La blessure/02

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Éditions Albert Lévesque (p. 38-47).
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II




LE lendemain matin, Jeanine dormait encore lorsque son amie sortit des jardins de l’hôtel et se dirigea vers la mer.

Elle traversa deux grandes rues, descendit quelques marches de pierre et se trouva près d’un marché de fleurs.

Elle se choisit une belle gerbe de violettes et en respira avec délices le parfum discret ; puis, un livre sous son bras, avec la bourse de la veille, elle partit vers la Croisette.

Se rapprochant le plus possible de la mer, elle s’installa sur un banc et ouvrit son livre. Mais elle y lut à peine quelques lignes. Sa pensée et ses yeux étaient attirés invinciblement par cette Méditerranée qu’elle allait bientôt quitter et dont l’enchantement la captivait de plus en plus.

Elle songea à plusieurs de ses amies pour qui ce voyage était devenu banal, des gâtées de la fortune et de la vie, blasées à force d’avoir tout ce qu’elles voulaient. Mais elle-même, n’était-elle pas privilégiée ? Sans avoir des millions, son père avait de la fortune… du moins suffisamment pour lui permettre de satisfaire les goûts et les caprices de sa fille ! Elle n’était pas blasée. Les belles choses de la nature la faisaient vibrer, elle ne craignait pas de laisser voir son admiration, malgré le sourire parfois un peu railleur de ses amies plus mondaines… En pensant à celles-ci, elle songea à d’autres, celles parmi ses parentes, ou dans son entourage, pour qui le sort ne gardait que des rigueurs, qui devaient sacrifier leur indépendance, suivre un bureau, se priver de bien des plaisirs…

— Quel mystère, pensa-t-elle, que cette inégalité du bonheur en ce monde ! Pourquoi Dieu permet-il ces choses ?

Enfant, on lui apprenait que la vertu a toujours sa récompense… cependant, celles de ses amies qui étaient les plus sages et les meilleures étaient loin d’avoir la vogue et le plaisir de ses autres amies… celles qui ne se gênaient pas pour multiplier les cocktails, pour porter des toilettes risquées, pour se piquer d’être un peu trop à la page !

— Moi-même, se disait Isabelle, je m’amuse souvent moins bien que d’autres parce que je suis trop… moche… (comme on dit en argot ici)… et cependant, je ne veux pas être autrement… Qu’importe ce qu’on pense, j’ai mes idées à moi, mes goûts, mes caprices. Tant pis pour ceux à qui ça ne plaît pas, et vive l’indépendance !

Pendant qu’Isabelle était ainsi plongée dans ses réflexions, en regardant toujours la mer, elle ne fit pas attention à un homme d’allure suspecte qui venait s’asseoir sur le même banc et peu à peu se rapprochait d’elle… Tout-à-coup, une main s’avança et s’empara de sa bourse… La jeune fille poussa un cri :

— Au voleur !

L’homme avait glissé la bourse dans sa poche et se faufilait rapidement parmi les passants indifférents. Soudain une main pesante se posa sur son bras et l’arrêta :

— Remettez-moi cette bourse que vous venez de voler ! dit un homme à demi-voix.

— Je n’ai pas volé de bourse, je n’ai que la mienne ? balbutia le voleur, faisant de vains efforts pour se dégager.

— Ne mentez pas ! Vous avez pris la bourse d’une dame. Si la bourse que vous avez est la vôtre, quel nom y a-t-il écrit dessus ?

Le voleur hésita… puis se sentant le bras serré comme dans un étau :

— Ma foi, je…

— Vous voyez bien qu’elle n’est pas à vous ! Voici un sergent de police qui approche… si je vous dis le nom, me la rendrez-vous ? Je ne vous ferai pas filer !

— Quel nom ?

— Isabelle !

Le voleur sortit la bourse de sa poche et y lut le nom…

— La guigne ! la guigne ! grommelait il, la jetant par terre d’un mouvement de rage, et rebroussant chemin, il s’éloigna à grands pas et fut bientôt hors de vue.

Isabelle, énervée et surtout en colère, n’avait pas bougé de son banc et cette scène lui avait échappé. Elle était à se demander si elle devait prévenir les autorités, lorsque l’inconnu de la veille s’approcha, le petit carré de suède beige à la main.

— Vous ! Et de nouveau vous sauvez ma bourse ! C’est incroyable ! C’est merveilleux ! Deux fois en moins de vingt-quatre heures ! Vous étiez là ?

— Je passais ; j’ai vu une dame assise et un type d’aspect douteux se rapprochant d’elle à son insu… j’ai regardé plus attentivement et j’ai vu l’homme s’emparer de quelque chose. Je me suis douté que c’était votre bourse. Je venais de vous reconnaître ! En s’esquivant, il a passé tout près de moi, et je l’ai saisi au passage !

— Ne voulez-vous pas me permettre de vous remercier ? Restez un instant, voulez-vous ?

— Je n’ai pas droit à des remerciements, c’est le hasard qui a tout fait !

— Permettez ! Je suis deux fois votre obligée ! Voici mon nom ! continua-t-elle. Ouvrant la bourse rescapée, elle prit une carte et la lui tendit :

Il lut : Mademoiselle Isabelle Comtois, Montréal.

— Vous êtes Canadienne ? Je l’avais deviné, dit-il.

— Oui, et vous ?

— Moi aussi, je suis Canadien.

— De quel endroit ?

— D’un charmant petit coin perdu de la Province de Québec, qui s’appelle Val-Ombreux.

— J’en connais le nom… mais le vôtre ?

— Je n’ai pas de cartes… permettez que je me présente : Marcel Pierre !

— Eh bien, monsieur Pierre, asseyez-vous près de moi pour un instant ; puisque nous sommes des compatriotes, nous pouvons bien causer un peu !

— Je ne suis pas bon causeur ! fit-il en s’asseyant à ses côtés.

— Non ? Comment le savez-vous ?

— Par intuition !

— Êtes-vous depuis longtemps à Cannes ?

— Je suis ici depuis décembre dernier.

— Seul ?… mais peut-être suis-je indiscrète ?

— Pas du tout ! Je ne suis pas seul ; j’accompagne comme secrétaire, monsieur Ashley, de New-York ; nous sommes au Carleton.

— Moi, je suis avec mon amie madame Durand, de Montréal, comme moi ! Nous sommes à l’Alsace-Lorraine.

— J’aime infiniment mieux votre hôtel que le nôtre !

— Le vôtre est celui des millionnaires !

— Le vôtre… celui des gens de goût !

— Merci ! C’est vrai qu’il a du charme cet hôtel, il n’est pas banal ! Nous le quittons demain !

— Pour Paris ?

— Non, pour l’Italie ; nous retournerons ensuite à Paris… puis nous irons à Londres pour quelques semaines et mon père m’attend à Montréal vers la mi-mai.

— Je retournerai donc en Amérique avant vous !

— Oui ? À New-York ?

— À New-York dans une quinzaine.

— Et ensuite ?

— Ensuite… je n’en sais rien !

— Vous avez vos parents à Val-Ombreux ?

Le jeune homme hésita un instant, puis il dit :

— Mes parents sont morts, mademoiselle !

— Ah pardon ! Je vous ai fait de la peine ! Je ne savais pas… Et ça fait tellement mal de parler de ses deuils ! Moi j’ai perdu ma mère… j’ai eu un chagrin affreux… je n’avais que treize ans ! Je n’y suis pas encore faite !

— À treize ans… même à douze… on sait déjà souffrir !

— Oui, profondément, c’est vrai. Mais Dieu m’a laissé mon père que j’adore et qui me gâte terriblement ! J’ai aussi un grand frère, qui est dans la finance ou pour mieux dire, dans la banque ! Gilles… Vous ne le connaissez pas ?

— Non, je ne connais pas beaucoup de financiers !

— Sauf les financiers américains… Votre chef, est-ce un monsieur âgé ?

— Dans la cinquantaine ; il est veuf et il a une jeune fille de dix-huit ans.

— Elle n’est pas ici ?

— Non, elle achève ses cours universitaires à New-York. Mais il faut que je vous quitte, dit-il, regardant l’heure à son poignet, monsieur Ashley m’attend… Adieu !

— Non dit-elle lui donnant la main, au revoir plutôt, puisque nous sommes des Canadiens… Si vous vous trouvez à Montréal quelque jour, venez renouveler connaissance…

— Merci, vous êtes très gentille !

— Au revoir, donc, dit-elle, et merci encore du double sauvetage de ma précieuse petite bourse !

Il lui serra la main et partit. Elle le regarda s’en aller rapidement sur la Croisette, dans la direction du Carleton.

Isabelle resta quelques instants à songer à cet inconnu qui venait de la quitter, puis se levant à son tour, elle se dirigea vers le kiosque de la fanfare, et aperçut Jeanine qui causait avec trois de ses admirateurs.

Lorsque les deux amies se trouvèrent seules à l’hôtel, Jeanine dit :

— J’ai des nouvelles au sujet de notre inconnu !

— Oui ?

— Il s’appelle monsieur Pierre (drôle de nom, n’est-ce pas ?) C’est le secrétaire d’un riche américain. Il est avec lui au Carleton ?

— C’est tout ce que tu sais ?

— N’est-ce pas beaucoup ?

— J’en sais davantage !… et Isabelle raconta à son amie l’incident du matin et sa conversation avec Marcel Pierre.

— À mon tour de dire : c’est tout ?

— Tu sais autre chose, dis ?

— Oui ; je sais pourquoi ce monsieur l’a pris comme secrétaire.

— Parle ! dit Isabelle intéressée.

— Il parait que cet américain passait quelque temps à Pointe-à-Pic l’été dernier avec sa fille. Celle-ci était à se baigner dans le fleuve, lorsque tout-à-coup elle fut prise de crampes aux jambes… Ne pouvant plus nager, elle appelle au secours ! Ton bel inconnu, qui passait non loin de là, en canot automobile, avec des amis, se lance à l’eau, atteint promptement la jeune fille et la ramène saine et sauve. Elle raconte la chose à son père qui fait demander le sauveteur au Manoir Richelieu. Il cause avec lui et lui offre une récompense que celui-ci refuse. Plus tard, voyant que ce jeune homme sait bien l’anglais, il lui offre la position de secrétaire pour un an… celui-ci accepte… et voilà !

— Évidemment, c’est un garçon qui sait rendre service ! Je lui dois deux fois ma bourse !

— Et Miriam Ashley lui doit la vie !

— Elle l’épousera peut-être…

— Peut-être… qui sait ? Il hériterait des millions paternels !

— D’après l’impression qu’il m’a laissée de sa personnalité, je ne le croirais pas capable de… se vendre !

— Oh, se vendre… quand la fille est jolie et le père millionnaire ! Va voir le petit Canadien qui se déroberait !

— Tout de même, ça me surprendrait. Changement de propos, tes colis sont-ils prêts pour demain ?

— Rien ! Je n’ai rien de prêt. Mais ce soir, je vais rester sagement à l’hôtel avec ma sage amie et préparer mes affaires !

Elles partirent le lendemain. Ayant visité, pendant leur séjour à Cannes, les autres endroits enchanteurs de la Riviera, elles ne s’y arrêtèrent pas, mais filèrent tout de suite vers l’Italie.

Le jeune Canadien ne se retrouva pas sur leur chemin, mais toutes deux en gardaient le souvenir dans leur mémoire, et Isabelle, se rappelant leur courte conversation, se dit en elle-même :

— Non, non ! Un homme comme ça, ça ne doit pas pouvoir s’acheter avec des dollars !