La blessure/04

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 60-66).
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IV




MIRIAM se retira ; Marcel rejoignit monsieur Ashley et le suivit dans la bibliothèque.

— Voici des cigarettes, dit celui-ci, s’installant à son pupitre et poussant une boîte de cuivre vers le jeune homme. Asseyez-vous. Nous avons à causer.

Marcel s’assit en face de son patron et alluma une cigarette.

— D’abord, voici votre chèque pour ce dernier mois.

— Merci, dit Marcel en le prenant.

— Savez-vous ? Je regrette de voir finir le temps de vos services auprès de moi.

— Je vous remercie, monsieur Ashley, je suis très fier de cet éloge, et moi aussi, je regrette de vous quitter !

— Que comptez-vous faire maintenant ?

— D’abord retourner au Canada, revoir mon vieux tuteur et chercher ensuite un emploi ; grâce au généreux salaire que vous m’avez donné, j’ai des économies qui me permettront d’attendre un peu s’il le faut.

— J’ai quelque chose à vous proposer, dit le financier, se levant et marchant de long en large dans la pièce, tel qu’il le faisait souvent lorsqu’il discutait, ou qu’il dictait des lettres ou des articles. J’avais d’abord pensé à vous demander de rester ici pour une autre année, puis, j’ai craint, à cause de Miriam…

Marcel le regarda, surpris, presque blessé…

— Non, non, ne vous troublez pas, je sais que vous avez toujours été parfait avec elle… mais, diable… vous connaissez les jeunes filles ! La mienne est, plus que bien d’autres peut-être, volontaire à l’excès ! Elle est ardente, impulsive… Vous avez de la fascination pour une Américaine, avec vos manières courtoises, votre attitude un peu fière, le sang français qui coule dans vos veines et qui vous donne un je ne sais quoi de si différent de nos boys américains… Miriam en a subi le charme… et lorsqu’elle vous prie de chanter, en vous accompagnant vous-même au piano, ces charmantes romances françaises que vous rendez si bien, elle en est très impressionnée… Elle, qui ne peut, d’habitude, se tenir dix minutes tranquille, reste là, sans bouger de son fauteuil, toute au plaisir de vous écouter…

Marcel fit un mouvement de protestation :

— Vous vous méprenez, je crois, monsieur Ashley sur des témoignages d’amitié dictées par le bon cœur de Miriam envers un étranger sans parents…

— La, la ! Je sais ce que je sais… je ne la blâme pas, mais j’ai des projets pour elle… que je finirai bien par lui faire accepter… et qui auront plus de garantie de bonheur que là où il existe différence totale de mentalité, de fortune, de religion, de caractère… Ai-je raison ?

— Parfaitement raison !

— Bien ! Nous sommes d’accord… et croyez-bien, Marcel, que je n’ai jamais douté de vous : la preuve, c’est que j’ai fait préparer certains documents, qui nous concernent tous les deux !

— Des documents ?

— Oui. Je songe à fonder, à Montréal, une succursale de mon journal d’ici, le Daily Financial. Votre collaboration et votre secrétariat au travail financier que nous avons terminé, vous a acquis beaucoup d’expérience à ce sujet. Voulez-vous accepter la rédaction de cette feuille ?

— Monsieur Ashley ! Vous me comblez ! Croyez-vous vraiment que je puisse m’acquitter de cette tâche ?

— Je le crois. Ce journal devra se publier en français seulement pour le moment. Je le destine surtout à la Province de Québec. Plus tard nous lui donnerons peut-être plus d’envergure… Pour lancer l’affaire, je déposerai chez un banquier de Montréal un certain montant en fiducie pour les frais d’installation. Vous louerez un local convenable, engagerez le personnel nécessaire, achèterez l’outillage de l’imprimerie, et surtout, vous ferez une bonne publicité… Mon journal ici, dont je vous ai fait étudier l’agencement à cette fin, et avec lequel vous serez en communication par fil privé, vous tiendra au courant. J’ai déjà l’appui de nombreux annonceurs. Pour commencer, je crois qu’il vaut mieux que vous soyez à salaire, mais je suis convaincu que dans peu de temps, le journal paiera lui-même ses dépenses, avec de bons bénéfices pour son rédacteur !

Monsieur Ashley s’était assis de nouveau à son pupitre. Marcel vint à lui et lui serra la main…

— Comment vous remercier ? dit-il.

— En faisant de l’entreprise un succès !

— J’y mettrai toute ma volonté, mon énergie et mon temps !

— C’est ça ! Et vous savez… toujours droit, jamais de fausses nouvelles… il faudra garder intact la réputation de véracité acquise par mon journal. Il ne faudra jamais vous laisser cabaler !

— Je vous le promets et je vous assure de ma profonde reconnaissance !

— Bon, mettez-là votre signature, l’affaire est conclue. Vous trouverez avec ces papiers, tout un chapitre d’instructions auxquelles je sais que vous vous conformerez ; vous parlez de reconnaissance… ne vous dois-je pas la vie de ma petite Miriam ? Et de plus, je suis convaincu qu’en fondant ce journal, je fais une affaire payante !

— Quel nom donnerai-je à ce journal ?

— Francisez le nom du mien !

— Eh bien… La Finance Quotidienne ?

— Très bien !

Les deux signatures furent apposées au document fait en duplicata. Marcel s’engagea à transmettre toutes les semaines à monsieur Ashley, le compte-rendu de ses opérations.

Devant partir le lendemain matin, il fit ses adieux au généreux financier, le remerciant de nouveau de la confiance qu’il lui témoignait, en lui donnant la chance de se faire une carrière.

Monsieur Ashley lui serra la main et le regarda avec une franche affection :

— Vous réussirez, Marcel, j’en suis sûr. Persévérez, soyez droit toujours et prenez ma devise : Straight always, and stick to it… c’est avec ça que j’ai bâti ma fortune !

Le lendemain matin, Marcel prenait le train pour Montréal. À la gare il aperçut la stalle d’une fleuriste. Il choisit une douzaine de superbes roses et les adressa à Miriam, avec son nom, Marcel, griffonné sur une carte blanche. Puis il s’installa dans le train, heureux de sa bonne fortune.

Sur une banquette non loin de lui, un jeune homme causait à haute voix, racontant à un autre le dénouement favorable d’une entreprise. Leurs paroles arrivaient clairement à l’oreille de Marcel :

— Comme vous devez être content ! Qu’allez-vous faire en arrivant ?

— Aller embrasser maman, qui pleurera peut-être de joie !

Marcel n’en entendit pas plus, mais son cœur se serra…

— Pauvre mère que je n’ai pas connue, murmura-t-il, et toi, père, que je devrais peut-être maudire… qui donc étiez-vous ? Qui suis-je moi-même ?

Le souvenir de sa douce marraine lui revint ; il revit les gâteries dont elle avait entouré son enfance, … puis il songea à Val-Ombreux et décida de s’y rendre immédiatement.

Sans s’arrêter à Montréal, il continua jusqu’à la jonction d’où il pouvait atteindre son village.

Rendu à la petite gare, il sauta sur le quai, reconnut bien des figures familières et partit d’un pas rapide vers le presbytère.

Le curé marchait sur la véranda, lisant son bréviaire. Soudain, il aperçut Marcel et de loin lui ouvrit les bras !