La besace de haine/Deux bravi

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Éditions Édouard Garand (p. 3-8).



Première Partie
LA HAINE ENGENDRE
LA HAINE


— I —

DEUX BRAVI


Le cabaret borgne que tenait la mère Rodioux en la basse-ville près de la rue Sault-au-Matelot était rempli, le soir du 20 octobre 1758, d’une soldatesque ivre et bruyante qui fêtait tapageusement la fin de cette campagne si glorieuse pour les armées coloniales.

Avec les cent livres que lui avait payées Lardinet pour séquestrer Héloïse de Maubertin, mais que, par vérité, elle n’avait pas gagnées comme le lui avait reproché Lardinet, et aussi avec la complaisance du sieur Cadet et de l’intendant-royal, M. Bigot, la mendiante avait abandonné la besace pour la futaille. En sa vieille baraque, y compris le logis qu’y avait habité le père Croquelin et qu’il avait cédé à son ancienne associée moyennant quelques écus, la mère Robidoux avait établi un comptoir derrière lequel elle débitait des vins douteux et des eaux-de-vie qui pouvaient plus justement être appelées des « eaux-de-mort ».

La mère Rodioux ne donnait ni à manger ni à loger, elle ne débitait que ses « matières à boire » dans son logis à elle où, à part le comptoir, se trouvaient quelques tables boiteuses et des escabeaux. Quant au logis voisin, celui du père Croquelin, elle y logeait avec son unique domestique, une grosse fille plantureuse, normande par tous les poils, pas laide, hardie et jeune.

De son nom de famille cette servante se nommait Rose Peluchet, et la rapace qui fréquentait ce bouge malpropre et crasseux — car la mère Rodioux n’avait pas appris l’art de la propreté — l’avait surnommée « La Pluchette ». Pourquoi ?… Nous ne saurions donner cette explication, attendu que nous n’avons pu la trouver.

Rose Peluchet, malgré ses airs délurés, était une bonne fille, une fille à l’œil fort, à la main lourde, mais une fille qui ne donnait ni ne vendait sa peau. Elle voulait se marier un jour ou l’autre et pour son futur mari réserver tous les trésors de virginité et de chasteté que Dieu lui avait donnés en naissant. Aussi, les coureurs de guilledou l’avaient-ils traitée de prude, lorsqu’ils avaient été rudement et de main leste détournés de leurs basses visées, et pour se venger des dédains de l’accorte fille ils l’avaient baptisée La Pluchette… et voilà comment ! Rose avait été la première à rire du surnom, elle avait mis les rieurs de son côté, et, finalement, elle était demeurée une fille honnête, respectée, admirée. Du reste, elle possédait le meilleur tempérament, du moment qu’on n’essayait pas de lui mettre le talon sur les orteils, elle travaillait comme quatre, et le buveur assoiffé était servi au regard et au geste. En effet, dès que paraissait un habitué, Rose accourait avec le cabaret aux mains, le flacon d’eau-de-mort et la tasse de pierre.

Ce soir du 20 octobre on avait tellement soif — et c’est à penser qu’on avait peu bu durant les opérations militaires de la saison qui finissait — qu’on entendait de tous côtés appeler à tue-tête :

— La Pluchette ! La Pluchette !…

Car Rose Peluchet avait le soin des tables, tandis que la mère Rodioux, digne matronne, ne se dérangeait pas de son comptoir où elle servait sur le pouce. Or ne buvaient au comptoir que les poireaux qui tenaient sur leurs tiges ; quand les tiges fléchissaient, c’était signe d’agonie, et le buveur allait titubant s’affaisser sur un siège près d’une table où il pouvait à son aise continuer à se suicider en s’empoisonnant.

Mais ce soir-là, qui ne pouvait tenir sur ses tibias devait bon gré mal gré « s’affranchir » — comme disait Rose en riant — sur le plancher graisseux, couvert de crachats et de terre, car tables et escabeaux étaient tous pris et occupés.

Dans les coins on voyait des fusils appuyés contre les murs, on en voyait aussi couchés sur les tables rouges de vin répandu.

Au sein du tumulte qui régnait, parmi les éclats de rire et les éclats de voix, on entendit partir du coin le plus reculé de la salle cet appel sonore et péremptoire :

— Hé ! La Pluchette, ici… un autre carafon !

C’était une voix de stentor qui venait de vibrer et de dominer tous les bruits, et cette voix appartenait à un terrible gaillard, la face toute balafrée, avec une taille de géant, le bras gauche en écharpe, et portant au côté gauche une longue et pesante rapière.

Rose accourut.

— Voici le carafon, chevalier… J’ai choisi le meilleur, connaissant vos goûts raffinés et ceux de votre écuyer…

— Bien, bien, ma belle enfant, grogna le colosse avec un sourire affreux. Va-t-en ! ajouta-t-il, tu reviendras lorsque je te rappellerai.

Rose obéit à l’ordre.

Et le colosse, ayant empli deux tasses de pierre de la liqueur jaune contenue dans le carafon, dit à son compagnon :

— Allons ! bois, on en a manqué pas mal là-bas… il faut se rattraper !

— À ta santé, Pertuluis !

— À ta santé et à la France ! Regaudin, répondit le colosse en vidant d’un trait énorme sa tasse d’eau-de-vie.

Son compagnon, que Rose avait appelé « votre écuyer » et qu’il avait nommé Regaudin, but lentement et silencieusement sa tasse comme pour en mieux savourer l’arôme et le piquant. C’était un autre gaillard à l’air non moins redoutable, de haute taille également, mais plus mince. Sa figure maigre et sèche était encadrée de longs cheveux noirs et sales qui pendaient sous les bords d’un tricorne tout déformé et troué par les balles. Son uniforme de grenadier était tout déchiré, de même qu’étaient tout en lambeaux l’uniforme de son compagnon et les uniformes des soldats qui buvaient ce soir-là chez la mère Rodioux.

Car, disons-le, les régiments français et coloniaux étaient revenus de Carillon à demi nus et affamés, ils ne se soutenaient, pour ainsi dire, que par l’ivresse de la belle victoire qu’ils avaient remportée contre les Anglais. Ceux qui ne faisaient pas partie des garnisons sur les frontières étaient, pour un grand nombre, rentrés dans l’intérieur du pays. Des bataillons étaient demeurés à Montréal, d’autres au Fort Saint-Jean, d’autres étaient venus à Québec. Presque toutes les compagnies de milices, qui, pour la plupart, étaient formées de paysans, avaient été licenciées, et les paysans renvoyés sur leurs terres. Sur les quatre mille hommes qui avaient été envoyés à Carillon, trois mille étaient revenus au pays, les autres étant demeurés là-bas en cas de retour possible des Anglais.

Voilà donc comment nous trouvons les tavernes et cabarets de Québec assiégés par les soldats.

Les deux grenadiers, Pertuluis et Regaudin, qui avaient un air de terribles pourfendeurs, se tenaient à l’écart des autres buveurs parce qu’ils étaient d’un autre régiment. Car les grenadiers, à cette époque, se fardaient facilement d’une certaine vanité, et ils affectaient une grande supériorité sur les autres corps de l’infanterie. Ils ne manquaient pas de laisser voir tout le dédain qu’ils avaient pour les troupiers ordinaires, et, plus spécialement, pour les miliciens qui, généralement, n’étaient que des travailleurs de la terre ou des artisans quelconques, et qui ne faisaient pas essentiellement partie de cette honorable compagnie qui vivait du métier des armes. Et si ces deux buveurs persistaient à se tenir à l’écart des autres soldats, c’est qu’ils avaient une raison de le faire, comme on va le voir par le colloque suivant.

Le compagnon de Pertuluis, ayant bu lentement sa tasse de liqueur, la reposa sur la table, s’accouda et, regardant l’autre dans les yeux, demanda :

— Penses-tu, Pertuluis, qu’on doive se fier à cette communication qu’on nous a donnée, de nous rendre ici pour huit heures et d’attendre qu’un certain personnage nous y vienne rejoindre ?

— Et pourquoi pas se fier ? répliqua rudement Pertuluis. Il faut entendre qu’on a besoin de nous pour remplir certaine mission qui ne manquera pas de faire tomber quelques monnaies dans le fond de notre escarcelle vide.

— Je le souhaite bien ! soupira l’autre. Mais il passe les huit heures, et aucun personnage encore n’est venu nous honorer de sa présence.

Il esquissa un sourire ironique.

— Eh bien ! en attendant nous n’avons rien de mieux à faire que de vider des carafons, répliqua philosophiquement Pertuluis en emplissant les deux tasses. D’ailleurs, je l’ai dit, il faut se rattraper.

Ils burent silencieusement.

Autour de ces deux hommes le chahut augmentait.

Après un long silence, Regaudin reprit :

— Tu n’as pas d’idée de ce que peut être ce personnage que nous attendons ?

— Oui, Regaudin, sourit l’autre ; mais je peux me tromper.

— Eh bien ?

— Je ne serais pas surpris que ce serait l’intendant-royal.

— Ouf !… s’écria à mi-voix Regaudin, je m’évanouis !

— Mais non, idiot, réprimanda durement Pertuluis. C’est de l’honneur qu’on nous fait, et de l’honneur ça tient debout et vivant ! Mais je peux me tromper. Ensuite, comme j’ai pu voir…

Il s’interrompit brusquement en entendant la porte de la taverne s’ouvrir violemment, et en voyant un homme, vêtu d’un manteau noir et portant un large feutre sur les yeux, entrer. Une longue rapière battait les mollets de cet homme. Il promena un regard inquisiteur sur les faces ivres qui se tournèrent vers lui, puis il aperçut Pertuluis et Regaudin. Il marcha vers eux.

— Tiens ! souffla Pertuluis en se penchant vers son compagnon, voici justement notre homme… et si ce n’est pas Bigot, il ne tient pas loin derrière !

L’inconnu avait en effet un certain air d’importance, et même de défi et d’arrogance. Ses regards perçants, en se promenant sur les figures hâlées, maigres et balafrées qui se levaient curieuses sur lui, paraissaient exprimer un très grand mépris. Était-ce mépris pour le soldat en goguettes, ou pour l’endroit même en lequel il pénétrait ? Nous ne saurions le dire. Seulement, il était à supposer que ce personnage appartenait à une autre situation sociale et qu’il ne fréquentait, que par accident ou nécessité, des bouges tels que celui où trônait l’excellente mère Rodioux.

Et cet homme arriva près des deux compères, il se pencha et prononça sur un ton rude :

— À la bonne heure, je vous trouve au poste !

— Ah ! ah ! sourit ironiquement Pertuluis en regardant fixement l’étranger, il paraît que vous nous connaissez… de vue ?

— Et de réputation… acheva l’inconnu non moins ironique. Si je ne me trompe, on vous appelle le « Chevalier Pertuluis » ?

— Pardon !… de Pertuluis ! corrigea avec une certaine dignité offensée le colosse à face balafrée.

L’autre se mit à ricaner. Puis ses yeux sombres se posèrent sur l’associé de Pertuluis et il reprit :

— Et ceci… est le sieur Regaudin, écuyer de son excellence le Chevalier de Pertuluis ?

— Parfait, monseigneur ! répondit narquoisement Regaudin en simulant une révérence cérémonieuse.

Il ajouta, plus narquois :

— Ah ! ça, monseigneur va trouver que nous ne sommes pas de très bonne société, attendu que nous ne nous empressons pas de lui offrir un siège…

Il cria à son compagnon en clignant de l’œil :

— Eh ! Pertuluis, passe donc ton escabeau à Monsieur le Duc de…

— À moins, interrompit Pertuluis, que ceci… ne soit Monsieur le Marquis de… Hé ! Regaudin, clama-t-il aussitôt, que n’offres-tu ton siège à Monsieur le Prince de…

Sans paraître le moins du monde s’offenser du sarcasme joué à son intention, l’inconnu se bornait à ricaner.

Mais déjà Regaudin s’était levé d’un bond, du pied il avait poussé son escabeau à l’étranger, et lui-même, sans façon, s’était assis sur un coin de la table.

Tandis que l’inconnu prenait le siège de Regaudin, Pertuluis, grossissant sa voix de stentor, vociféra :

— La Pluchette… un carafon d’eau-de-vie !

La voix du manchot attira pour une seconde ou deux tous les regards de son côté, et durant cette seconde un silence relatif se fit dans la taverne ; puis la conversation générale se poursuivit, coupée souvent des mêmes éclats de voix et des mêmes éclats de rire.

Rose Peluchet apporta vivement le carafon commandé par le « chevalier » et se retira aussitôt pour courir ailleurs. Pertuluis se mit à remplir les tasses, et tout en ce faisant il demanda à l’inconnu :

— Ainsi donc, nous devons comprendre, Regaudin et moi, que vous êtes la personne qui nous avez donné rendez-vous ici ce soir ?

— Pour huit heures ? Parfaitement, c’est moi.

Pertuluis et Regaudin avalèrent rapidement le contenu de leurs tasses, tandis que l’autre ne trempait que le bord de ses lèvres qui, au contact de la mauvaise liqueur, grimacèrent imperceptiblement. Mais tout imperceptible que fut la grimace, Pertuluis la saisit et il remarqua en ricanant :

— Apparemment, monsieur n’aime guère l’eau de fleur de réséda !

Brusquement l’autre posa sa tasse sur la table et dit :

— Je suis venu parler d’affaires et non pour entendre des facéties. Donc, je vous prie pour le moment, monsieur le chevalier, de ménager votre esprit et de m’écouter attentivement.

— Ça va, monsieur… Mais, si je pouvais ajouter un nom…

Il se tut, fixant attentivement l’étranger.

— Au fait, observa Regaudin, pour bien parler d’affaires il importe de se connaître un peu plus que le bout des doigts !

— Vous avez peut-être raison, répliqua l’inconnu. Eh bien ! mettons que je me nomme… le baron de Loisel !

Et en même temps il ébauchait un sourire sarcastique.

— Ventre-de-Roi ! jura Pertuluis en se levant d’un bond.

Puis il lâcha un cri épouvantable qui fit trembler tout le cabaret et toute l’assistance. Une immense stupeur se peignit sur tous les traits, et tous les regards, ahuris, se tournèrent vers le groupe des trois hommes.

Regaudin, de son côté, s’était mis à éternuer effroyablement.

— Eh bien ? demanda l’inconnu à Pertuluis qui grimaçait de douleur et se tordait en tous sens, après s’être rassis sur son escabeau !

— Hé !… c’est ce damné bras… Vous lui avez donné un coup…

— Moi ?… fit l’inconnu avec une réelle surprise.

— Parbleu !… répondit Pertuluis en tapotant son bras gauche en écharpe. Puis il hurla aussitôt :

— Hé, là ! toi, Regaudin, vas-tu nous ahurir toute la nuit avec tes éternuements insensés ?

Regaudin, en effet, ne cessait d’éternuer, ce qui fit rire aux éclats toute la salle.

— Silence ! vociféra Pertuluis en dardant sur les buveurs amusés des regards terribles, et en posant sa rude main sur le pommeau de sa longue rapière.

Les regards enflammés de Pertuluis firent effet : les yeux se détournèrent du coin où se trouvaient les trois hommes, et la conversation, interrompue un moment, fut reprise parmi l’assistance, quoique moins animée que l’instant d’avant.

Regaudin réussit à mettre un frein à ses éternuements. Pertuluis tripota son bras en écharpe et demanda en se penchant vers l’inconnu :

— Vous avez bien dit… le baron de Loisel ?

— C’est-à-dire… Lardinet ? fit à son tour Regaudin après s’être penché à l’oreille gauche de l’étranger.

— Oui… et qu’est-ce à dire ?

— C’est-à-dire, répliqua Pertuluis, que nous le croyions trépassé et mort depuis quelques ans…

— Deux ans ! dit l’inconnu.

— Oui.

— Et trépassé, ajouta Regaudin, par un accident tout fortuit qu’un certain bretteur et fanfaron, nommé Flambard, aurait naturellement préparé.

— Ah ! ah ! fit l’inconnu, vous connaissez aussi ce Flambard ?

— Nous l’avons croisé pour la dernière fois à Chandernagor l’an passé, à peu près à date pareille.

— Ah ! ah !

— Et nous le connaissons suffisamment, ajouta Regaudin avec un air moqueur, pour vous apprendre que nous avons de même connu le baron de Loisel.

— Et qu’il n’avait guère de ressemblance avec les traits de votre excellence, acheva narquoisement Pertuluis.

— Hum ! hum !… fit l’inconnu.

— Hum ! hum !… singea Pertuluis qui ne savait plus que dire.

— Hum ! hum !… se moqua Regaudin, qui ne comprenait pas où voulait en venir l’étrange personnage.

— Hum ! hum !… fit encore l’inconnu narquoisement. Puis, ayant paru méditer, il dit :

— Eh bien ! mes braves, supposez que je suis un autre baron de Loisel. Donc, je suis venu pour vous demander si vos rapières possèdent encore un peu de légèreté sous le pommeau…

— Si elles sont à vendre, voulez-vous dire ? demanda Pertuluis avec un grand calme.

— Si vous voulez l’entendre ainsi…

— Ah ! ça, reprit Pertuluis, il vous faut donc bien à vous des tours et détours pour demander une chose aussi simple !

— Ainsi donc… dois-je entendre…

— Assurément, assurément, souffla Regaudin, si monseigneur y met le prix !

— Hé ! par le cœur du serpent ! s’écria Pertuluis, il importe avant tout que l’affaire soit honorable !

— Oh ! sourit ironiquement l’autre, c’est de toute honorabilité : il s’agit d’empêcher un homme blessé et à demi-mort…

Il s’interrompit pour se pencher vers les deux bravi. Ceux-ci se rapprochèrent également.

L’inconnu acheva en baissant la voix davantage :

— Il s’agit d’empêcher ce demi-mort d’arriver vivant à Québec !

Pertuluis respira bruyamment et demanda à mi-voix :

— C’est un service que vous désirez rendre à cet homme, si je comprends bien ?

— Parfaitement, ricana l’autre. C’est pour lui épargner d’être tué tout à fait, quand il arrivera sous les murs de la ville.

— Ah ! ah ! il est hors les murs… ?

— Il s’en approche.

— Tiens ! tiens ! fit Regaudin, j’avais entendu parler d’acte charitable par mon ancien curé, et, cette fois, je veux être plumé comme coq échaudé si ne voilà pas une action des plus charitables !

— Et l’affaire étant susceptible d’être menée à son bout, reprit Pertuluis, pouvons-nous, non par curiosité mais pour nous mieux guider, savoir le nom du patient ?

— Je ne le sais pas moi-même, répondit l’inconnu. Néanmoins il m’est possible de vous donner des indications qui…

— Ah ! vous ne savez pas le nom, dit Pertuluis, c’est curieux !

— Et bizarre ! fit Regaudin.

— Si vous voulez, sourit l’inconnu. Mais j’ajoute que je travaille pour une personne dont je suis le mandataire.

— Et cette personne ne vous a pas dit… murmura Regaudin.

— Non, elle ne m’a pas dit, répliqua rudement l’inconnu ; et je me suis contenté, comme vous devrez vous contenter également, des renseignements suffisamment détaillés qui vous guideront sûrement.

— Soit, assura Pertuluis, nous nous contenterons. Mais, mon ami, vous oubliez de mentionner la prime…

— Au fait. Il y a deux cents livres à gagner, dont cent livres à l’avance, et cent livres après l’affaire.

— Cent livres et cent livres… parut additionner mentalement Pertuluis. Puis il leva sa figure coupaillée vers son camarade et demanda :

— Que dis-tu, Regaudin ?

— Cent livres me vont mieux que cent coups de bâton !

— Et deux cents livres, ajouta Pertuluis, nous tiennent à boire durant un mois, temps qu’il nous faut pour nous rattraper de ce que nous n’avons pu boire durant cette sacrée bagarre de Carillon !

— Ah ! vous arrivez de Carillon ? interrogea l’inconnu avec un semblant d’intérêt.

— Comment, ventre-de-bœuf ! s’écria avec colère Pertuluis ; est-ce à nous voir dans le piteux état où nous sommes que vous allez penser que nous sortons de la cour du Roi ?

— Si monsieur le baron savait seulement, persifla Regaudin, tous les Anglais que nous avons démanchés là-bas…

— Je vous fais mes excuses, messieurs, sourit l’inconnu. Ainsi donc, l’affaire est bâclée ?

— On la fourre dans le sac, dit rudement Pertuluis, si vous allongez les cent livres convenues !

— Soit, je vous remettrai une bourse tout à l’heure, quand nous serons dehors, afin que les voleurs, si par cas il y a des voleurs ici présents, ne vous causent pas d’ennuis, sachant que vous serez porteurs d’une somme de monnaie qui leur permettrait de se rattraper à leur tour et à leur santé. Pour le moment, je vais vous donner les indications qu’il vous faut pour gagner efficacement et honnêtement votre argent. Écoutez : vers dix heures, si vous vous rendez au bois de Sillery, et le long de la route qui le traverse, vous verrez passer une escorte qui accompagne une charrette.

— Ah ! ah ! fit Pertuluis intéressé.

— Cette charrette est à demi remplie de paille et sur cette paille est couché un homme blessé et à demi mort…

— Compris, à demi mort ! grogna Pertuluis.

— L’escorte, continua l’inconnu, est composée de huit gardes de M. de Vaudreuil, mais quatre de ces gardes sont à moitié éclopés…

— À moitié éclopés… murmura Regaudin, je retiens ceci.

— Il n’y a donc pour vous qu’à passer au travers des gardes, atteindre la charrette et achever ce pauvre homme qui, s’il ne meurt pas là dans ce bois, mourra certainement avant d’avoir franchi l’une des portes de la ville.

— Vous avez peut-être raison, dit Pertuluis.

— Eh bien ! si j’ai raison, monsieur le chevalier de Pertuluis, répliqua ironiquement l’inconnu, je compte que vous et votre Regaudin aurez également raison des huit gardes éclopés et de l’homme à demi mort.

— Par le ventre du roi ! s’écria Pertuluis, nous en aurons raison ! Je le jure sur mes armoiries… monsieur Deschenaux !

MONSIEUR DESCHENAUX !

À ce nom, l’inconnu se leva à demi et devint livide.

Pertuluis et Regaudin se mirent à rire.

— Allons ! monsieur Deschenaux, ricanna Pertuluis, payez-nous un carafon et cet acte généreux vous donnera meilleure mine !

— Ainsi donc, vous me connaissiez ? demanda Deschenaux, sombre et tremblant.

— Qui ne connaît l’excellent secrétaire de son Excellence monsieur l’intendant-royal ? Et je vous prierai même, ajouta Pertuluis moqueur, de présenter les respectueux hommages du chevalier de Pertuluis à monsieur François Bigot, et de l’assurer que, demain, il n’aura plus rien à redouter des gens à demi morts qu’il semble, ce soir, tant craindre. Et puis…

— C’est bien ! c’est bien ! coupa rudement Deschenaux, dont les regards sombres brillaient de lueurs sinistres.

Car, disons-le, Deschenaux enrageait énormément de se savoir reconnu, et déjà il méditait de terribles projets de mort contre les deux bravi, dès qu’il n’aurait plus besoin de leurs services. Et ces projets étaient si effrayants que Pertuluis et Regaudin, en eussent-ils eu vent, auraient poignardé Deschenaux sur-le-champ.

Mais comme il leur était impossible de voir, au moins clairement, derrière l’œil d’autrui, ils se contentèrent d’accepter le carafon offert par le secrétaire de Bigot.