La blessure/09

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Éditions Albert Lévesque (p. 102-110).
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IX




PAUL Chimerre était seul avec sa femme dans le salon élégant où ils avaient si souvent leurs soirées de bridge.

Il arpentait fébrilement la chambre et Jeanine le regardait, inquiète…

— Tu n’as pas réussi ? Il ne veut rien faire ?

— Rien !

— Il n’a donc pas lu tes papiers ?

— Oui, il les a lus, mais il a ensuite télégraphié à New-York, à son journal, et tu comprends…

— Que vas-tu faire ?

— Si la bourse ne baisse pas trop vite, je puis tenir encore quelque temps, mais je lui ai donné deux jours pour se décider à m’éviter le suicide !

— Pourquoi deux jours ?

— Parce qu’il faut que d’ici à la fin de la semaine, je vende un paquet de ce maudit stock !

Jeanine soupira…

— Je comprends ! S’il le faisait mousser, tu pourrais vendre !

— Justement ! On guette les opinions de cette feuille ! Elle influe beaucoup sur les achats de valeurs ! Écoute, Jeanine ! Notre ruine peut être évitée de cette manière seulement… et si tu voulais…

— Où veux-tu en venir ?

— Écoute ! Tu es femme… tu es belle… tu as des armes pour séduire un homme ! Il va falloir t’en servir !

— Il est invulnérable ! Tu le sais bien ! Ce n’est pas un Georges Lemmé ! À part chez Isabelle et ici, il ne va chez aucune femme !

— C’est absolument ce qui te donne un avantage ! Il est fait de chair et d’os ce garçon là ! Sapristi, je n’ai pas besoin de te donner de détails ! Tu me comprends ! Songes-y et songes-y tout de suite. Il faut que tu lui parles ce soir, ou demain au plus tard !

Jeanine n’était pas vraiment méchante, mais elle redoutait le moindre revers de fortune… ce luxe qu’elle adorait, elle ne voulait pas le voir s’envoler. De plus elle aimait son mari et voulait le sortir d’embarras. Elle ne se rendait pas compte qu’en agissant ainsi elle devenait complice d’une fraude. Son idée fixe c’était de sauver Paul de la ruine.

Elle ne se fixa pas un plan de conduite, mais résolut de profiter de l’amitié que lui avait toujours témoignée Marcel, et de le faire venir le soir même, si elle avait pu décider de quelle manière elle essaierait de le fléchir. — Après tout, se disait-elle, ce n’est pas une si grosse affaire… quelques lignes dans un journal et Paul semble convaincu que ça peut lui faire vendre ses vilains stocks !

Ce ne fut cependant que le lendemain ; vers midi, qu’elle appela Marcel au téléphone.

— Allô… Marcel, pourriez-vous venir ici ce soir ? J’ai absolument besoin de vous parler !

Marcel hésita ; pour plusieurs raisons, il aurait désiré refuser…

— C’est que… commença-t-il…

— Ne cherchez pas de prétextes, interrompit-elle, je suis dans une inquiétude affreuse… (sa voix se fit comme suffoquée par les larmes) Pardon… mais je ne puis plus parler !

— J’irai, j’irai ! fit Marcel, désolé de l’entendre pleurer. J’irai vers neuf heures. Vous me pardonnerez si je ne reste que quelques minutes, n’est-ce pas ? Un engagement d’affaires…

— C’est bien, fit-elle d’une voix étouffée, je vous attendrai !

Depuis la veille, le jeune journaliste n’avait cessé de penser à cette affaire de Golden Logging. À maintes reprises, il prit son crayon et commença un article qu’il voulait faire tellement vague qu’il pourrait être interprété pour ou contre l’affaire selon le sens qu’on voudrait lui donner. Mais toujours il déchirait le papier en morceaux ! Non ! Il ne pouvait faire ça ! Ça ne serait pas honnête ! Ça serait donner, de propos délibéré, une fausse opinion à ses lecteurs ! Non… plutôt perdre l’amitié de Chimerre, que de manquer à l’honneur !

Quelques minutes avant le téléphone de Jeanine, Isabelle l’avait appelé :

— Vous ne m’avez pas parlé hier, alors, je vous appelle…

— Vous êtes gentille !

— Êtes-vous mieux ? Vous étiez souffrant l’autre soir !

— Je vais mieux, merci. Pas le loisir d’être souffrant ces jours-ci !

— Venez faire un peu de musique ce soir !

— Je regrette, Isabelle, je passe la soirée à mon bureau ! Vous ne pouvez vous figurer le travail que j’ai devant moi !

— À cause de la Bourse ?

— Vous êtes renseignée !

— Papa m’a dit que le marché allait mal, mais qu’il prévoyait une amélioration demain.

— Tant mieux, je l’espère aussi !

— Alors, puisque vous ne venez pas ce soir… à bientôt !

— À bientôt ! répéta-t-il, sans rien ajouter.

Isabelle, intriguée par son ton un peu bref, se demanda :

— Qu’a-t-il ? L’autre soir, je l’ai trouvé étrange… un moment plus expansif, un autre, raide et morose… Ah mon Dieu, pria-t-elle, joignant ses jolies mains blanches, n’allez pas le laisser s’éloigner de moi ! Vous savez combien je l’aime ! Gardez-le moi, car je crois qu’il m’aime aussi !

Tout le reste de la journée Marcel se livra au travail avec acharnement. Il se fit apporter des sandwiches à son bureau et ne sortit que pour son dîner de sept heures.

Lorsque vint l’heure d’aller chez Jeanine Chimerre, il ne prit pas le temps de refaire un peu sa toilette, mais se rendit tout de suite chez elle.

Le salon où on le fit entrer était faiblement éclairé par une lampe à grand abat-jour rose. Sur le large canapé au fond de la chambre, Jeanine était à demi-couchée, un mouchoir sur les yeux. Elle portait un négligé de georgette mauve, très échancré et transparent, et dans la pénombre rose de la pièce, la blancheur de sa poitrine et de ses bras était presque nacrée ; des bas de soie couleur chair donnaient l’illusion de la nudité et de petites mules de velours noir chaussaient ses pieds.

Elle feignit de ne pas le voir arriver et continua de pleurer…

— Jeanine, fit Marcel doucement, en s’approchant un peu.

— Ah, vous voilà ? dit-elle en lui tendant la main ; comme vous êtes bon ! Asseyez-vous là, près de moi, et elle lui indiqua une place sur le canapé.

— Qu’avez-vous, ma pauvre amie ? dit-il, sympathique.

— Ce que j’ai ? Mais vous vous en doutez bien, voyons !

— Où est votre mari ce soir ?

— Je n’en sais rien ! Il erre comme un fou de place en place et ne parle que d’en finir !

— Il faut lui faire entendre raison ! dit le jeune homme !

— La seule chose qui lui ferait du bien, ce serait… ce serait vous qui pourriez la faire mais vous ne voulez pas !

— Je voudrais… mais je ne puis pas… ce qui est différent !

— Ah Marcel, vous ne m’aimez pas !

— Au contraire, Jeanine, j’ai beaucoup d’amitié pour vous !

— Si c’était vrai, vous ne me verriez pas dans la peine sans essayer de me consoler un peu !… et elle glissa sa main parfumée dans celle du jeune homme.

Marcel, un peu énervé, lui serra la main et se levant, il s’excusa :

— Je ne puis rester plus longtemps, ma chère amie, vous savez, je vous l’ai dit ce matin, un engagement d’affaires…

— Et vous partez comme ça, sans me donner d’espoir ?

— Voyons Jeanine, soyez raisonnable ! Je ne puis pas et j’en suis navré !

— Marcel, quelques lignes… ce ne serait pas si difficile. Si vous avez de l’amitié pour Paul, pour moi, faites-le…

— Jeanine, je…

— Pour sauver Paul de la mort, interrompit-elle ; pour me sauver, moi, du désespoir !

Se levant brusquement, elle le saisit par les deux bras et le fixa avec ses grands yeux veloutés, cherchant à le gagner…

À ce moment la portière s’ouvrit et Chimerre entra avec Isabelle…

— Ah ! Tiens, vous étiez ici, Pierre ? dit le mari : je parie que vous êtes venu faire du bien à Jeanine avec une bonne nouvelle !

— Je le désirerais bien, pauvre ami, mais…. Bonsoir, Isabelle, je partais justement, je suis très occupé…

Isabelle regarda le négligé de Jeanine, la mise en scène étudiée, l’air un peu étrange de Marcel… sans lui donner la main, elle répondit :

— Bonsoir… je croyais que vous passiez la soirée à votre bureau…

— Isabelle, croyez bien que…

Mais Isabelle était déjà à l’autre bout de la chambre, auprès de Jeanine, qui s’était assise sur le canapé.

Marcel répéta son bonsoir et sortit de la pièce. Chimerre le suivit :

— Pensez à mon affaire, cher ami, lui dit-il. J’ai certains autres détails à vous donner, je vous enverrai ça demain par un messager, dès l’ouverture de votre bureau !

Marcel, ahuri, furieux de la méprise d’Isabelle, et se rendant compte de l’apparence suspecte de sa visite, lui répondit un rapide : très bien, très bien, et partit.

Il retourna à son travail et resta à l’ouvrage pendant plus de deux heures avant de retourner à sa chambre.

La figure défaite de son ami le hantait et il se demandait s’il ne pourrait pas, pour une fois, sacrifier la vérité à l’amitié. Mais sa droiture lui interdisait de donner suite à cette pensée que lui dictait son sentiment amical pour Chimerre et il restait chagrin de son refus, mais bien décidé à ne pas se laisser cabaler.

— Après tout, se disait-il, Chimerre s’exagère probablement l’importance qu’aurait pour lui cet article : il se tirera sans doute d’affaire. Que ne puis-je lui aider autrement !