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La cité dans les fers/La Grande pitié du Royaume

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 7-8).

IV

« LA GRANDE PITIÉ DU ROYAUME »


De plus en plus, un ministère autocrate serrait sur le corps de la Nation l’écrou de son despotisme.

Depuis six ans, le même groupe d’hommes était au pouvoir.

Leurs adversaires, aux élections dernières, écrasés par l’argent et les forces organisées, avaient échoué lamentablement.

André Bertrand, lui-même, l’orateur puissant, n’avait pu malgré son éloquence et sa popularité, ramasser les votes nécessaires pour sauver son dépôt. Le comté Laurier-Outremont l’avait remercié des services qu’il offrait.

Découragé par un insuccès qu’il n’avait pas prévu si désastreux, il se retira de la vie publique et vécut près d’une année, dans une réclusion totale sur ses terres de Sainte-Geneviève. Là il dirigeait ses exploitations agricoles et consacrait ses loisirs à l’étude de l’histoire politique de son pays.

Cependant, de plus en plus onéreuses, des taxes nouvelles ployaient de plus en plus l’épaule des contribuables. Le favoritisme battit son plein. L’étatisation des chemins de fer, le contrôle des liqueurs, du tabac, et des télégraphes qui aurait pu apporter au Trésor des revenus suffisants à combler le déficit du gouvernement, offraient le spectacle d’une incompétence pitoyable, dans leur administration.

Le premier ministre, franc-maçon notoire et impérialiste convaincu venait d’édicter une loi obligeant tous les hommes de 21 à 40 ans d’être à la merci de l’Angleterre chaque fois qu’elle en aurait besoin pour ses guerres d’expansion coloniale, et, tous les ans, sous la forme d’un cadeau de $60.000.000 pour l’entretien de la marine britannique, on drainait vers la métropole les épargnes canadiennes.

Malgré les protestations qui s’élevèrent d’un peu partout, la députation, même celle de Québec, se laissa conduire comme un troupeau. L’une après l’autre les lois uniques furent adoptées.

Bertrand sortit de nouveau de sa retraite, et devint le chef du mouvement de réaction.

Le ministère riposta que les « maudits papistes de Québec » ne lui indiqueraient pas sa ligne de conduite.

En guise de représailles il fit bannir les droits de la langue française dans les provinces anglaises. Un arrêté en conseil proclama que, dorénavant, dans les provinces où la majorité serait de langue anglaise, cette seule langue aurait droit de cité et serait officielle.

La lutte commencée sur le terrain politique dégénéra en lutte de race et de religion.

Écœuré de l’attitude des députés québecquois, pour la plupart hommes liges des gros bonnets du parti radical, et qu’on avait imposés au peuple à l’aide de conventions « paquetées » d’avance selon le jargon politique, Bertrand abandonna subitement la lutte active, du moins en apparence.

Il décida de combattre l’organisation de ses ennemis politiques par une autre organisation encore plus formidable. C’est alors qu’il fonda la Société dont il est le chef et dont les ramifications s’étendent dans chacune des villes et chacun des villages de la province. Rien n’y doit transpirer des délibérations. Les membres sont tenus au secret le plus absolu.

Les efforts au début se concentrèrent à recruter des membres, à les endoctriner, à les convaincre de la grandeur de la cause, pour qu’au jour de l’action, rien ne puisse refroidir leur enthousiasme.


Avec la fièvre qui régnait dans la capitale on s’attendait à des élections imminentes. Les nationaux se préparaient. Aux dernières assemblées les chefs avaient discuté et adopté un plan de campagne. C’est à cette occasion que certains affiliés proposèrent le coup de force, la main mise sur les dépôts en banque et sur l’administration des chemins de fer de l’État. Ce projet tomba à l’eau devant l’opposition d’André Bertrand, qui n’en fut pas moins accusé de conspirer dans ce but.

Enfin le 18 mars 19… le parlement fut saisi d’un nouveau projet de loi : l’imposition d’une taxe spéciale aux communautés religieuses dont les propriétés jusqu’alors avaient joui du privilège de main-morte.

Quelques députés protestèrent. Quelques-uns approchés à temps ravalèrent leurs discours.

Dans le Québec, le plus grand calme ne cessa de régner. Calme apparent qui recelait de lourdes colères.

Les nationaux voulaient donner le change aux gouvernants en leur faisant croire que la province se désintéressait d’une question pourtant si vitale.

Un caucus ministériel réunit à Ottawa les chefs du parti radical. Ils décidèrent après mûres délibérations d’en appeler au peuple.

De la sorte ils déchargeaient leur responsabilité sur le dos de l’Électorat.

Assurés du succès dans les provinces anglaises de l’Ouest et de l’Ontario, ils mettraient une fois de plus dans Québec la puissante machine radicale en branle.

Pour mieux embrouiller les cartes le ministre des finances annonça un autre projet de loi portant sur le terrain fiscal : un traité de réciprocité avec les États-Unis.

Les électeurs cultivaient encore la mémoire d’un politicien très versatile, partisan du libre échange, disparu depuis quelque vingt ans mais dont le souvenir constituait une légende, presqu’une religion.

Ce politicien par une adresse machiavélique, avait su, tout en sacrifiant plusieurs des droits de ses compatriotes, se créer une popularité unique dans les annales politiques. En exploitant le nom de Sir George Pelland, on réussira une fois encore à escamoter l’élection, et, MacEachran, le premier ministre aura, derechef, le champ libre devant lui. Le 22 mars le gouverneur général prononça la dissolution des Chambres.

La tourmente électorale commençait.