La cache aux canots/13

La bibliothèque libre.
Éditions de l'Action canadienne-française (p. 99-112).


XIII

GRAND-CASTOR À LA RESCOUSSE



JEAN BRISOT demeura longtemps sous le coup de l’émotion causée par le rapt de Jeannot, aventure qui eut été tragique sans la prompte intervention du brave Castor. L’enfant, avec l’insouciance de ses sept ans, ne songeait presque plus au danger qu’il avait couru, mais on ne le laissait jamais seul.

Le plupart du temps, il se dirigeait avec son père vers l’établissement, pas toujours en canot maintenant, car les gros vents d’automne rendaient la chose périlleuse, mais Jeannot était bon marcheur et faisait route avec le trappeur, à pied, par le bois.

L’Iroquois, Katahah, n’était pas revenu et personne n’avait mentionné son nom. Seul, le capitaine Dupuis connaissait l’épisode du rapt, et il avait assuré à Brisot une discrétion parfaite à ce sujet.

Vers la fin d’un sombre après-midi de novembre, Amiscou, errant dans le bois assez loin de sa caverne, entendit un murmure de voix… il prêta l’oreille… le bruit devenait plus distinct … Le manchot se tapit dans un massif de sapins et attendit… deux Iroquois marchant l’un devant l’autre, à la manière indienne, arrivaient par le sentier, semblant se diriger vers l’établissement ; de sa cachette, le manchot les distinguait très bien : l’un d’eux était un des chefs du village onontagué voisin ; son compagnon n’était autre que le cruel Loup-Cervier ; ils s’attardèrent un moment à parler :

— Pourquoi as-tu risqué ainsi de faire tout manquer ? demanda le chef ; tu savais bien ce qui était convenu ?

— Hé ! Mais le petit une fois pris, les Visages-Pâles nous auraient tout donné pour le reprendre !

— C’est trop tôt, insista le chef ; plus tard, pas avant trois lunes ! Il faudra agir alors, mais alors seulement, et la proie sera plus complète ! C’est une bonne chose qu’on ait empêché ton mauvais coup ! Qui t’a frappé ?

— Je n’en sais rien, je n’ai rien vu !

— Le père, peut-être, dit le chef indien, mais non, pourtant, car il en aurait sûrement parlé au camp français ; sais-tu, je ne serais pas surpris que ce fût un des nôtres…

— Tu crois… mais qui ?

— Un qui savait que tu allais tout compromettre par ta hâte de voler le petit… et il a bien fait !

Loup-Cervier ne répondit pas, une sourde colère grondait en lui… puis il murmura avec une rage contenue :

— Patience ! les Visages-Pâles ne perdent rien pour attendre !

— Tu l’as dit, fit le chef, attends, cache bien ton jeu et avant la quatrième lune…

Le reste de la phrase se perdit dans le lointain, les Iroquois s’étaient remis en marche.

Amiscou resta longtemps sans bouger, puis il sortit sans hâte de sa cachette et s’achemina vers son gîte.

Le même soir, le chasseur était au courant de la conversation entendue ; il en fit part, quelques jours après, au capitaine Dupuis ; celui-ci, cependant, ne semblait pas y attacher beaucoup d’importance.

— Votre bon manchot se fait, je crois, illusion, dit-il au trappeur ; son cerveau n’est peut-être pas encore parfaitement équilibré… franchement, sauf l’épisode de Jeannot, nous n’avons eu que de bons procédés de la part des Peaux-Rouges depuis notre arrivée. Néanmoins, je vous remercie ; j’aurai l’œil ouvert et je serai d’une discrétion absolue.

Brisot n’insista pas, il aurait bien voulu partager lui aussi l’optimisme du capitaine !

Les jours et les semaines passèrent… en janvier, arriva la nouvelle qu’un missionnaire se dirigeait vers le nouvel établissement. Ce fut Brisot qui se chargea d’aller à sa rencontre, au village des Onontagués. Une épaisse couche de neige couvrait la terre, mais la température demeurait assez clémente vu la saison rigoureuse. Un grand traîneau, attelé de trois chiens, que le chasseur avait dressés, fut le convoi pour l’occasion. Jeannot avait été laissé à la maisonnette et le Huron avait promis de se tenir aux alentours jusqu’au retour du chasseur.

Durant le trajet, Brisot raconta au père l’histoire du manchot et, le jésuite, impressionné, promit de s’occuper, sans retard, du Huron.

— Quel âge a-t-il, cet homme ? demanda le père.

— Il ne le sait pas lui-même au juste, à cause des années pendant lesquelles il avait perdu la mémoire, mais, d’après ce qu’il m’a dit, je compte qu’il a environ trente à trente-deux ans…

— Amenez-le moi, dit le missionnaire ; je vais l’instruire et il ne tardera pas à recevoir le baptême !

Le lendemain, Jeannot et Amiscou partaient avec le chasseur pour faire la connaissance de la Robe-Noire.

Le bon jésuite eut une longue conversation, seul à seul, avec le manchot, et il sut si bien capter sa confiance, que, de lui-même, l’Indien refit en détail le récit de sa vie étrange ; ses accents, si naïvement émus en parlant du souvenir qu’il gardait de son guérisseur, ne manquèrent pas d’impressionner profondément le prêtre qui l’écoutait.

Il fut convenu que le manchot viendrait chaque jour à l’établissement, recevrait les leçons indispensables, puis, dès que la chose serait possible, on lui donnerait le baptême.

Malheureusement, peu de jours après cette entrevue, le missionnaire tomba gravement malade, et il fallut le ramener jusqu’à la mission la plus rapprochée afin qu’il puisse recevoir les soins urgents que réclamait son état… le baptême du brave Castor fut donc remis à plus tard.

Janvier était passé, février finissait et déjà des brises plus douces commençaient à souffler ; le soleil prenait de la force, les jours devenaient plus longs et la forêt, endormie dans la neige, allait bientôt s’éveiller. Au camp français, un joli petit fort temporaire avait été construit et la colonie, peu nombreuse, y demeurait ; cette colonie, c’était le commandant et ses hommes. À l’été, des huttes et des maisons seraient érigées pour recevoir les familles des nouveaux colons ; on avait aussi marqué le site d’une chapelle. Un puits avait été creusé à proximité des sources salines, d’où le lac Salé tirait son nom, et ces eaux minérales étaient fort appréciées.

Un peu avant la mi-mars, un changement prononcé se fit dans la température ; on sentait du printemps dans l’air, un printemps plus hâtif que d’ordinaire ; les eaux du lac avaient depuis huit jours recouvert l’épaisse couche glacée qui les retenait prisonnières ; les glaces, peu à peu, s’étaient enfoncées, et libres, maintenant, les ondes claires s’étalaient en une masse mouvante et lumineuse sous le soleil printanier ; la petite rivière Oswégo, gonflée par la fonte des neiges, coulait plus rapide qu’aux beaux jours.

Amiscou, conscient d’un présage de renouveau, marchait dans la forêt, regardant les arbres qui frissonnaient sous la sève montante, respirant cet air qui allait bientôt s’attiédir, sifflant entre ses doigts pour appeler les oiseaux qui revenaient de leurs migrations, éprouvant une véritable griserie de ce printemps qui semblait chanter partout autour de lui. L’idée lui vint de descendre au bord du lac afin d’en contempler les eaux scintillantes ; rendu au rivage, il aperçut un canot qui se dirigeait vers lui ; un Iroquois s’y tenait seul, avironnant lestement … soudain, le Castor vit filer une flèche… une autre… une troisième… L’Iroquois s’affaissa… l’aviron s’échappa de sa main et flotta légèrement sur l’eau ; le canot oscilla un peu, puis, poussé par le courant, se mit à descendre doucement à la dérive…

Amiscou se dit : — C’est un ennemi… qu’il périsse ! mais se rappelant tout à coup les premiers enseignements du missionnaire, il réfléchit :

— Robe-Noire me dirait : « Sauve-le, il faut pardonner à ses ennemis ! »

Sans perdre un moment, il s’élance dans l’eau encore glaciale… la frêle embarcation n’est pas loin… sans avoir à nager, il peut la saisir et la traîner à terre.

L’Iroquois est inconscient au fond du canot, trois flèches sont implantées dans sa poitrine, un mince filet de sang coule sur sa tunique… le manchot le soulève et le couche sur le rivage, doucement il enlève les dards mortels ; il lui baigne ensuite la figure avec l’eau glacée… le blessé ouvre les yeux :

— Ami du Manitou, dit-il, reconnaissant le manchot, tu es bon de me secourir… mais c’est inutile… je suis fini !

— Qui t’a lancé ces flèches ?

— Loup-Cervier… il me hait depuis longtemps !

— Que puis-je pour toi ? demanda le Huron.

— Rien ! Je serai mort dans quelques instants… des flèches empoisonnées… mais toi, manchot… pour que le Manitou me soit propice, demande-moi une faveur… que désires-tu ?

— Savoir ce que ta nation entend faire aux Visages-Pâles d’ici ! — Je n’ai rien à te refuser… Apprends donc que, dans peu de jours, plus de quatre cents guerriers de ma nation vont entourer de toutes parts le camp français.

— Les Visages-Pâles pourraient se sauver par le lac, insinua le Huron.

— Non, ils n’ont pas de canots… aucun moyen… ils vont chercher à se défendre dans le fort, mais pas un seul n’en sortira vivant ! Ils vont aussi s’emparer du trappeur et de son petit gars !

Tu es certain de ça ? dit encore le manchot.

— Je meurs… je ne trompe pas… j’ai dit ! Tu verras tout cela, toi, ami du Manitou… mais je meurs… je meurs…

Un spasme le saisit… il se souleva à demi, puis retomba et ne bougea plus… le poison des flèches avait fait son œuvre !

Amiscou le porta un peu plus loin, le coucha parmi les aulnes et le recouvrit de branches de sapin, puis il partit à grands pas et remonta vers la maisonnette.

Le chasseur était chez lui, sur le pas de sa porte, humant avec délices l’air printanier. Jeannot jouait tout au près. Il vit venir son ami et s’élança à sa rencontre.

— Bonjour Grand-Castor !

— Bonjour, petit ami !

— Quel bon vent t’amène, mon brave ? dit le trappeur.

— Des nouvelles graves, dit-il ; puis il continua à voix basse : Envoie le petit dans la maison, j’ai à te parler !

Brisot demeura stupéfait et perplexe en écoutant les paroles impressionnantes du Huron ; il n’y avait pas à s’y tromper cette fois, le danger était imminent !

— Te souviens-tu ? dit le manchot, lorsque le chef a parlé à Loup-Cervier dans la forêt, il a dit : « avant la quatrième lune »… cette quatrième lune, nous l’aurons dans huit jours ! — C’est vrai ! Allons ensemble avertir le capitaine ! — Hé ! C’est bien ce que je pensais ; appelle Jeannot, et partons tous les trois sans tarder !

Lorsque le capitaine Dupuis les vit arriver, il trouva au chasseur une expression tellement tragique, qu’il en fut alarmé. Ayant confié Jeannot aux soins d’un des hommes, Brisot et le Huron suivirent le commandant afin d’avoir avec lui une entrevue sans témoins. En termes brefs et lucides, Brisot expliqua la situation…

— J’ai lieu de croire, dit gravement le capitaine, que vos prévisions sont terriblement justifiées cette fois !

— Avez-vous eu vent de quelque chose ? demanda le trappeur.

— Indirectement, voici : deux de mes hommes sont allés au village pour se procurer du cuir ; il y avait foule… des hommes en grand nombre, des guerriers iroquois tout bariolés de rouge et d’ocre arpentaient les routes et on leur faisait fête… un de mes hommes demanda à un gamin :

— Que se passe-t-il donc ici, aujourd’hui ?

— Un pow-wow se prépare pour le retour des guerriers après…

Un autre gamin le tira par le bras pour le faire taire… mes hommes se sont esquivés, non sans avoir vu, en maints endroits, des feux allumés autour desquels on dansait en chantant des hymnes de guerre… ailleurs on se prosternait et on offrait des sacrifices à un de leurs dieux, « Agreskoué, » ont-ils dit.

— C’est le dieu des combats, fit le manchot.

— En effet ; ces nouvelles m’avaient un peu déconcerté ; les informations que vous me donnez sont la clef de cette énigme ! Qu’allons-nous faire ? Nous sommes ici moins de cinquante et fort peu armés ; ils sont, dites-vous plus de quatre cents !

— La fuite seule peut nous sauver ; est-elle possible ? dit le chasseur.

— Comment le serait-elle ? La route passe par le village !

— Qu’en dis-tu, toi, Amiscou, questionna Brisot.

— La fuite est possible, répondit celui-ci.

— Comment ?

— Par la petite rivière, au bout du lac.

— Inutile ! On déboucherait en plein pays ennemi !

— Hé, en remontant le petit cours d’eau ; mais, en prenant celui qui coule au bas du lac, on arriverait au pays des Sénécas, une nation amie !

— C’est vrai, fit le chasseur, leur domaine avoisine le lac Seivisala… mais ce cours d’eau, les canots ne peuvent y passer, certains endroits sont à sec !

— Pas à ce moment ; les ruisseaux sont tous gonflés par la fonte des neiges, insista le Huron.

— Mais nous n’avons pas d’embarcations ! fit le capitaine.

— Et nous, Castor et moi, n’avons que trois canots !

— Hé ! je saurai en trouver, dit le manchot avec calme ; combien y a-t-il d’hommes, ici ?

— Exactement quarante-deux, dit Dupuis.

— Alors, reprit le manchot, s’adressant au chasseur, avec toi, mon ami, Jeannot et moi-même, et aussi Onata, qu’il ne faut pas abandonner, ça fera quarante-six… il faudra, en nous serrant un peu, nous loger dans huit canots… je les trouverai ces huit canots !

— Mon pauvre ami, reprit le capitaine avec un mouvement d’impatience, où penses-tu trouver et amener ici huit embarcations, avec leurs rames ou leurs avirons ? Nos ennemis en auraient sûrement connaissance !

— J’expliquerai ça à mon ami Jean, repartit le Castor, mais il faut agir vite ! Ce soir, si possible…

Le capitaine hésita ; Brisot lui dit :

— Vous pouvez vous fier entièrement à ce que dit Amiscou ; s’il vous promet des canots, il en trouvera !

— Je vois qu’il faut se hâter, admit le capitaine ; je vais réfléchir ; revenez demain matin, vous me donnerez des nouvelles des embarcations et je vous dirai ce que je croirai sage de faire pour la sûreté générale.

Brisot et le Castor repartirent avec Jeannot ; le chasseur, anxieux d’avoir des explications, s’informa des intentions de l’Indien.

— Il n’est pas tard, dit celui-ci ; arrêtons à ma caverne, on s’y rend facilement maintenant en partant du rivage, j’ai bûché un bon sentier dans la côte ; je t’expliquerai tout en arrivant.

En peu de temps, ils eurent atteint l’endroit voulu et montèrent lestement à la suite de leur guide.

Le manchot les fit entrer dans la grotte ; allant à la muraille, il en frappa légèrement la paroi avec le bout d’un aviron, puis, de la main, il écarta un paravent pierreux qu’il y avait adossé… l’ouverture du tunnel apparut alors et l’Indien, allumant une chandelle, invita le chasseur à regarder l’intérieur du couloir de pierre.

— Des canots ! Des canots ! Des avirons ! Tu les as donc faits toi-même, s’écria le chasseur, stupéfait ; quel bienfait ce sera pour nous tous ! Je ne puis te dire mon étonnement et mon admiration !

— Voilà donc pourquoi tu persistais toujours à rester près de ta maison, dit Jeannot ; tu voulais nous faire une surprise !

— Justement ; à mesure qu’un canot était terminé, je le cachais dans ton passage, Jeannot, avec nos deux autres embarcations ; puis, j’ai travaillé aux avirons… je les ai terminés hier !

— Nous retournerons demain à l’établissement, fit joyeusement le chasseur, et nous arrangerons le départ ; le capitaine sera étonné !