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La besace d’amour/Où le maître véritable n’est pas Bigot, mais Flambard

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 29-31).

CHAPITRE IX

OÙ LE MAÎTRE VÉRITABLE N’EST PAS BIGOT, MAIS FLAMBARD


François Bigot descendit accompagné du vicomte de Loys et du chevalier de Coulevent ; derrière suivaient Mme de Ferrière et sa nièce toutes deux tremblantes : puis venait, livide, inquiète, Marguerite de Loisel. L’instant d’après tous ces personnages se trouvaient réunis devant la porte verrouillée et cadenassée de la salle basse devant laquelle deux gardes demeuraient.

Comme si l’on eût été dans l’expectative d’un évènement solennel, un grand silence s’était fait.

Bigot s’était arrêté, souriant d’un sourire sans signification. Son œil, à demi voilé et sournois, étudiait Flambard qui, l’épée nue sous le bras, épongeait son front ruisselant d’une main tranquille, comme aurait fait un journalier après une rude corvée. De fait, la corvée avait été terrible pour Flambard… mais il en avait vu bien d’autres !

Le baron surpris et très inquiet par l’arrivée si imprévue de Bigot, mais plus inquiété encore par ce Flambard, qui l’avait salué de monsieur le baron de Lardinet, et par la présence des deux femmes inconnues dont, pourtant par un effort de mémoire, il croyait reconnaître les traits, ou plutôt ceux de Mlle de Maubertin, et présageant une catastrophe dont il se sentait incapable de parer les coups, le baron de Loisel tremblait de tous ses membres. Il regardait sa fille avec un commencement de désespoir. Non… décidément ce damné Flambard et ces deux femmes inconnues n’étaient pas là, avec M. François Bigot, pour son bonheur !

Il promena un regard anxieux autour de lui, comme s’il eût cherché une issue pour fuir ! Fuir !… il n’aurait pas fait un pas qu’une épée, peut-être celle de Flambard qui semblait le guetter du coin de l’œil, ne l’eût cloué quelque part. Tout autour de lui il voyait des gardes, beaucoup d’éclopés, c’est vrai, mais plusieurs encore solides et des huissiers, la dague à la main, qui, tous, sur un signe de Bigot se fussent jetés sur lui ! Il frissonna… un étourdissement faillit le faire chanceler. Il se raidit de toute sa vigueur, de toute sa force de volonté, et, pris au piège, il décida de payer d’audace… car l’audace pouvait le sauver ! Et au moment où l’œil voilé de Bigot glissait de Flambard sur le baron de Loisel, celui-ci commanda à ses lèvres, que crispait déjà l’effroi, un sourire mielleux et dit, en s’inclinant :

— Je suis tout honoré de recevoir monsieur l’intendant-royal !

Alors Bigot, par un jeu des paupières que ne surprit personne, fit un signe d’intelligence au baron que lui parut saisir et dont il parut également interpréter le sens : un rayon d’espoir éclata aussitôt dans la prunelle de ses yeux.

Mais ce rayon d’espoir s’éteignit aussitôt, lorsque Bigot, sur un ton sévère, prononça ces paroles :

— Baron de Loisel, veuillez remettre votre épée à monsieur le vicomte de Loys.

Loisel eut un haut-le-corps…

De suite Bigot, par un second jeu des paupières, sembla le rassurer ; et le baron répliqua avec un calme extraordinaire :

— Monsieur l’intendant, je ne puis discuter vos ordres et j’obéis… parce que ma conscience me dit que j’ai fait tout mon devoir, parce que je me suis dis qu’un malentendu ou qu’une méprise vient de se produire. Il ajouta, en tendant la poignée de son épée à de Loys : — Monsieur le vicomte, voici mon épée !

Le vicomte accepta l’épée.

Bigot sourit imperceptiblement et reprit :

— Baron de Loisel, monsieur le marquis de Vaudreuil me donne instructions, par un courrier venu ce jour même, de vous suspendre de votre charge d’intendant de sa maison !

— Monsieur l’intendant, répliqua le baron qui se rassurait de plus en plus, certain que Bigot demeurait encore son protecteur et qu’il imaginait une petite comédie qui devait tourner à son avantage, je suis prêt à me rendre aux ordres que vous avez reçus de monsieur de Vaudreuil.

— Baron de Loisel, poursuivit Bigot, toujours calme et à demi souriant, pour exécuter jusqu’à la dernière lettre les instructions du gouverneur, je vous déclare mon prisonnier !

Cette fois le baron pâlit affreusement, il perdait tout espoir.

Mais un gémissement à peine étouffé s’éleva parmi le groupe des spectateurs, et avant que personne eût pu se porter à son secours, Marguerite de Loisel s’affaissait sur le parquet… évanouie.

Le baron poussa un hurlement de colère et de douleur et voulut s’élancer sur sa fille pour lui porter aide ; mais Flambard le contint.

— Laissez, dit-il ; ces dames donneront à mademoiselle tous les soins qu’elle peut requérir.

Il désignait Mme de Ferrière et Mlle de Maubertin qui, en effet, se portaient aussitôt au secours de la jeune fille. Pendant qu’un maître d’hôtel courait chercher un flacon de sels, un garde approchait un escabeau sur lequel on asseyait la jeune fille que soutenaient Mme de Ferrière et Mlle de Maubertin. Cinq minutes d’un silence religieux s’écoulèrent, puis Marguerite de Loisel reprit sa connaissance, et elle se mit à pleurer.

Le baron pleurait aussi depuis un moment… Ses larmes étaient-elles sincères ?

Les autres spectateurs, hormis Flambard qui ne perdait rien de son flegme et Bigot qui demeurait très calme et toujours demi souriant demeuraient muets, atterrés ou curieux.

François Bigot rompit le silence qui finissait pas peser trop lourdement, il dit en promenant un regard content autour de lui et en arrêtant ensuite ce regard sur Mme de Ferrière :

— J’ai rempli le mandat à moi confié par monsieur le gouverneur !

Il éleva sa main parfumée et à demi recouverte de dentelle vers les gardes et ajouta avec un léger sarcasme :

— Messieurs, la séance est levée !

— Pas encore ! répliqua une voix rude et nasillarde.

— Qu’est-ce à dire ? fit Bigot cette fois sans pouvoir dissimuler sa surprise. Et il se retourna, hautain, vers celui qui venait de parler.

Flambard aussi hautain que Bigot, rehaussait sa taille.

— Je veux dire, monsieur l’intendant, répliqua-t-il avec gravité, qu’avant de lever la séance, il est une porte à ouvrir !

— Ah ! bah ! fit Bigot avec une pointe d’étonnement.

— Celle-ci ! ajouta tranquillement Flambard, en indiquant la porte massive de la salle basse.

Un nouveau frisson secoua tous les spectateurs de cette scène ; des têtes se haussèrent pour mieux voir, des cous se tendirent et des oreilles se dressèrent pour mieux entendre, des cœurs battirent violemment. Le baron de Loisel, se mit à trembler terriblement.

— Pourquoi, cette porte ? demanda avec calme Bigot à Flambard qui demeurait impassible.

— Parce que de l’autre côté de cette porte sont enfermés deux innocents !

— C’est vous qui le dites !… fit avec hauteur Bigot, que ce grand gaillard avec son air sans-gêne et son attitude autoritaire commençait d’agacer.

— C’est moi… et d’autres ! rétorqua Flambard sans se troubler.

— Qui sont ces innocents ? interrogea Bigot avec une nuance d’ironie.

— Un nommé Jean Vaucourt… et…

— Un émeutier ? interrompit Bigot avec mépris.

— Et un nommé…

Flambard se tut pour regarder Mme de Ferrière et Mlle de Maubertin qui, depuis un moment, semblaient se suspendre à ses lèvres.

— Dites, monsieur ! commanda Bigot avec une politesse moqueuse.

Le regard de Flambard obliqua vers le baron de Loisel et il acheva :

— Monsieur le comte de Maubertin !

Un cri de femme couvrit l’écho de la voix de Flambard :

— Mon père ! mon pauvre père !

Et Mlle de Maubertin se jeta au cou de Mme de Ferrière délirante d’une joie surhumaine.

À ce nom de Maubertin, Bigot avait fait un pas de recul, puis son regard avait cherché le regard du baron de Loisel. Lui, paraissait frappé de vertige.

Flambard triomphait…

— Qu’on ouvre cette porte ! dit-il aux deux gardes qui se tenaient devant et en interdisaient l’accès.

Par un geste Bigot s’opposa à cet ordre de Flambard.

Il hésitait… pour la première fois dans sa vie, peut-être, il sentait la peur frôler sa nuque. Car François Bigot devinait qu’entre le baron de Loisel et ce comte de Maubertin qu’il ne connaissait pas, mais dont il avait appris la disgrâce auprès du roi, un drame s’était joué… un drame dans lequel le baron avait joué un rôle terrible, si terrible que ce même baron redoutait l’épilogue de ce drame. Et cet épilogue, il le sentait allait commencer… et pour comment finir ? Car Bigot avait accordé toute sa protection à ce baron de Loisel qui lui avait été recommandé par certains personnages louches de Pondichéry — personnages dont on n’avait plus entendu parler. Or, si Bigot avait commis un impair en donnant sa protection à quelque imposteur, qu’adviendrait-il ?… Et ce comte de Maubertin n’allait-il pas apparaître comme un ennemi dangereux !

Maubertin… se murmura-t-il en réfléchissant.

Oui, ce nom lui paraissait une menace !

Un mot de lui, un geste, un signe… la menace disparaissait et pour lui et pour le baron !

Lui ? Bigot ! intendant de la Nouvelle-France. Lui ? maître de la Nouvelle-France… Lui ? aussi puissant en Nouvelle-France qu’eût été le roi lui-même… Il haussa les épaules.

Allons donc ! se dit-il.

De sa volonté il apaisa le sentiment d’émoi qui l’avait un moment troublé. Il reconquit son audace, car l’audace était son jeu, c’était son meilleur atout, parce qu’il était un fort !… parce qu’il ne s’évanouissait pas pour un rien comme le baron de Loisel.

Il sourit à Flambard et demanda avec un accent suave :

— Vous êtes certain, monsieur, que derrière cette porte est le comte de Maubertin ?

— Faites ouvrir, répliqua Flambard, et vous verrez par vos propres yeux !

— Mais vous me commandez, je crois ! s’écria Bigot, offensé par le ton du spadassin.

Alors Flambard se haussa encore, fit un grand geste et dit :

— Je commande au nom du roi de France, Louis quinzième du nom !

Bigot pâlit et dit aux deux gardes qui demeuraient contre la porte :

— Ouvrez !

Alors le baron de Loisel poussa un rugissement, bondit jusqu’à la porte, bouscula Flambard qui manqua tomber, et une dague à la main, cria :

— Oui… ouvrez cette porte !

Il demeurait là, menaçant, terrible.

Bigot lui posa une main sur l’épaule et murmura :

— Calmez-vous, baron !

Comme s’il n’eût pas entendu, le baron cria encore :

— Ouvrez cette porte !

Avec le trouble qui existait parmi tous ces personnages dans l’indécision qui agitait tous les esprits, dans l’immobilité qui parut statufier tout le monde, les deux gardes, ne voyant personne s’opposer à l’ordre du baron, ouvrirent la porte.

Un homme parut dans le cadre de la porte, un vieillard, mais droit, vigoureux encore, grave et digne dans ses vêtements misérables ; et cet homme, croisant les bras, prononça :

— Bonjour, Lardinet !

Le baron bondit, la dague haute…

Mais la pointe d’une épée se posa sur sa gorge, et en même temps une voix nasillarde et menaçante dit :

— Un geste… un pas de plus, monsieur le baron de Lardinet, et je vous fais cracher votre âme de bandit !

Le baron recula devant l’épée de Flambard.

Bigot, alors s’effaça, s’inclina et dit sur un ton très respectueux :

— Monsieur le comte de Maubertin, je vous prie d’accepter nos excuses… c’est une méprise.

Encore une fois, François Bigot faisait valoir son talent de comédien.

Déjà le comte courait à sa fille et à sa sœur qu’il embrassait tour à tour. Et tandis que là, à deux pas, se déroulait une de ces scènes intimes que créent les attaches du sang et de la famille, scène que nous ne saurions traduire pleinement, Flambard saisit Jean Vaucourt par une main, l’attira à lui et dit :

— Monsieur, vous êtes libre de par l’ordre de monsieur le gouverneur !

Jean Vaucourt serra avec effusion la main de Flambard…