’instant s’étaient tournées vers l’estrade, des épées furent à demi tirées des fourreaux… Mais à l’instant même aussi tous les yeux virent un mendiant marcher sur l’estrade, tituber, éclater d’un rire idiot, osciller, lever sa coupe pleine qui renversait, puis tout à coup s’écraser lourdement et rouler en bas de l’estrade, dans la salle à manger, où il demeura ivre-mort sa tête par hasard reposant sur sa besace. Et ce mendiant, c’était celui qui avait joué du rebec.

De Loys se précipita l’épée à la main, de Coulevent le suivit, plusieurs officiers et gentilshommes se précipitèrent à leur tour… Mais aussitôt de Loys lançait un grand éclat de rire, retirait la besace de sous la tête du mendiant ivre, la piquait à la pointe de son épée et, l’élevant au-dessus de sa tête, criait :

— La besace d’amour !… Combien pour la besace d’amour !

Un tonnerre de cris retentit.

Par pitié ! par pitié ! clama la voix effrayée du notaire-royal !

Mais sa voix fut aussitôt couverte par cette clameur soudaine :

— À moi la besace d’amour !

Et celui qui avait poussé cette clameur bondissait dans la salle des festins, se ruait à travers la foule des convives excités. Et c’était un jeune homme, un jeune homme vêtu d’un habit d’arlequin… il riait… il rugissait :

— À moi la besace d’amour !

Et le jeune homme était face à face avec le vicomte de Loys.

La foule enthousiasmé cria :

— Le fiancé… le fiancé…

C’était Jean Vaucourt !

Marguerite saisit rapidement une carafe sur la table et la lança à la tête de Loys avec ce mot :

— Lâche !

Le vicomte chancela, échappa la besace…

Jean Vaucourt la releva et la passa à son dos, puis il croisa les bras et, défiant, regarda encore de Loys à la face.

Cadet cria :

— Jean Vaucourt, voici ta fiancée !

Il repoussa rudement Marguerite vers le jeune homme.

— Oui, cria celui-ci à son tour, je suis Jean Vaucourt…

Des voix tonnantes l’interrompirent :

— Qu’on le fiance donc !

— Malgré lui, s’il le faut !

— Oui, de gré ou de force !

Il se produisit un vacarme épouvantable.

— Que signifie cette comédie ? râla Marguerite à Jean Vaucourt.

— Cela signifie mademoiselle, que vous avez absorbé des narcotiques sans le savoir et qu’on veut vous faire faire une odieuse bouffonnerie !

— Mais vous… avec cet accoutrement…

Marguerite le regardait avec stupéfaction.

— Moi, sourit Jean Vaucourt, j’ai simplement fait mine d’être sous l’effet des mêmes narcotiques que je me suis bien gardé d’avaler. Et maintenant la comédie qu’on voulait jouer à nos dépens va se changer en une tragédie aux leurs !

Ces paroles avaient été échangées pendant que les convives quittaient la table, pendant que les hommes apprêtaient leurs épées, pendant que la bataille se préparait.

Jean Vaucourt marcha tout à coup jusqu’à de Loys et le frappa au visage de sa main en disant :

— Gentilhomme de rue, voilà !

Ce fut une ruée féroce contre le jeune capitaine. Des sièges furent renversés, des ustensiles, des vaisselles, des plats encore tout pleins furent jetés par terre, un candélabre, fut renversé mettant le feu aux nappes…

— Le feu ! rugirent des voix.

Des serviteurs se précipitèrent, éteignirent les flammes.

Une voix domina tous les bruits :

— Sus à Jean Vaucourt !

— À mort !

Déjà de Loys menaçait le jeune homme de son épée.

Alors Marguerite de Loisel arracha l’épée de Cadet, la tendit au capitaine et cria :

— Défends-toi, Jean Vaucourt !

— Mort ! mort ! hurlèrent des voix enragées.

Les clameurs s’étaient élevées en ouragan, l’ivresse des vins se changea en ivresse de la bataille, trente épées se heurtèrent à celle de Jean Vaucourt qui, par un saut prodigieux en arrière s’était trouvé le dos au mur près d’une porte en forme d’arcade qui donnait sur le vestibule.

Les clameurs épouvantées des femmes se mêlaient aux cris de mort poussés par les officiers et les gentilshommes dont les attaques furieuses étaient habilement parées par l’épée agile de Jean Vaucourt. Ah ! ce n’était plus le clerc de notaire dont on s’était moqué à l’envi ! Et parmi tous ces ennemis de Jean Vaucourt la surprise fut immense.

Toutes les femmes s’étaient hâtivement retirées dans le salon qui précédait la salle des festins, et là demeuraient silencieuses et agitées tout en suivant les péripéties de la bataille qui commençait.

Seuls Bigot et Mme Péan étaient demeurés à leur place.

— Mon Dieu ! pleura Mme Péan, nous allons mourir !

Calme et froid comme un capitaine sur son navire en détresse Bigot répondit :

— N’ayez crainte, madame, on ne touche pas à l’intendant-royal !

— Par prudence, allez chercher une épée !

— Madame, je n’ai besoin d’épée, je vous l’assure !

À quelques pas d’eux seulement les épées cliquetaient… Jean Vaucourt, malgré son habileté, malgré sa vigueur, faiblissait sous le nombre. Déjà quelques épées l’avaient atteint légèrement, et il sentait que sa dernière heure allait sonner. Mais il ne voulut pas mourir seul… Avec une énergie sauvage, il se mit à attaquer tout en parant ; deux officiers furent gravement blessés. La fureur grandit chez les ennemis du jeune homme, chacun voulut de sa propre lame abattre Jean Vaucourt. Il y eut une poussée, des cris, de la confusion.

— Il m’appartient ! clama de Loys !

Il venait de bousculer trois ou quatre officiers qui faisaient face à Jean Vaucourt et qui voulaient en finir. Et de Loys se trouva le principal adversaire du jeune capitaine. Mais cela n’empêcha pas la confusion de grandir…

Or, cette confusion permit aux événements de changer de face.

Pendant que tous les regards se rivaient ardemment sur les combattants, le vieux mendiant, qui avait roulé ivre-mort en bas de l’estrade, se releva doucement, rampa sous la table, puis sous les arbrisseaux qui s’alignaient le long des murs, puis atteignit la porte donnant sur le vestibule… Jusque-là, il était demeuré inaperçu. Mais là se tenait en tas toute la valetaille, qui demeurait immobile spectatrice de la bataille. Cette valetaille, en apercevant le mendiant, poussa un cri et se recula en désordre vers le fond du vestibule. Mais le mendiant venait de faire un bond énorme jusqu’à la panoplie d’où il décrochait une longue rapière, et d’un bond encore il apparaissait à côté de Jean Vaucourt, fulgurant, terrible. Et il était à peine apparu, il avait à peine fait siffler la rapière, que trois gentilshommes étaient étendus sur le carreau.

Une clameur effroyable retentit avec ce nom :

— Flambard !…

Oui, c’était Flambard… et le sang déjà ruisselait, les gentilshommes et les officiers tombaient ou se retiraient du combat, éclopés, sanglants. La rapière de Flambard et l’épée de Jean Vaucourt faisaient un véritable massacre : dix cadavres déjà gisaient sur le tapis de la salle des festins.

Tout à coup un domestique accourut vers Bigot, tout effaré, tout tremblant :

— Monsieur, murmura-t-il, monsieur Rigaud de Vaudreuil vient d’arriver.

Sans se troubler le moindrement l’intendant s’avança vers les combattants et prononça tranquillement :

— Rengainez, gentilshommes du roi !… c’est monsieur de Vaudreuil !…