La brebis égarée
LA BREBIS EGARÉE
Je suis venue faire entendre
La parole la plus tendre.
Celle de Notre-Seigneur.
Ouvrez tout grand votre cœur.
Il était une brebis
Errant loin du Paradis.
Et puis une pauvre femme
Qui avait du mal à l’âme.
La brebis était allée
Se perdre dans la vallée.
Et la femme était allée
Dans L’Espagne ensoleillée.
La brebis était partie
Vers une herbe plus fleurie.
La femme vers des caresses
Qui donnassent plus d’ivresse.
La brebis avait laissé
Berger, chien et agnelet ;
Et la femme abandonné
Son mari et ses bébés.
Et dans le vide l’agneau
Avait tendu son museau.
Sans qu’elle vînt, les enfants,
La nuit, demandaient maman.
Hélas ! hélas ! Rien n’y fait
Lorsque l’on veut s’en aller…
Comme l’on fait dur son cœur !
Comme on dompte sa douleur !
Les sommets sentaient l’œillet ;
Les torrents, le lait caillé.
Et l’Espagne avait l’odeur
De l’amoureuse chaleur.
Il y avait des pâturages
Verts, au-dessus des nuages.
Il y avait des mots d’amour
Comme des rosiers trop lourds.
Il y avait dessus les pierres
Des silences de lumière.
Il y avait entre nos corps
Les silences de la mort.
Le vent rendait plus câline
Ma murmurante clarine.
Mon amant ne parlait pas
Sans que mon cœur ne chantât.
Ma laine par la rosée
Une nuit fut défrisée.
Un baiser qu’il m’a donné
Sur une joue s’est gravé.
Ma pauvre robe de Dieu
Prit bientôt un air boueux.
Encor ma joue se rida
Et puis se décolora.
Je vis que je salissais
La neige que je foulais.
Je lisais de la pitié
Dans les yeux du bien-aimé.
Je tombai dessus le flanc
Prise d’un tressaillement.
Du lit d’orgueilleux ébats
Je tombai sur un grabat.
À mon agneau je rêvais,
Et au chien et au berger.
À mes enfants, moi partie,
Seuls, éteignant leur bougie.
Je rêvais à cette dent
Que l’agneau montre en dormant.
Ô souveraine misère
De l’amante et de la mère !
Ô désir d’être rentrée
De la brebis égarée !
J’étais au fond de l’Espagne,
Mais Dieu passe les montagnes
Moi j’tais dans la montagne,
Mais Dieu passe les Espagnes.
Le bon Dieu il est venu
Et il avait les pieds nus…
Comme les ont les troupeaux
Qui semblent prier en haut.
Il avait une douceur
Qui faisait de la lueur.
Il avait une houlette
Et son ange une musette.
Et il avait un chapeau
Tressé avec des copeaux.
À ses mains saignait l’œillet
Que je n’avais pas trouvé.
… À ses pieds et m’appelant
La bouche de mes enfants.
Il a mis sur mon museau
Cette fleur de ses bourreaux.
Mes cheveux il a laissé
Crouler sur ses pieds percés.
Rapportez aux bergeries
La brebis qui est meurtrie !
Ramenez à son mari
Celle qui tremble et périt.
Mais il y avait des bouchers
Qui disaient : faut la tuer !
Il y avait des pharisiennes
Qui disaient : c’est une chienne !
C’est alors que le Seigneur
Entra au cœur du pasteur.
C’est alors que Jésus-Christ
Entra au cœur du mari.
Et il dit à ces bouchers :
Je suis venu la chercher.
Et il dit à ces mauvais :
Je suis venu la sauver.
Et il dit à ces bouchers :
Qui de vous n’est pas tombé ?
Et il dit à ces mauvais :
Qui de vous n’a pas péché ?
Mais il dit à la brebis :
Si ta n’étais pas ici…
LA FEMME
Et à l’adultère : toi,
Si tu étais sous ton toit…
Je n’aurais pas dû rouvrir
Cette plaie pour te bénir.
Je n aurais pas retroué
Mes pieds pour te retrouver.
Toi va-t’en ; rentre au bercailE
Et jamais plus ne t’en ailles.
Toi au foyer douloureux
Va-t’en rallumer le feu !
La femme continue à dire ce qui suit :
Voilà ce qu’il faut redire
Malgré l’insulte ou le rire :
Vous ne serez pas heureux
Si vous vivez loin de Dieu.
Trop longtemps on a eu peur
De nommer Notre-Seigneur.
Je le sortirai de l’ombre
Même seul, devant le nombre.
Car il est toujours vivant
Et il vous parle à présent.
Plus jeune que la jeunesse
Il nous nourrit à la Messe.
Et voici à l’horizon
Une génération.
Elle sait où est la force
Et elle fend son écorce.
Et elle éclate de fleurs
Et revient à vous, Seigneur !
Elle revient, les yeux droits
Et fixes sur votre Croix.
Vous êtes, elle le sait,
Vous êtes Celui qui Est.
Elle a vaincu son orgueil
Et déjà voici le seuil.
Et le Père, sous la vigne,
Attend son enfant indigne.
Comme perce le soleil
La treille qui a sommeil !
Quel est ce silence-ci
De l’heureux après-midi ?
Le père a tout préparé
Pour son enfant égaré.
Il a, pour l’accueillir, mis
Le plus neuf de ses habits.
Ah ! Que votre aspect, Seigneur !
Est fier, pauvre et plein d’honneur !
Vous qui lancez le tonnerre
Comme vous avez su taire
Tout le mal quon vous a fait !
Vous voulez tout effacer.
Vous avez pris dans la cave
Votre vin le plus suave ;
Vous avez pris au cellier
Le meilleur de votre blé.
Et votre barbe aussi blanche
Que les fleurs de l’avalanche
Se dresse vers le coteau.
L’enfant tarde… Mais bientôt
Le voici ! Oh ! qu’il est jeune !
Qu’il est beau malgré le jeûne
Qui l’a longtemps amaigri !
mon fils ! je le bénis.
Mon fils ! Tu m’avais tué :
Me voici ressuscité !
ACTE PREMIER
Scène première
À neuf heures du matin, dans la cuisine de sa maison natale où il vient de déjeuner.
Cette tasse est gaie à cause des fleurs qui y sont peintes. Paul est mon ami. Ces fleurs qui y sont peintes font vivre la tasse. On dirait des campanules, des mauves et des roses. Françoise est la femme de Paul. La tasse vide de café au lait s’emplit d’air bleu. La faïence vernie murmure, tant il semble que ses fleurs vont attirer les guêpes. Je suis l’ami de Paul. L’azur du Béarn est solide ; il pèse. La femme de Paul est lourde, mais belle. Voici un frelon sur ces fleurs peintes. Il est furieux. Il vibre. Cette robe de mousseline où elle s’embarrassait en marchant, et ses cheveux comme des écheveaux de fil de cuivre tordus, et son œil violet comme du charbon de bois, et sa joue comme une rose pesante et sa gorge courte ! Cette tasse pèse dans ma main. Elle pèse ainsi que ce ciel de juillet. « Celui qui désire la femme de son prochain a déjà commis l’adultère », dit l’Évangile. Désire veut dire ici : qui se dit que s’il le pouvait, il voudrait la prendre. Je ne veux pas. Le va-et-vient du balancier dans le ventre de la haute horloge est tour à tour doré et absent. L’heure est fatiguée. Je vois le facteur dans l’allée. Il a l’air du dieu en marche de l’épais feuillage et de la route. De Ramous d’où il vient jusqu’ici, on peut compter trois kilomètres. D’ici jusque chez les Paul, deux kilomètres. Il n’y a pas de jour que les Paul ne reçoivent de lettres. Le facteur y va. Il y arrivera vers onze heures. Elle aura le chapeau qu’elle avait sur l’allée noire et blanche. Elle ira à la rencontre du facteur jusqu’à, peut-être, ce pré en pente où il y a trois noyers qui surplombent, plus noirs que tout. À la rencontre du facteur avec leurs enfants et Paul qui est mon ami et que je suis heureux de revoir pendant les trois mois que je vais passer ici dans mon pays, qui est si net, qui ressemble à cette tasse.
Voici ton courrier.
Merci, maman.
Pendant que tu lis tes lettres, je vais mettre au soleil ton chapeau de paille que j’ai lavé. Iras-tu aux Cerises, cet après-midi ?
Je l’ai promis à Paul.
À tout à l’heure.
« Je n’ai plus à vous cacher que je vous aime plus que mon honneur et plus que mes enfants. À demain quatre heures, comme vous l’avez promis à Paul qui n’y sera pas. Il ira à Belle-Plaine avec les enfants, je pense, prendre des nouvelles de Gervier qui est plus mal. À vous. — Françoise. »
Les fleurs de la tasse sont là. Elles me disent que je ne rêve pas. Il y a aussi le couteau et le pain. Il ne faut pas que je garde cette lettre. Ma mère, qui s’est toujours saignée pour moi, nettoie mon chapeau de paille. Qu’il est touchant, cet amour de la mère veuve pour le fils qui n’est pas marié. Qu’elle est touchante, cette économie d’une humble femme généreuse ! Mais il ne s’agit pas d’elle en ce moment. Cette lettre. Cette lettre est là. Elle est comme un malheur qui m’arrive, comme une attente redoutée, une chose insolite qui me vient à cette même table où je déjeunais enfant dans cette même tasse à fleurs. Et comme un jour j’avais mal au pouce enveloppé d’un chiffon, papa qui m’avait assis sur ses genoux la joue contre la joue, papa me faisait manger.
Scène II
Chez les Paul. Aux Cerises. Dans la salle à manger d’où l’on voit, par-dessous le store, les courbes de soleil bien tracées autour des ronds-points piqués de géraniums.
Puisqu’il faut que tu ailles prendre des nouvelles de Gervier, tu peux amener les enfants avec toi. Ils ne sont pas sortis depuis trois jours. Cela leur fera du bien de t’accompagner. Cela les amusera. Ils pourront emporter leurs filets à papillons.
Pierre m’avait promis de venir aujourd’hui à quatre heures. Tu lui expliqueras bien que c’est parce que l’on m’a dit que Gervier est plus malade que j’ai dû aller prendre de ses nouvelles. Mais il n’est pas trois heures. Pierre doit venir à quatre. Nous serons, je pense, rentrés à cinq heures pour que les enfants goûtent. Il sera encore là.
Maman, nous emporterons à goûter. Tu me donneras une orange dans mon petit panier.
Mon filet à papillons est plus bleu que le tien.
Scène III
Midi. L’Angelus sonne. Seul, dans sa chambre, d’où l’on aperçoit des champs.
Il est incroyable qu’une femme atteigne à un tel degré d’inconscience. Comme ce cliquetis de machine agricole dans la prairie semble mesurer le silence de la chaleur ! N’aime-t-elle donc pas son mari, n’aime-t-elle donc plus son mari après sept ans seulement de mariage ? N’aime-t-elle donc plus mon cher Paul, son mari ? Cette époque de la moisson a la fièvre. Chaque année il y a des accidents, une épidémie d’accidents causés par ces grands insectes de fer rouges et verts qui rasent les foins. Un petit garçon, l’an dernier, a dû être amputé des deux jambes. La faucheuse, du bout de ses mandibules, l’avait saisi. Et cette phrase monstrueuse au sujet de ses enfants qu’elle ne me préfère pas. Ni son honneur. Je ne l’eusse jamais jugée telle. On la croirait si calme. Et toutes ces attentions qu’elle a pour son mari. Paul, mon chéri, prends garde à ne pas boire ainsi de l’eau froide quand tu es en nage, lui conseillait-elle hier encore. On a transporté à l’hospice, il y a trois jours, un jeune homme qui s’était donné une indigestion d’eau. Il avait l’air bien accablé. Rien n’est plus rafraîchissant que la vue des cornettes des Filles de la Charité allant et venant à l’ombre des persiennes, dans une odeur de menthe et de vinaigre. Elle n’aurait jamais dû m’écrire une lettre pareille : « Je n’ai plus à vous cacher que je vous aime… » C’est ainsi le début de la lettre. Elle suppose donc que je me suis douté de quelque chose ? Oui, sans doute. Je suis un hypocrite et je me rapprochais de la couleur de l’amour sous prétexte de n’en vouloir ressentir que le parfum. Et ce parfum engourdissait peu à peu mon sang. Et il y a un tel vertige dans la nature de ces choses, si forte est la chair, ou si faible, que c’est comme si l’on vacillait. Surtout par des chaleurs pareilles. Cet homme qui conduit la machine est le même qui, aux dernières vacances, s’était entaillé la paume de la main contre sa faux, en faisant le geste de chasser une abeille. Je ferai bien de brûler cette lettre : « Je n’ai plus à vous cacher que je vous aime plus que mon honneur et plus que mes enfants. À demain quatre heures, comme vous l’avez promis à Paul qui n’y sera pas. Il ira à Belle-Plaine avec les enfants, je pense, prendre des nouvelles de Gervier qui est plus mal. À vous. — Françoise. »
Elle est terrible ! Quelle imprudence ! Que cette lettre eût été perdue ? Que le domestique à qui elle a dû la confier hier pour la mettre à la poste l’eût égarée ? Voici la servante qui vient cueillir des cerises pour le dessert. Qu’elles sont rouges sur l’arbre ! On dirait de grosses boules de sang et de soleil. Il y a des femmes qui ont les lèvres ainsi faites, et si rouges qu’il semble que la bouche n’ait point de muqueuse, mais que le sang y affleure et aille jaillir. Je ne veux pas davantage songer à Françoise avec cette lourde volupté. C’est un mauvais moment à passer. Trois mois durant lesquels je la verrai le moins possible. Je n’irai pas aux Cerises cet après-midi, bien que je leur aie promis ma visite. Je ne peux pas aller cet après-midi aux Cerises. Avant de descendre à la salle à manger, que je brûle cette lettre qui me trouble comme un contact de femme ! Il fait si chaud, l’herbe est si sombre et le désir si cruel ! La faucheuse s’est tue.
Scène IV
À trois heures après midi, Paul et les enfants sont sortis. Seule dans son salon.
Mon salon, comment Pierre le trouve-t-il ? Je sais bien qu’il n’est pas gâté chez sa mère qui a accumulé dans le sien un tas d’horreurs qui puent le camphre, et qu’il n’y manque, sur la cheminée, qu’un globe avec, dessous, une couronne de mariée. Pauvre Mme Denis ! Elle est de celles qui auront vécu sans savoir pourquoi, auprès d’un mari notaire ou propriétaire rentier. Et cette vie se passe à ranger du linge, à dresser la liste de la lessive, à régler les comptes, à surveiller les métayers et à s’échapper à l’église où elles croient causer avec Dieu, la sainte Vierge et les saints. Ce n’est pas une mauvaise femme, mais elle est bien nulle et je me demande comment un poète de la valeur de Pierre a pu naître d’une femme si fermée à tout art et à toute science. Il n’est pas étonnant qu’elle fût liée d’amitié avec ma belle-mère qui, elle, en plus de la sottise, avait de la malice et qui n’a même pas su donner à mon pauvre Paul la liberté dont Pierre a joui. Je crois que Paul eût pu devenir autre chose qu’une sorte de gentilhomme fermier si on l’avait laissé il y a dix ans, à la fin de ses études, rejoindre à Paris son ami Pierre. Il a parfois du goût. C’est ainsi que je l’ai vu bien ému lorsque Pierre nous a fait part de son dernier drame lyrique. Dieu ! Quelle merveille ! Quelle poésie et quel sujet : Cette jeune Espagnole, Jonquille, que l’on soigne pour sa folie qui consiste à voir des choses admirables que les personnes qui l’entourent ne savent point voir. Et cette rencontre de Jonquille avec le poète qui, lui, la comprend, la rassure parce que lui aussi, et sans qu’on le traite de fou, il voit comme elle des merveilles que les autres ne voient point. Et cette même inspiration qu’ils ont un soir devant l’océan et que le poète a transcrite sans le dire à la jeune fille, mais qu’elle reconnaît plus tard pour l’avoir eue au même instant que lui. Et ces fiançailles de lA Poésie avec la Raison ! Quoi de plus beau ?… Ah ! quel homme que ce Pierre !… Ce thème du début… Le poète qui longe pour la première fois le jardin où la jeune démente voit l’ombre des heures descendre sur la pelouse et danser. Oh ! être la femme d’un tel homme, partager ses épreuves et sa gloire, l’assister, le défendre, se donner toute à lui, vivre à son ombre, se sentir caressée par sa présence, s’unir à lui, poser mon cœur chaud sur le sien ! Ne plus rien savoir que lui-même et presque plus rien de moi. Ne lui répondre, par les lourdes nuits, que par l’abandon de ma chair et de mon âme. Oh ! Combien me pèse mon âme ! Et mon corps ! Et qu’il me serait vain d’essayer de lutter contre moi-même ! Autant vouloir empêcher cette fleur de donner son odeur. Et quand Pierre est là, c’est comme du soleil qui irrite mon désir.
Pauvre papa ! Pauvre maman ! Quelle bêtise ils ont faite ! Eh, oui !…La belle situation de Paul, l’aisance… tout le reste, c’est des chimères… il faut se créer un intérieur… on ne vit pas de l’air du temps… l’amour vient ensuite sans qu’on y pense… Ah ! je les connais, je les connais, je les connais, tous ces clichés servis par la dure race de la terre à la jeune fille, cette alouette qui veut s’enlever du sillon. C’est un homme sérieux que tu épouses, disent-ils. Mais un poète, un artiste, qu’est-ce que c’est ? Un meurt-de-faim. Et l’on sourit. Ton Pierre, mais il n’est pas célèbre du tout. Les Annales n’en parlent jamais. Tu vois bien que nous avons raison. Et alors c’est Paul que l’on épouse quand on aime Pierre. Oh ! que je suis malheureuse ! Oh ! que je suis heureuse ! Si c’était lui ? J’entends la cloche du portier.
Scène V
À quatre heures après midi, entre dans le salon
Bonjour, madame.
Bonjour, Pierre.
Paul n’est pas là ?
Vous avez bien dû recevoir ma lettre qui vous disait qu’il n’y serait pas.
Oui, c’est vrai.
Vous avez…
Que c’est beau, aujourd’hui !
Vous avez…
Tout le pays est comme un four où cuisent des émaux. C’est un vernissage. On fauche partout le foin. Il n’est pas de saison qui me fasse mieux me souvenir de mon enfance, quand j’allais à l’école primaire avec Paul. On s’endormait sur les devoirs à cette veille de vacances. Il y avait dans un coin d’ombre de la classe un grand arrosoir plein d’eau vinaigrée pour étancher notre soif. Paul avait la spécialité des coléoptères. Dans ses plumiers il rapportait de ces insectes que l’on dirait d’un métal où se mire un azur d’après la pluie, et des carabes d’or, que sais-je ?
Quelle mémoire ! Mes souvenirs scolaires m’ont laissé des impressions moins poétiques. Je n’avais pas l’esprit du couvent du tout. J’étais une insurgée. L’aumônier m’humiliait devant mes camarades, ce qui m’a rendue tant soit peu anticléricale. C’est le seul résultat que l’on ait obtenu. J’étais une espèce de jeune fleur ou plutôt une sorte de gros fruit bien réjoui, une sorte de pêche qui ne demande qu’à être mangée. Car, voyez-vous, nous nous apercevons bien vite de l’effet que nous produisons sur les hommes. Le professeur de dessin n’osait jamais me punir. Un jour il m’avait appelée à la sortie, sans doute pour m’adresser quelque observation, j’avais été insupportable, et il demeura tout gêné, tout drôle devant moi, sans rien dire. Ce jour-là j’ai compris. Avez-vous travaillé cette semaine ?
Oui à mon drame lyrique, toujours.
Qu’il est beau !
J’ai modifié, retouché la scène où la jeune fille, un peu lasse de tout ce luxe qui l’entoure depuis sa naissance, et qui l’a suivie dans cette villa où on l’isole pour la soigner, est toute ravie de coucher deux jours dans la pauvre chambre que lui a préparée la mère du poète… Il y a là un motif, un contraste entre cette belle créature et ces gens modestes qui l’accueillent en passant comme des sylvains s une déesse… C’est la nuit… Vous suivez mon idée ?
Oui, oui.
Jonquille s’est déshabillée. L’amour va naître dans ce grand cœur généreux pour ce pauvre écrivain qui pense et qui sent comme elle… On entend chanter le puits sous la fenêtre de sa chambre. Elle regarde. C’est la vieille servante qui tire un dernier seau d’eau pleine de lune, puis s’en va. On entend l’hymne du silence. Jonquille, comme pour rendre un hommage solennel à cet amour qu’elle sent sourdre en elle pour son humble poète, ouvre la fenêtre et jette dans le puits le saphir de famille qu’elle porte au doigt.
Oh ! Que c’est beau, mon ami ! Comment concevez-vous Jonquille physiquement ?
Une lourde et belle jeune fille blonde. Un contraste entre l’âme et l’argile ensoleillée. On la croit folle, mais elle n’est pas folle, elle n’est que poète, un poète très aigu, voilà tout, et qui a eu le tort de raconter ses inspirations, ou ses visions, au lieu de les écrire… Oui, une femme ronde un peu forte… un peu… comme vous. Paul rentrera-t-il bientôt ?
Il m’a dit qu’il espérait être là vers cinq heures.
Quelle heure est-il ?
Cinq heures moins cinq.
chaise à côté de Pierre. Un silence.
On entend un baiser.
Scène VI
Cinq heures après midi ; rentrent les enfants et Paul.
Bonjour, mes amis.
Comment va Gervier ?
Il se remet.
N’avez-vous pas eu trop chaud ?
Mais non. Nous avons rencontré les chèvres. Les enfants ont bu du lait.
Oui, il était bien bon. Monsieur Pierre, je vous rapporte cette fleur de la promenade, de la part de papa.
Il était bien bon. Je vous rapporte cette fleur de la promenade, de la part de papa.
Merci à tous deux. Ils sont bien gentils. Je racontais à Mme Paul mes souvenirs de l’école primaire, quand nous buvions, par les fortes chaleurs, de l’eau vinaigrée.
Et que j’élevais des insectes dans une boîte et que nous jouions des tours à Paillassin. Te rappelles-tu Paillassin ?
Qu’est-il devenu ?
Il est épicier. Je me souviens d’un jour où Paillassin, afin de marquer son mépris pour le breuvage vinaigré de l’instituteur, avait rapporté de chez lui un mélange d’eau et d’anisette. Il nous montrait sa fiole avec orgueil. Pendant qu’il récitait sa leçon je bus le contenu de sa fiole sans qu’il s’en aperçût et le remplaçai par de l’eau vinaigrée. Quand Paillassin se fut rassis, il reprit sa fiole. Et tout l’après-midi, il la vidait à petites gorgées sans s’apercevoir de la substitution, et il me chantait :
Tu n’en as pas,
Tu bisques, tu rages,
Tu manges du fromage.
On nous distribuait des croix d’honneur, de petites croix d’étain, te souviens-tu ? Je dois dire que je gagnais la croix plus souvent que toi qui étais un peu irrégulier, déjà un artiste. Mais je pense que la croix d’honneur on l’attachera sous peu à ton habit, et ce sera pour toujours. Et tu l’auras bien méritée et pour ta belle poésie et pour la fidélité de ton cœur à tes amis. Tu sais, mon vieux Pierre, quand un de mes camarades est dans la joie ou dans le deuil, j’y suis aussi. Et quand tu seras dans la Légion d’honneur, ce sera un peu comme si j’en faisais partie. Et puis il en est si peu qui, aujourd’hui, peuvent porter cette distinction la tête haute, qui n’ont pas quelque vilenie à cacher.
Il n’est pas encore question de la croix pour moi.
La croix, ça lui est bien égal.
Si, si. Ça viendra, et la fortune avec, et ensuite le beau mariage, ou le bon mariage, qui est préférable au beau mariage. Une femme comme Françoise, mon vieux. Il te faudra une femme comme Françoise, attentionnée comme Françoise, sûre comme Françoise. Car moi, vois-tu, je suis sûr de ma Françoise, comme elle peut être sûre de moi. Nous ne faisons pas un ménage très intellectuel ni très mondain. Mais nous nous aimons, n’est-ce pas ma Françoise ? Françoise, laisse-moi t’embrasser.
Non… pas sur cette joue, sur l’autre. J’ai mal aux dents de ee côté.
Scène VII
Trois mois après, fin d’août, vers midi. Seul dans sa chambre.
… Page 48 de l’indicateur… Puyoo 4 h. 53… Puyoo… Puyoo… D’Audaux à Puyoo, deux heures de voiture… Quel scandale ! Quel scandale !… Deux heures de voiture de Puyoo à Audaux… non d’Audaux à Puyoo… c’est la même chose ; pour être à Puyoo à 4 h. 53, il faudra donc que je parte d’ici un peu avant trois heures. Quel éclat ! Quel scandale ! Deux heures… Je dis donc qu’il me faut partir d’ici un peu avant trois heures… Faire charger ma malle… Mais il faut que Françoise aille à pied jusqu’à la croix de mission sur la route de Puyoo. Il y a bien quatre kilomètres des Cerises jusque-là. Cela fait une bonne heure… Quel scandale ! Quel éclat ! Pourvu que ça ne tue pas ma pauvre maman, qu’elle ne tombe pas raide en apprenant la chose. Mais comment reculer à présent ? Je suis engagé jusqu’à la garde… Puyoo… 4 h. 53. Nous serons à Bayonne à 6 h. 32… Bayonne. Quelle scandale ! Après tout elle m’ennuie, cette femme… Non, elle ne m’ennuie pas… Je l’aime. Mais c’est la vie, mais c’est ma vie, mais c’est sa vie, nos vies qui déraillent. C’est le scandale, le scandale dont on parle dans la petite ville cinquante ans après. C’est l’enlèvement de la femme mariée, de la femme mariée à l’ami et qui a deux enfants. Bayonne à Hendaye, trois heures… Irun… D’Irun, le lendemain matin, d’Irun à Saint-Sébastien… Burgos…
Mon chéri, dis-moi, j’ai bien mis dans ta malle tout ce qu’il te fallait. Dès ton arrivée à Paris, tu commanderas quelques chemises de flanelle pour te lever. Il fait frais parfois à la fin d’août. J’ai placé entre deux paquets de mouchoirs la photographie qui a été faite sur le daguerréotype de ton père à ton âge. Comme tu t’es mis à lui ressembler ! mon enfant, que je t’aime ! Tu as l’air tout triste.
Maman c’est de te quitter, c’est de te quitter, maman. (À part) : Oh ! que je souffre ! Être ou ne pas être… Oh ! ne pas être… Mais pas l’horrible chose, pas le suicide. Comment me trouver acculé à ce départ lorsqu’il y a trois mois, il n’y avait pas un baiser entre nous. Je sais qu’elle se tuera si je m’en vais sans elle. Je sais qu’elle se tuera. Je la connais. Elle se tuera comme cet encrier est là. On se demande pourquoi ces choses-là arrivent. Elles arrivent. Elles arrivent.
J’ai mis tes manuscrits sur le dessus de la malle au cas où tu voudrais disposer de quelques-uns d’entre eux pendant le voyage. Tu feras bien de ne pas fatiguer tes yeux à la lumière et de dormir jusqu’à Paris. Si tu désires te servir de quelques livres, tu me les indiqueras et je les rangerai dans la valise que tu prends avec toi.
Merci, maman. Je ne travaillerai pas en route.
J’ai mis encore dans ta malle quelques billes de chocolat et peu de pâte de coing, — du coing de ce cognassier où lorsque tu étais enfant tu suspendais ton polichinelle. Puis j’ai glissé cinq cents francs dans cette enveloppe pour que tu les ajoutes à ce que tu as déjà. Je les ai économisés depuis le commencement de l’année. À mon âge, on peut avoir toujours la même robe et le même chapeau. Tu sais, mon ami, dans notre monde, quand une femme est veuve, elle ne dépense plus beaucoup.
Scène VIII
Le lendemain, vers quatre heures, sur la route de Puyoo, la voiture fermée qui amène Pierre s’arrête devant Françoise qui attend auprès d’une croix de mission.
Monte vite. Prends garde à ta robe, elle m’empêche de refermer la portière.
ACTE DEUXIEME
Scène première
Au mois de juin de l’année suivante dans une rue de Burgos, puis sur une place où l’on se promène au clair de lune.
Regarde cet étalage. Ces olives sont énormes.
Vois donc au plafond, suspendu entre cette morue et ce balai, ce petit cercueil. C’est une chose bien espagnole que de vendre des cercueils tout faits dans une épicerie.
Ppheu… allons nous promener sur l’Espolon. C’est plus gai. As-tu vu aujourd’hui le directeur de ta Compagnie ?
Oui.
Eh bien ?
C’est toujours la même chose. Dès qu’il y aura une place à Montevideo, elle m’est destinée. Il y a là-bas une clientèle française plus nombreuse que je ne pensais.
Vois donc ce couple, ce pauvre officier fourbu avec ces grandes lunettes noires et cette petite canne. Pauvre homme ! Qu’il a l’air peu guerrier, mais que sa femme a l’air heureux de se produire avec lui ! Ils font penser à une fable de la Fontaine illustrée… Tu disais donc qu’il y a là-bas une nombreuse clientèle française. Avez-vous parlé du traitement ?
Oui, ce que je te disais : quatre cents pesetas par mois.
Ça fait le double d’ici.
Et ce ne sera pas trop.
Tu vois, ami, tu l’avoues, tu te gênes, tu te gènes pour moi. Oh ! que je me sens malheureuse quand je songe à la charge que je te suis. Ô mon Pierre ! mon Pierre ! que je souffre ! Dis-moi que je ne dépense pas trop.
Non, certes, ma chérie, tu ne dépenses pas trop, tu es si raisonnable !
Je fais pourtant tout ce que je peux. Vois mes bottines.
Non, mon amour, tu ne m’es pas à charge. Et j’exige que demain tu achètes d’autres bottines. (En lui-même) : Non, elle ne m’est pas à charge. C’est une pauvre blessée, et moi aussi je suis un pauvre blessé. Elle ne m’est pas à charge. Ma tristesse n’est pas de me dévouer ni d’avoir laissé là mon art pour notre pain quotidien… C’est autre chose… Qu’est-ce, ô mon cœur ? Il me semble que bien que besogneux comme nous sommes, malgré ces chaussures éculées qu’elle porte, nous pourrions être heureux si… si nous n’étions pas nous… si elle n’était pas la femme d’un autre. Oh ! je sais bien que ce n’est pas la misère de l’argent qui me tue… C’est la misère du cœur. Oh ! si le passé n’existait pas… si elle était une simple épouse dont on a assumé la protection ; si je sentais sur moi la bénédiction de Dieu. Combien, quand elle s’endort dans notre pauvre chambre, combien je saurais la consoler et la défendre de la vie. Mais quelque chose de plus fort que moi-même pèse sur moi, une tristesse, un dégoût, une lassitude qui ont tué en moi l’homme de naguère. C’est pour n’être ni lâche, ni cruel, que je réponds machinalement à son grand amour. Mais je suis à présent comme un violon sans âme. Il y avait en moi, malgré tout, malgré $mon indifférence religieuse et mon paganisme de jeune homme, je ne sais quelle relation céleste : peut-être l’indulgence du Créateur pour celui que séduisait tant de beauté, les fruits et les courtisanes. Et il y avait des jours où je disais : Mon Dieu, pardonnez-moi, je n’ai pas pu ne pas succomber à une tentation aussi dorée. Mais à présent, ce n’est plus cela, maintenant j’ai perdu la relation du Divin. Et autant qu’un homme de la Bible, je ressens la réprobation du Juge, et je la ressens comme je sais que je suis là.
Tu ne me parles pas, chéri. Tu ne me dis rien. Tu es fatigué ?
Un peu de migraine, je ne me trouve pas très bien.
Nous rentrerons de bonne heure. Voici la musique militaire. Ces enfants, comme ils ne tiennent déjà plus en place ! Il faut toujours qu’ils dansent. Quelle importance ils prêtent ici à cette musique de cigales ! En Espagne quand ils disent : « la musique ! » il semble qu’ils parlent d’une chose essentielle à l’existence. Et tant qu’un fifre résonne, ils sont comme des duvets dans un courant d’air. Quelle est cette petite fille qui te montre du doigt à ce monsieur ?
C’est précisément la fille du directeur de la Compagnie. Elle m’a reconnu. Il est possible que son père me demande pour elle quelques leçons de français. Il m’a vaguement parlé de cela… Mais demain, je veux que tu achètes des bottines.
Mon pauvre ami…
On dirait que tu boites un peu ?
Ce n’est rien, rien… N’aimes-tu pas, mon chéri, voir passer tous ces groupes de petites jeunes filles. Oh ! regarde celle-là qui a un coquelicot sous sa mantille. Parce que ce jeune homme lui parle, comme elle pâlit ! Et cette autre, mais blonde… Est-ce qu’elle ne te rappelle pas la Jonquille de ton drame ?
Mon drame…
Oh ! tais-toi, chéri, n’aie pas cet air désabusé. Oh ! oui… dis… tu travailleras encore, les beaux jours reviendront.
Mais pourquoi boites-tu ainsi ? Est-ce que tes souliers te blessent ?
Non, mon ami. Mais j’aimerais bien rentrer. Je suis un peu lasse.
Scène II
Le même soir, à dix heures, dans une pauvre chambre, à l’avant-dernier étage d’un petit hôtel.
Il fait étouffant. C’est intenable, même en laissant la fenêtre ouverte. Il y a ce soir une séance de café-concert, en face, dans ce bouge. Il ne manquait plus que cela pour nous empêcher de dormir.
Mon ami, partout je suis bien avec toi, que je dorme ou que je veille.
Cette odeur d’huile frite, qui monte de la cuisine, empeste.
Prends-moi un peu sur tes genoux.
Oui, ma chérie. Viens, ma chérie. Quoi, tu pleures ? Qu’as-tu ?
Je ne sais ce que j’ai… Une chose que je ne sais pas dire.
Mais quoi ?
Non… Tu sais combien je t’adore, je te fâcherais…
Non… Dis ? Je le veux.
Je pense à Jacquot et à Claudine.
Pourquoi me parles-tu de tes enfants ? Est-ce que c’est pour me donner du courage ? Pourquoi aussi ne regrettes-tu pas ton mari ?
Oh ! pardonne-moi, mon ami… pardonne-moi… pardonne-moi… Et puis, regarde là, pose ta main sur moi… à droite… plus haut… aïe ! Il y a une boule de la grosseur d’un œuf et qui me fait horriblement souffrir.
Ô ma pauvre chérie ! Et qu’est-ce que c’est ?
Je ne sais pas.
Il faudra voir le médecin.
Non, pas le médecin. Ô mon amour ! Viens… Tu poseras un peu la main à plat sur mon mal pendant que je m’endormirai et je serai heureuse.
Scène III
Le lendemain matin ils se réveillent vers six heures. Par la fenêtre demeurée ouverte on voit la cathédrale de Burgos dans le ciel chargé de nuages gris, pareil à un grand filet de pêche.
Tu n’as pas bien dormi, ma chérie ?
Oh ! non… J’ai eu un horrible cauchemar.
Souffres-tu autant du côté ?
Un peu moins. Ça passera tout seul.
Tu as gémi en dormant.
C’était ce rêve.
Que rêvais-tu ?
Oh ! laisse, rien… Ça n’a pas d’importance.
Pourquoi ne veux-tu pas me raconter ce rêve ?
Non, mon ami. Cela n’a pas d’importance, cela te peinerait. Il vaut mieux n’y plus penser.
Je veux que tu me dises ton rêve.
J’ai rêvé que j’enfermais Jacquot et Claudine dans le petit cercueil que nous avons vu hier soir dans cette épicerie.
Ce sont des bêtises. C’est la manie que tu as pendant le jour de ressasser toujours les mêmes choses qui a provoqué ce mauvais rêve. Tu penses trop au passé.
Ô mon ami ! du moins, ce passé, ne me le reproche pas.
Je ne te reproche rien du tout. Mais enfin, c’est une chose peu aimable pour moi, que de le sentir à chaque instant regretter ce que tu prétends m’avoir sacrifié.
Pierre, Pierre, non, pas ça. Ne me dis pas cela. Tu me fais tant de mal, tant de mal. Tu sais que je t’aime par-dessus tout. Mais si tu savais… si tu savais… si tu savais comme c’est dur au cœur…
Encore ! Tu recommences ! On dirait vraiment que c’est de ma faute.
Oh ! ne prononce jamais de phrases comme celle-là !
J’ai eu tort. Viens dans mes bras. Je t’aime.
Est-ce vrai que tu m’aimes ?
Si je ne t’aimais pas, je ne serais pas ici.
Ô mon Pierre ! tu es toute ma vie. Je ne m’appartiens plus. Si tu savais combien vont me paraître longues jusqu’à midi, dans ce pays dont je ne comprends pas la langue, ces heures que tu vas passer à ton bureau ! Si encore je pouvais t’aider dans cette tâche ingrate…
Quelle heure est-il ? Regarde ma montre sur la table de nuit.
Il est sept heures moins vingt.
Il faut que je me lève.
Scène IV
Un moment après dans la même chambre.
La blanchisseuse vous fait dire que, si elle n’est pas payée de son compte, ce soir, elle ne rendra pas le linge et s’adressera à l’huissier.
Mon Dieu ! Que dois-je faire ? Monsieur n’est pas là. À combien s’élève la note ?
À quarante-huit pesetas. C’est le compte de six mois.
Mais où voulez-vous que je prenne, cette somme ? Mon mari n’est pas là. Il faut attendre qu’il rentre.
La blanchisseuse dit que lorsqu’on porte au doigt la bague de madame, on doit pouvoir acquitter un compte.
La bague bien-aimée que m’a donnée mon chéri, cette émeraude qu’il a eu la folie de m’acheter au début de notre liaison. Il m’a dit en me l’offrant : elle a la couleur de cette pelouse ombragée de noyers sur laquelle tu marchais quand je t’ai vue la première fois aux Cerises, il Y a Huit ans, lorsque tu étais jeune fille. (À haute voix) : Vous direz à la blanchisseuse qu’elle est une insolente. (En elle-même) : À quoi bon se fâcher ? Ce pauvre Pierre, dans quel désarroi il serait s’il savait que cette note vient encore s’ajouter aux autres notes. Il a déjà touché un acompte de cinquante pesetas sur sa fin du mois. Et il s’en manque de dix-huit jours avant qu’il touche les cent cinquante pesetas qui lui resteront dus. Autant, si je le peux, lui épargner cette nouvelle souffrance. Il est si sensible aux épreuves d’ordre matériel. Peut-être ne s’apercevra-t-il pas tout de suite de la disparition de la bague. Et s’il ne la voit plus à mon doigt ? Bah ! je dirai que je l’ai perdue… Non, je ne dirai pas cela qui pourrait faire soupçonner les domestiques de l’hôtel. Mais il ne s’apercevra pas, du moins tout de suite…
La blanchisseuse attend en bas votre réponse.
Allez lui dire que je passerai la payer dès ce soir.
Scène V
Le même jour, à onze heures du matin, dans l’arrière-boutique d’un vieux brocanteur de bijoux.
Posez là votre parapluie. Il fait une fameuse averse. Qu’est-ce que vous voulez ?
Savoir combien vous me donneriez de cette bague.
Oh ! Acheter une bague à une personne que l’on ne connaît pas… à une Française… cela n’est pas possible, cela est bien dangereux. Il y a tant de gens qui passent en Espagne…
Monsieur, je ne suis pas une voleuse.
Ne vous fâchez pas. Vous êtes jolie comme ça toute fâchée, toute rose, toute rouge. Ne vous fâchez pas, mon enfant. Voyons votre bague ? Oui, c’est une émeraude, mais elle n’est pas de bonne qualité. Elle est givrée… Vous voyez ces petites choses qui enlèvent beaucoup de valeur…
Elle a coûté douze cents pesetas à Saint-Sébastien.
Le bijoutier, il vous a volée, ma belle. Cette bague ne vaut pas la moitié, ni le quart. Dans tout Burgos, ni dans toute l’Espagne, ni dans tout le monde entier vous ne trouverez pas un joaillier, qui vous donne le quart du prix qu’elle a coûté. Et où logez-vous, ma belle enfant ?
Hotel del Norte.
Et pourquoi est-ce que le petit mari il ne vient pas ici pour vendre le bijou ? Vous comprenez c’est très dangereux ce genre d’affaires. Si vous voulez, j’irai traiter avec vous le marché dans votre appartement.
Oh ! non, monsieur.
Vous voyez, ne m’en voulez pas. Il y a quelque raison pour que vous ne vouliez pas.
Il n’y a pas dans tout le monde entier, je vous ai dit, un seul bijoutier qui consentirait à cet achat sans que vous donniez des références et que vous l’ameniez à votre domicile. Dans ces conditions, et je le fais pour vous obliger parce que vous me semblez une intéressante personne bien gentille, je vous offre trois cents pesetas. C’est une folie de ma part.
Voici la bague.
Voilà du bon, du bel argent. Est-ce que l’on ne peut pas demander un petit baiser par-dessus le marché ?
Monsieur, ne m’insultez pas.
Allons, ne vous fâchez pas. Prenez votre argent. Vous venez de conclure une bonne petite affaire.
Scène VI
À la même heure, dans le bureau de la Compagnie où il est employé.
Que ce travail est fastidieux ! À peine levé on s’endormirait dessus… Mais aussi… Que, peu de goût j’ai de la vie et quelle douleur de me sentir si peu tendre envers cette pauvre créature ! Que n’ai-je, pour suppléer à cet amour dont je ne ressens que l’amertume, un peu plus de pitié ? Pourquoi toujours ces emportements que je veux réprimer, mais que je ne peux réprimer et qui la laissent en larmes ? Lâcheté. Lâcheté de l’homme habitué à jouir de ses nerfs comme des cordes d’un violon. Ah ! Qui donc a dit qu’il ne fallait pas voir les cygnes de trop près ? Voilà ce qu’a fait de moi cette tension continuelle de mon être, cette poursuite d’un absolu terrestre qui n’existe pas. Je me souviens quetout enfant j’allais demander au grand bouleau du bosquet de me parler. Et à ses milliers de voix assignant d’avance une réponse, je forçais l’arbre à être en harmonie avec moi. On ne se doutait pas, lorsqu’on me trouvait comme hébété par le bruit si mobile des feuilles, que j’étais au pied d’une lyre trop complaisante et dont il m’aurait fallu distraire pour opposer un réducteur à ma rêverie. Quelles mers ne m’ont pas bercé, quels chaos de bataille, quels hymnes, quels rires et quels sanglots n’ai-je pas écoutés dans ces ramures ? Mais voici qu’en faisant du bel arbre un ami toujours prêt à m’entendre et à m’absoudre, je suis devenu le misérable sujet de moi-même. Et je crains qu’à travers les douleurs de cette existence par moi et pour moi sacrifiée, je n’écoute que la triste voix de mon bouleau. Il est des gens qui savent marcher sans jamais se retourner vers leur passé. Croient-ils donc qu’ils soient comme moi qui, dans l’instant que je songe devant cet encrier, cette plume, ce registre et cette boîte pleine de poudre à sécher l’écriture, vois ma mère dans son jardin, les yeux bouffis de larmes et traînant sur le sable ses pieds enflés par les troubles de son cœur ?… Comme moi qui, dans le même moment, vois mieux que dans la réalité l’honnête homme que j’ai trompé, tenir avec ses mains découragées les mains de ses enfants qui posent des questions ? Mais alors, diras-tu à toi-même, mais alors il ne fallait pas enlever cette femme puisque tu n’avais même pas le courage de la rendre heureuse. Oh ! mais si vous saviez ce qu’il y a de terrible dans la tentation qui sévit, l’été, comme un vent desséchant dans la solitude des campagnes ; qui se substitue à l’ennui ; et qui, lorsque deux jeunes êtres sont en présence les emplit d’un désir tel qu’ils sont prêts à se fondre comme des fruits ! Voilà, voilà ce qui s’est passé. Mais que me reste-t-il de cette douceur sinon une épouvantable amertume ? Et n’allez point me taxer d’égoïsme ! Sachez-le, tout autant qu’un autre je saurai traîner mon boulet, et un boulet d’autant plus pesant que c’est ma sensibilité qui le meut. Mais si je fouille au fond de ma conscience, dans cette caverne où l’homme aime peu à descendre et à faire de la lumière, si je scrute le coin le plus reculé, ce n’est point que j’aie peur du boulet à traîner, mais c’est l’immense remords que ce boulet ne soit pas une croix à porter.
Il va être midi. Il faut toujours poser votre parapluie là-dedans. Sans cela vous mouillez le parquet. En vous en retournant vous mettrez à la poste ces plis de la Compagnie. Il faudra recommander celui-ci, celui-là et celui-là.
À votre service, monsieur le directeur.
Scène VII
À midi, dans la salle à manger du petit hôtel ; à voix basse, en prenant leur repas.
As-tu songé à t’acheter d’autres souliers ?
Non, pas encore.
Penses-tu que le cordonnier te fasse crédit jusqu’à la fin du mois ?
Ne t’inquiète pas de cela. J’avais mis de côté, au commencement de juin, en cas d’imprévu, une petite partie de l’argent que tu m’avais remis. Ainsi le cordonnier sera payé comptant s’il l’exige.
Que tu es sage… Où es-tu allée ce matin ?
Du côté des Capucinos
À quelle heure ?
Il n’y a qu’un instant.
C’est curieux… Je suis aussi passé par là. Je me suis même réfugié dans la chapelle, à cause de la pluie battante. Quel dénûment ! Sur les marches du pauvre autel un vieux moine est venu soigner un pied de grandesmarguerites. À genoux, attentif, le front au-dessus des fleurs nombreuses, on eût dit qu’il cultivait un ciel étoilé.
Mon cher ami, que tu trouves de jolies images !
Quand tu es douloureuse, quand ton âme faiblit, à quelle force fais-tu appel ?
À ton amour. Et toi ? Ah ! Je sens bien que ce n’est pas à mon amour.
Doutes-tu de lui ?
Eh ! non, mon chéri. Je sais bien que s’il te fallait donner pour moi jusqu’à la dernière goutte de ton sang, tu la donnerais.
Je le crois.
J’en suis sûre. Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même… Et cependant il y a une ombre que tu projettes entre toi et moi, Pierre, une ombre qui t’empêche de m’aimer de la manière dont je t’aime.
Tu n’as pas d’ombre, toi ?
Hélas ! Si… J’ai des ombres, mais je les noie dans la lumière de ton amour.
Et mon ombre, à moi, que crois-tu qu’elle est ?
L’ombre que tu recherchais ce matin dans la chapelle des Capucinos. Mais celle-là, vois-tu, on ne la noie pas. Car elle est l’ombre de la lumière même.
Je suppose que tu n’en es point jalouse.
Oh ! non, mon ami. Tu sais comme nous sommes, les pauvres femmes. Au contraire, moi qui jamais ne l’avais ressenti, je ressens je ne sais quel amour lointain et douloureux pour ce Dieu terrible que tu me préfères.
Françoise ?
Pierre ?
Crois-tu qu’il ne manque rien à ton amour ?
Oh ! à moi, il ne manque rien… il ne manque rien… Je t’assure qu’il ne manque rien.
Elle sanglote dans sa serviette.
Scène VIII
Ils sont remontés dans leur chambre. Il est une heure après midi.
Veux-tu me laisser reposer la tête sur toi, comme ça ?
Oui, ma chérie.
Aïe !
Qu’as-tu ?
C’est toujours ce point douloureux à droite… Cette grosseur…
Écoute. Il ne s’agit pas de tergiverser. Il est une heure. Mets ton chapeau. Sortons. J’ai le temps avant l’ouverture du bureau. Il faut passer chez le médecin.
Scène IX
Un moment après, chez le médecin.
C’est pour monsieur ou pour madame la consultation ?
C’est pour ma femme. Elle souffre beaucoup d’une grosseur au côté.
Qu’est-ce qu’il te demande ?
Il me demandait si c’est pour toi ou pour moi la consultation.
Que madame enlève sa robe.
Il te dit d’enlever ta robe.
Oh ! j’éprouve une honte à me montrer ainsi.
Il le faut, ma pauvre amie.
Étendez-vous sur le canapé.
Il te demande de t’étendre sur le canapé.
Ah ! oui… En effet. Heu… Heu… Là, est-ce que vous souffrez quand je touche ?
Il te demande…
Aïe ! C’est abominablement douloureux.
Et ici ?
Il te demande si tu souffres là où il te touche.
Non, pas là.
Ni là ?
Ni là.
Et là, sous le bras.
Oui, beaucoup. Ça répond là.
Il va falloir voir un chirurgien.
Il parle de chirurgien ? Mais alors, je suis Tres malade !
Voyez un chirurgien au plus tôt. Vous pouvez remettre votre robe.
Monsieur, nous sommes deux Français qui avons eu des revers de fortune. Nous habitons Burgos depuis un an. Nous sommes à l’hôtel del Norte. J’occupe un modeste emploi à la Compagnie del Rio. Si vous aviez bien voulu attendre jusqu’à la fin du mois pour le règlement de cette consultation…
Moi, je puis attendre. Mais j’ai bien peur que madame ne puisse pas attendre jusqu’à la fin du mois…
Est-ce donc tout à fait urgent d’aller trouver un chirurgien ?
Tout à fait urgent.
Qu’est-ce qu’il te dit ?
Il me dit qu’il ne faut pas s’effrayer comme ça tout de suite.
Scène X
Le même jour, à trois heures, au bureau de la Compagnie.
Monsieur le directeur, j’ai demandé à vous parler en particulier.
Avant tout je vous ferai observer, monsieur, qu’il y a moins de huit mois que vous appartenez à la Compagnie et que, non seulement vous avez touché intégralement vos mensualités, mais encore que par trois fois je vous ai fait des avances. S’il s’agit d’une nouvelle demande d’argent, il est inutile d’insister.
Ma femme et moi nous sommes horriblement malheureux.
Votre femme… Votre femme…
Eh quoi, monsieur… doutez-vous ?
Je n’ai rien dit. Je vous prie seulement d’être bref dans ce que vous avez à m’exposer.
Ma femme vient d’être atteinte d’un mal très grave qui va nécessiter probablement une intervention chirurgicale. Nous sommes dans le dénûment. Je lui ai laissé ignorer tout à l’heure, en sortant de chez le médecin, que l’opération est très urgente. Je suis pris, monsieur, entre l’existence de ma femme et ma misère. J’ai pensé que, peut-être, si vous intercédiez charitablement auprès de l’administration de l’hospice de Burgos, il consentirait à admettre ma femme pendant le temps de l’opération et de la convalescence… Nos moyens ne nous permettent pas de recourir à une clinique privée.
Je vous écoute, monsieur. Mais n’avez-vous donc pas en France, ni votre femme, ni vous, des parents, des amis qui puissent s’intéresser à votre malheureux sort… des amis… des parents ?… Il est douteux que l’administration de l’hospice veuille s’intéresser gratuitement à des étrangers établis depuis peu à Burgos, alors qu’elle fait souvent des difficultés pour accepter les malades qui ne sont pas nés dans la province.
Alors, monsieur, que faut-il que je fasse ?
Vous allez demander au chirurgien quelle est la date qu’il pense devoir fixer pour l’opération. Je vais tâcher de mener à bien une demande d’admission pour votre femme à un lit de l’hospice de Burgos.
Monsieur le directeur, je vous suis bien reconnaissant.
Scène XI
Un mois après, en juillet, un dimanche après midi, à l’hospice de Burgos, salle numéro A, lit numéro 15, Pierre est assis auprès de Françoise couchée à la veille de l’opération. La fenêtre voisine du lit ouvre sur un humble potager. On entend le bruit continuel d’une fontaine.
Tout cela… ton amour, ce bruit d’eau, notre misère, cet instant où je tiens encore ma main dans ta main, tout cela… tout cela…
Du courage, ma bien-aimée.
J’ai du courage. Mais tu sais… à la veille de ce grand jour… Oh ! ne me gronde pas… Quand mes enfants jouaient au long des capucines… Quand tu verras… Oh ! c’est mal ce que je te dis, parce que ça va te faire mal… Mais, tu comprends, il faut qu’il sache si jamais… il faut qu’il sache qu’à la veille de ma mort je vous portais tous dans mon cœur avec passion.
Quoi ? Tu l’aimes comme tu m’aimes ?
Non… non pas de la même façon. Je l’aime d’une grande tendresse apitoyée… Oh ! pardonne-moi de te parler ainsi de Paul à mes dernières heures peut-être… Je l’affectionne d’une douleur grande comme l’amour, d’un sentiment qui n’a pas de nom, du sentiment dont on vénère un être à qui l’on a fait du mal…
Françoise…
Il fallait bien que ces dernières paroles fussent prononcées, confiées, confessées à celui que j’aime le plus au monde, à toi, mon chéri, mon âme, mon amant.
Ma femme…
Oh ! Que Dieu ait pitié de moi… Qu’il me donne de vous revoir tous un jour… Et cependant, n’est-ce pas, toi qui as un grand fonds chrétien, n’est-ce pas que je ne suis point en règle avec le Ciel ?
Nous ne sommes pas en règle avec le Ciel.
Oh ! dis… ne dis pas… Oh ! ne pas vous revoir, ne pas le revoir, ne pas être liée à toi toujours, à jamais… Non, c’est trop affreux. Oh ! tout sacrifier à cela… tout… Dis, que faut-il sacrifier, que je le sacrifie ?
C’est moi qu’il faut sacrifier.
Ah !
Monsieur, cinq heures vont sonner. Les règlements n’autorisent pas les visites aux malades après cinq heures. Je regrette… mais… L’opération devant avoir lieu demain de grand matin, et personne en dehors du chirurgien et de ses aides n’ayant le droit d’y assister, je vous ferai tenir le résultat immédiatement à l’adresse que vous me laisserez.
Vous êtes bien bonne, ma Sœur. Voici mon adresse : jusqu’à sept heures et demie, hôtel del Norte ; à partir de huit heures, à la Compagnie del Rio.
Monsieur, ayez bon espoir. La malade sera dans d’excellentes conditions quand elle passera dans la salle d’opération.
Scène XII
Le même après-midi, à cinq heures, dans la chapelle des Capucinos pleine d’ombre et dont la voûte épaisse et ronde semble avoir été enfumée par quelque incendie ancien. Il n’y a dans la chapelle que
Dieu, vous êtes là. Vous êtes là et je concentre sur Vous toute la force de mon cœur. Je Vous fais un appel plus pressant que tous les appels. Je vais à Vous parce qu’il n’y a plus personne qui puisse me répondre que Vous. Je suis triste jusqu’à la mort, comme Vous avez été dans Votre agonie. Je suis misérable, si misérable que je ne sais plus distinguer la lourde faute que j’ai commise de la détresse où je me trouve. Vous êtes là. Vous m’écoutez. Je Vous parle et Vous me répondez parce que mon cœur est en face du Vôtre et parce que je n’ai pas su retirer du fossé où je l’ai fait tomber une âme que j’y ai poussée avec la mienne. Avec Vous il n’y a pas à mentir. Vous me connaissez mieux que moi-même. Vous savez que je donnerais pour Françoise jusqu’à la dernière goutte de mon sang ; que j’accomplis pour elle les besognes les plus ingrates et que je me livrerais aux plus rudes s’il le fallait. Et je ne regrette rien de mon art interrompu. Vous savez que les heures que je viens de passer auprès d’elle, avant l’opération de demain, sont les plus atrocement amères que j’ai vécues. Mais ce qui porte au comble ma détresse, ce n’est point une disparition que je redoute pourtant par-dessus toutes les épreuves humaines, mais c’est une mort éternelle, c’est la pensée que Françoise à jamais aveuglée par le crime que nous avons commis, ne me retrouve jamais en Vous ; et que frappé de la même cécité, je cherche en vain après ma mort celle qui fut ma vie. Jamais. Oh ! quel mot ! Je Vous supplie donc, ô mon Dieu, de nous sauver, de faire que nous puissions nous reconnaître en Vous. Car il n’y a que Vous qui puissiez nous sauver par un presque impossible miracle. Mais j’ai retenu ce fragment de ma prière du matin : « Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et il vous sera ouvert. » Ô Dieu ! Je demande, je cherche et je frappe. Je frappe à la porte de votre présence réelle sans laquelle je ressens que rien ne m’est plus. Je Vous implore comme jamais davantage ne Vous a imploré personne. Je Vous demande je ne sais comment ce que Vous savez mieux que moi. Je Vous demande de faire pour moi ce que je n’ai pas fait. Prenez en pitié sa chair maintenant meurtrie et humiliée, mais surtout son âme. Qu’est-ce de l’amour humain, ô mon Dieu ! quand de grosses veines noires sillonnent le corps ? Mais qu’est cet autre amour qui naît au-dessus de celui-là et qui se passe de beauté ? Vous savez que jamais plus qu’aujourd’hui je ne fus attaché à cette pauvre victime. Ô mon Dieu ! ne la perdez pas, ne nous perdez pas. Pardonnez-nous la faute dont nous sommes coupables et si Vous exigez pour la rançon de notre salut quelque surhumain sacrifice, parlez, mon Dieu, je Vous écoute.
vient à passer, se dirigeant vers
Vous êtes bien malheureux, mon enfant ?
Ô mon Père ! Je suis atteint d’une peine infinie.
Il n’y a pas dans ce monde, il n’y a pas, mon enfant, de peine infinie. Voulez-vous venir dans ma cellule ?
Oh ! oui… Je ne sais où aller.
Scène XIII
Sept heures du soir, dans une cellule dont les seuls meubles sont un crucifix et deux tabourets de bois.
Vous me dites donc, mon enfant, que cette malheureuse vous a exprimé aujourd’hui la douleur d’avoir abandonné son mari et ses enfants et la crainte de ne pas les retrouver dans l’éternité ?…
Oui, mon Père.
Vous pensez donc que si elle guérissait et que si son mari lui pardonnait, elle aurait assez de force pour arracher de son cœur l’amour qu’elle vous porte et qui vous retient, elle et vous, sous le coup de la damnation ?
Mon Père, je ne peux rien affirmer, sinon que son angoisse est atroce entre ces deux alternatives ; si elle revient à la santé, d’avoir pris la ferme résolution de n’être plus ma maîtresse et, si elle doit mourir, de n’avoir pas pris cette résolution sans laquelle on ne peut entrer dans l’éternité de l’Amour.
Elle est donc croyante ?
Elle songeait peu aux choses de la religion, mais depuis qu’elle est tombée malade, elle m’exprime d’une manière si simple ses pensées sur la mort que je pourrais croire que la Foi ne l’avait jamais complètement abandonnée.
Dans ces conditions, il est terrible pour un chrétien de savoir qu’elle ne s’est pas confessée. Quand l’opère-t-on ?
Demain, de très bonne heure.
Et vous, mon enfant, renonceriez-vous à être son amant, si elle guérissait ?
Mon Père, l’amour profond que je lui portais n’a fait que se révéler davantage et s’accroître avec les épreuves que nous avons supportées ensemble. Et il ne me semble pas que j’aie le droit de me refuser jamais, ni le courage, à un être auquel j’ai engagé ma vie tout entière.
Si vous aviez promis à cette femme, dans un accès de passion, de la tuer le jour qu’elle vous le demanderait, la tueriez-vous aujourd’hui si elle exigeait raccomplissement de votre promesse ?
Non, mon Père.
Eh bien, mon enfant, c’est une mort éternelle que vous lui avez promise. Voulez-vous persister à la lui donner ?
Non, mon Père. Bénissez-moi parce que j’ai péché.
Scène XIV
Huit heures du soir, dans la salle d’opération où on l’a transportée.
Ma Sœur, pourriez-vous envoyer chercher un religieux français ?
Oui, mon enfant. (En espagnol, à une servante) : Que l’on aille tout de suite chez les Capucinos dire au Père Gabriel que l’on a besoin de lui pour une malade française.
Scène XV
Le lendemain matin neuf heures au bureau de la Compagnie del Rio.
« Monsieur, l’opération a été fort longue et la malade se ressent encore beaucoup des effets du chloroforme. Mais nous espérons que tout ira bien, grâce à Dieu avec lequel votre chère malade s’est mise en règle hier soir vers dix heures. « Recevez, monsieur, mes humbles salutations en Notre-Seigneur.
« P.-S. — Les médecins ont donné l’ordre que personne ne vînt visiter la malade avant après-demain midi. Je vous ferai tenir ce soir un nouveau bulletin de santé. »
C’est le miracle.
Eh bien ? Quelles nouvelles avez-vous ? L’opération a-t-eile réussi ? Vous avez là une lettre de l’Hospice ? Est-ce que je puis la lire ?
Mais oui, monsieur le directeur.
Merci, c’est bien… Si vous avez d’autres nouvelles ce soir, vous m’obligerez en me les communiquant.
Scène XVI
Un dimanche après midi, à l’hospice de Burgos, salle numéro 4, lit numéro 15. Par la fenêtre ouverte sur le potager, on entend le bruit continuel de la fontaine. Trois semaines après l’opération.
- « Ma pauvre Françoise,
« Ne sois pas trop émue en recevant des nouvelles d’un ami à qui rien de toi n’est indifférent, et pas même l’impression douloureuse que la vue de mon écriture pourrait te causer, surtout au lendemain d’une opération. Ne pense pas, ma pauvre Françoise, que tu aies pu demeurer loin de moi et de nos enfants, sans que mon cœur cherchât à savoir ce qu’était devenue ma brebis égarée. C’est le seul droit que je me sois donné en tant que mari abandonné, non point pour te contrarier dans tes desseins ou me venger, mais parce que ma pitié pour toi est plus forte que mon amertume. Il m’a été facile d’agir discrètement, de connaître ton adresse et d’entretenir à ton insu pendant une année une correspondance avec le directeur de la Compagnie del Rio à Burgos, auquel m’avait recommandé le directeur de la même Compagnie, de Bordeaux. J’ai suivi ton dur calvaire, jour par jour. J’ai su ta misère, ta maladie, ton hospitalisation. Et quand je ne dors pas, la nuit, et que j’entends les petits souffles de Claudine et de Jacquot, je pense à la salle où tu as dû te trouver, où tu dois te trouver encore en contact avec des misères moins grandes que les tiennes. Ah ! Que j’eusse voulu t’épargner cette suprême humiliation de l’hospice. Mais un scrupule envers un autre que moi-même m’en a empêche. Et aujourd’hui, en l’envoyant ce chèque, je voudrais ne blesser personne ; ce n’est ni à toi ni à un autre que je l’adresse, mais à mon prochain qui est tombé blessé sur la route et qui demain, plus que jamais, sera dans la détresse au sortir de l’hôpital. Ce que je n’avais osé faire, je ne peux plus ne pas le faire parce que j’ai trop souffert de te savoir souffrir. Il est un point de souffrance morale et un point de souffrance physique par où l’on rejoint l’infini : celui dont le cœur saigne est le créancier de tous les hommes et nul n’a le droit d’exiger de lui le moindre intérêt. Je ne te parlerai pas, ma pauvre Françoise, de l’humiliation où j’ai été lors de ton départ, des sourires des autres, ni même de l’estime que certains me témoignaient. Je ne te parlerai surtout pas de mon amour. J’ai triomphé de mes ressentiments par la foi que tu me connais. Je t’ai trouvé des excuses. Je n’étais pas assez intelligent pour toi et je n’étais pas un artiste, et il y avait dans ton cœur des choses dont sans doute je n’étais pas digne.
« J’ai gardé le plus que j’ai pu nos enfants auprès de moi, pour que leurs petites mémoires d’innocents se ressentent le moins possible plus tard de ce qu’ils ne comprennent pas aujourd’hui. Je leur dis que maman est souffrante et qu’il ne faut pas parler d’elle tout haut, de peur de lui faire du mal. Et alors ils jouent parfois longtemps sans rien dire.
« Ma pauvre amie blessée, je ne te reproche rien, ni à personne et je n’ai pour tout le monde qu’une excuse, bien douloureuse il est vrai. Je crois savoir qu’une immense détresse t’a étreinte ces derniers jours, que tu as fait appel à ce même Dieu crucifié que Claudine et Jacquot prient chaque soir et qui est au-dessus de la couche de leur papa qui est seul. Je ne veux exercer aucune contrainte sur ton âme, je veux simplement te dire que le jour où tu auras besoin d’un refuge dont jamais la porte ne te sera close, tu as mon cœur et mes bras. »
ACTE TROISIEME
Scène première
Une matinée de fin d’octobre, dans une propriété du nord-ouest de la France. Au bas du perron, devant le parc.
Moi je te dis que ce pelit oiseau est blessé.
Moi je te dis qu’il n’est pas blessé.
Moi je te dis que ce petit oiseau est blessé.
Moi je te dis qu’il n’est pas blessé.
Le voilà qui s’envole, c’est parce qu’il est blessé.
C’est amusant de déménager comme ça. Regarde encore cette grande voiture. Elle tourne. Elle va s’arrêter devant le perron. Papa ! Papa ! Il y a encore une grande voiture de déménagement qui arrive.
Rangez-vous, mes enfants. Prenez garde.
Papa, qu’est-ce qu’il y a dans celle-là ?
Il y a le lit de ta maman qui est guérie et qui arrive demain.
Oh ! Quelle chance ! Maman guérie ! Maman guérie ! Maman guérie !
Maman guérie ! Maman guérie !
Maintenant on va pouvoir parler tout haut tout le temps.
On va pouvoir même faire du bruit.
On fera au plus crier. Ici c’est bien plus joli que là-bas. Papa, qu’est-ce que c’est que les grandes choses que l’on voit de ce côté ?
Ce sont les tours d’une cathédrale.
Monte sur le perron, Jacquot, Tu vois, ce sont les tours d’une cathédrale. C’était amusant le wagon-restaurant.
Scène II
Même matinée, onze heures, pendant le déjeuner.
Papa ? Qu’est-ce qu’il faudra dire à maman quand elle va être là ?
Vous lui direz que vous l’aimez.
Est-ce que M. Pierre viendra nous voir ici comme l’année dernière aux Cerises ?
Non, mon enfant.
Où est-il ?
Il est loin.
Pourquoi est-il loin ?
Il est malade.
Il est malade comme maman ?
Bête que tu es, maman est guérie.
Il ne faut plus jamais parler de M. Pierre. Jamais… Jamais…
Oui, parce que si l’on parlait de lui qui est malade, devant maman qui n’est plus malade, cela pourrait la rendre encore malade.
Comment on est, quand on est malade ?
Eh bien, l’on est tout pâle et l’on penche sa tête, comme ça. Regarde-moi, comme ça.
Et puis, l’on m’a dit qu’on meurt.
Oh ! mais cela, c’est ensuite.
Pliez vos serviettes et allez vous amuser dans le parc ; mais ne vous approchez pas de la pièce d’eau.
Scène III
Le lendemain matin, vers onze heures deux jeunes gens causent ensemble dans la cour extérieure de la petite gare de Louvin.
Maintenant tout le monde ici connaît l’aventure et sait que le monsieur qui a acquis le château est le mari… Quand est-ce que vous avez connu Pierre Denis ?
Il y a trois ans, un peu avant que cette femme et lui s’enfuissent à Madrid.
Vous voulez dire à Burgos ?
À Burgos, oui.
Par qui lui aviez-vous été présenté ?
Je fus présenté à Pierre Denis par Paul Ardel un jour que je passais par une ville des Pyrénées. Ardel et lui parcouraient à ce moment la montagne de Lurdé. Ils m’invitèrent (mon frère consul m’avait introduit auprès d’Ardel), ils m’invitèrent à excursionner avec eux. C’est alors, et seulement alors que j’ai approché Pierre Denis, dont la poésie déjà triomphait.
Quel souvenir avez-vous conservé de lui ?
D’un jeune homme impérieux avec adresse, simple et compliqué, gâté par ses amis, s’employant à gagner les cœurs, mais terrible pour ceux, nombreux, qui ne le comprenaient pas ou qui seulement le discutaient… Un masque un peu lourd de qui ne se soucie pas de régner autrement que par son œuvre ; masque de faune, un peu… un nez plutôt busqué dont le bout s’abaissait parfois en s’arrondissant pour aspirer quelque ironie lancée par la bouche sensuelle… des yeux passant, avec brusquerie, de la violence à la plus grande douceur… un homme qui accepte un peu orgueilleusement d’être tel qu’il est et de paraître quelconque.
Passait-il pour un homme qui recherche les aventures ?
Non. Il vivait surtout à la campagne, en Béarn, avec sa mère… Au moment que je l’ai rencontré, il travaillait à ce drame lyrique dont on a publié des fragments…
Jonquille ?
Jonquille.
Vous a-t-on fourni quelques renseignements sur sa fugue avec cette femme dont le mari vient de s’installer dans ce pays ?
Il était un ami d’enfance du mari et leur voisin de campagne.
Ça n’a pas été bien propre de sa part…
Il arrive à la fin de la génération qui nous a précédés ; qui faisait en général assez bon marché de l’adultère ; qui tenait le dogme catholique pour une histoire de vieille femme radoteuse ; qui trouvait ridicule souverainement qu’un homme parvînt vierge au mariage. C’était l’héritage des positivistes, de ces gens qui croyaient que la société tout entière habiterait une seule maison, mangerait le même plat dans la même assiette ; que l’océan se transmuerait en limonade gazeuse et que l’homme finirait par posséder un œil au bout d’une queue.
… Enfin… Pierre Denis aurait abandonné cette femme, après l’avoir séduite, à son malheureux sort ?
Non. C’est plus complexe. Pierre Denis était au fond, quand je l’ai connu, un mystique, mais un de ces mystiques dont la foi se prépare dans une vision splendide et terrible du monde matériel. Je me souviens des poèmes qu’il nous lut dans la montagne. C’étaient des vers sur un cerisier en fruits, sur la moisson dans la canicule, sur une femme lourde et blonde qu’il rendait si présente que les mots semblaient disparaître peu à peu, se fondre dans l’azur incandescent… Cette femme était peut-être la femme qu’il a enlevée ou qui s’est fait enlever.
Et que disait Paul Ardel de ces poèmes ?
Il avait l’air plutôt gêné, mais en admirant. Il guettait sa proie, d’une dent aiguë qui ressort ; il levait son front rond comme l’arc d’une cathédrale romane. Sa parole de bois, sans nuance comme un chiffre, se faisait approbatrice. De l’Extrême-Orient, Ardel avait flairé en Pierre Denis un poète qui pourrait l’aider quelque jour dans sa haute mission, dans son idée fixe de prosélytisme chrétien. Il pressentait qu’il faudrait des auxiliaires à sa grande pensée parfois abrupte comme un calvaire. Il relevait la croix toute nue ; mais il faudrait des fleurs de nos climats tempérés et des processions et toute la vie des champs pour encore exalter le Bois-Sanglant… Il posait déjà le catholicisme comme un fait positif, comme une vérité mathématique aux yeux ahuris des hérétiques, des païens, des timides, des négateurs et des dilettantes. Il lui fallait un traducteur direct des choses visibles. — Vous êtes un compas, lui affirmait Pierre Denis en riant. Et Ardel répliquait : — Vousêtesunpays dontje prends mesure… Ardel reprit le chemin de la Chine, et quant à Pierre Denis il lui est arrivé ce qui est arrivé… cette aventure d’adultère avec tout le tremblement…
La grâce n’a point touché ce poète ?
Si ; mais en permettant qu’il traversât les feux de cette coupable passion… On m’a assuré que la femme revient de son propre gré à son mari et que Pierre Denis, renonçant à la gloire, qui n’a cessé de lui prodiguer ses faveurs, même en son absence, entre chez les capucins de Burgos. Sa faute a été grave ; mais celui qui est vraiment poète sait bien ce qu’il en coûte de renoncer à son génie.
Quel dommage qu’il n’ait pu catéchiser dans notre jeunesse ! Sa vocation, même après une telle faute, n’était-elle point parmi ceux qui, comme nous, lassés de l’idéologie, comprennent qu’il n’y a qu’une histoire, une seule histoire, et une histoire vraie puisqu’elle a fait ses preuves, qui vaille d’être écoutée en ce monde ? Oui, la place de Pierre Denis, de l’œuvre qu’il aurait faite, n’était-elle point parmi nous ?
Pierre Denis n’a pas résisté à la grâce. Il est un rythme plus puissant que celui d’un poème humain, c’est celui de la prière. Et nul doute que la prière du poète que nous aimons n’émeuve en ce moment nos cœurs.
Il est vrai que la prière prie pour tous.
Et même la plainte de la Brebis égarée prie pour le pasteur qui la retrouve !
Ces deux jeunes gens quittent la scène, entrent dans la gare et ne reparaissent plus. On entend une voiture qui s’arrête. On voit arriver sur la scène, à pied, lentement, Paul qui s’assied sur un banc, sous un arbre, dans cette même cour extérieure de la gare de Louvin. Comme un homme lassé il s’accoude au dossier du banc, une main à la tempe. Il attend le train par lequel doit revenir Françoise. Il n’y a que lui dans cette cour. La voiture qui l’a amené demeure invisible.
L’heure s’avance. Il vaut mieux ne pas aller sur le quai… Il vaut mieux que je l’attende ici… à cause des gens… Si elle avait une crise devant ceux qui descendront… d’ici, la voiture est tout près… à cause des gens qui pourraient s’étonner… encore à cause des gens… toujours à cause des gens… Elle revient. Elle va être là ; être là. Je pense à nos fiançailles, aux Cerises, il y a neuf ans. J’étais si fier parce qu’elle était plus fine que moi ! Et j’avais peur, j’étais timide… On est timide quand on est devant quelqu’un dont on se pense indigne. Elle était si belle ! Et je ne savais que lui dire ; il aurait fallu avoir une autre langue que la mienne pour lui parler… la langue de celui qui m’a trahi. Elle relevait sa robe au-dessus des chevilles pour entrer dans l’étable où un petit veau venait de naître. Elle disait : Il est bouclé et il est têtu. Et elle disait encore : Paul, vos instruments agricoles sont comme de beaux insectes avec leurs ailes d’acier, leurs corselets rouges et verts. Et moi je retenais des phrases comme celles-là parce que l’on retient tout de ceux que l’on aime… Il me semblait, lorsque je l’écoutais, que mon cœur mûrissait dans un soleil vivant et réjoui. Et quand, au soir, elle quittait les Cerises, je remontais faire les comptes des ouvriers. Et j’étais bête, comme on dit ; je pleurais et je me disais : Mon Dieu !… Pourquoi tant de bonheur ? Mon Dieu… que vous êtes bon !
… Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous accablé ?…
… Et quand Jacquot est né, elle m’a dit : « Je souhaite qu’il ait comme toi une âme saine… ô mon ami ! regarde : il a sur les cheveux un peu de l’or de ton caractère, de cet or que tu as fait croître dans tes champs bien tenus… »
Et lorsqu’il y avait de belles récoltes, je m’amusais de voir comment une vendange devenait le caprice de son beau cou, de ses doigts ou de son poignet. Et je me disais : Il est bon que je la gâte parce que je suis un peu devant elle comme l’enfant qui, en présence d’une chose trop précieuse mise à sa disposition, ose à peine s’avancer pour la toucher et se sent plein de larmes.
… Ô mon Dieu ! Pourquoi ai-je été frappé ? N’est-ce pas un mauvais songe ? Quelquefois le rêve a une telle apparence de réalité, il semble qu’il dure si longtemps que, lorsque l’on se réveille, on ne peut croire à son bonheur… Ô mon Dieu ! réveillez-moi… Mais hélas ! je n’ai pas besoin d’être réveillé… Car je suis ici, sur un banc, dans une vie et dans un pays qui existent, loin de ma contrée natale. Et en attendant réellement la femme qui m’a été infidèle, je me sens triste jusqu’à la mort et je dis : mon Dieu ! Faites que ce calice s’éloigne de moi…
Et cependant je ressens je ne sais quelle douceur dans mon humiliation. Que votre grâce ne m’abandonne point, Seigneur ! car il se fait tard et déjà le jour de mes années décline et il faut l’employer avec miséricorde et charité, il faut soigner le repentir avec l’amour.
… Je l’aime. Je l’aime comme aux premiers jours, quand elle riait d’être trempée par la tonnelle trop étroite pour nos baisers. Je l’aime, et si son corps a été fané par la douleur de la chair et de l’esprit, je la conserverai dans l’ombre, jalousement, comme une pensée en deuil entre les feuilles d’un paroissien sacré.
… Ah ! si en cet instant le reste du monde n’existait pas, mais seulement Françoise et moi et les enfants, il me semble que je ne souffrirais plus ; que sa faute serait comme n’ayant jamais été… Sont-ce donc ceux qui nous entourent qui rendent si lourde notre croix ? mon Christ ! si vous n’aviez pas créé les hommes, si vous n’aviez pas vécu parmi eux, si vous ne leur aviez pas prêché l’amour, vous n’auriez pas été crucifié. Il faut que le monde soit.
… Elle va être là. Elle va revenir.
Et succédant à ma douleur, voici la joie de Dieu qui m’inonde, et il me semble que le ciel descend sur la terre parce que j’ai pardonné et parce que j’appelle le règne de l’amour dans mon cœur. Dieu ! Votre règne est dans mon cœur, dans le cœur de cet homme quelconque, dans ce cœur où vous êtes entré comme la ronce fleurie qui pénètre dans l’enclos.
N’ai-je pas été fait à votre ressemblance ? Les instruments du supplice n’apparaissent point toujours. Mais n’ai-je pas une couronne et un manteau et un sceptre dérisoires ? Voici l’Homme, a dit Pilate. Qui est là pour me bafouer ? Me voici. Je suis le frère de Dieu. La douleur m’a ouvert l’intelligence et je vois bien que la Passion est là encore et qu’il m’a été donné de la parfaire avec cette joie terrible qui fait frissonner de son souffle les feuilles de l’Évangile, à l’heure où mon Sauveur s’écrie : J’ai soif ! J’ai soif aussi, moi, soif de l’âme que vous m’avez confiée et il ne sera pas dit que je n’ai pas attendu la maturité de la moisson pour arracher l’ivraie. J’ai soif de l’âme que vous m’avez confiée sacramentellement… J’avais une unique brebis. On me l’a prise. J’ai pardonné. Au nom de mon amour, ô moi-même, tais-toi !
Elle va être là. Qu’est-ce qu’elle va faire quand elle va être là ? Va-t-elle se taire ? Elle a quitté Burgos il y a trois jours… Elle aura repassé, en chemin de fer, devant les Cerises… Aura-t-elle jeté un regard sur la maison déserte comme une alouette qui ne chante plus ? Elle aura peut-être évoqué tout cela qui s’efface, qu’elle a effacé : le soleil sur les noyers ; les jeux des enfants dans la prairie ; le salon grand ouvert dans la lumière, aujourd’hui glacée, où brillait son aiguille sur son ouvrage… Je la revois avec un morceau de fil blanc dans la bouche, et toute réjouie, avec ses fossettes de beau fruit… Ah ! Je ne savais pas, moi, exprimer ces choses-là en vers, mais je les ressentais. Est-ce qu’il y a besoin d’écrire l’amour pour qu’il soit vrai ? Est-il besoin, pour le donner, de raconter son cœur ? Je ne sais pas, moi, raconter mon cœur. Et quand Françoise et Pierre s’extasiaient sur la beauté des épis, je ne savais pas la peindre, moi qui les avais semés dans la joie, et mon âme n’avait qu’une prière muette comme la voix de ces épis. Pourtant je conservais en moi ces choses… Pour moi elles étaient de la vie, de la vie toute simple. Et j’aimais Françoise sans effort, comme une pomme se colore pour se laisser découvrir dans le feuillage, sans le quitter.
Elle va être là. Elle va être là, présente. C’est comme si la moitié de mon âme accourait à la rencontre de l’autre moitié. Il me semble que je ne l’ai pas quittée un instant durant ces mois longs et lourds… Il y avait dans mon cœur un point où aboutissait le sang de Françoise et, malgré la séparation, j’entendais en moi couler ce sang à gros sanglots. Ce n’est pas de la poésie cela, mais c’est peut-être de l’amour… Et quand je baignais, seul, mon enfant malade, et lorsque son cœur battait contre ma main comme celui d’un pauvre chat, je sentais bien que c’était aussi le cœur de sa mère qui battait là, en lui, et que nous ne sommes qu’une grande Communion des saints.
On entend le sifflet et le roulement du train. Paul se lève, mais demeure près du banc, épiant la sortie des voyageurs dans la cour extérieure de la gare. Arrivent et disparaissent : un paysan avec un panier ; un enfant et un monsieur ; deux ouvriers ; un autre paysan ; une paysanne qui interpelle une autre paysanne ; (un vide) ; un paysan. Enfin apparaît Françoise, avec une écharpe qui voile son visage. Vêtements sombres. Elle s’avance vers Paul sans le regarder en face. Elle est maintenant debout devant lui, secouée par de grands sanglots réguliers.
Est-ce que la maison est loin
En voiture, cinq minutes.
Renvoie le coupé. J’aime mieux aller à pied.
Ce sont les seuls mots qu’ils se disent. Il la soutient par le bras. Elle s’arrête de temps en temps, épuisée, tremblanle et sanglotante. Lui semble impassible. Il est très grave et très beau. On ne les voit plus, mais on entend encore les sanglots qui vont en décroissant.