Aller au contenu

La cité dans les fers/La proclamation

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 32-36).

XV

LA PROCLAMATION


Le Maire, dès le lendemain, réunit les échevins en session extraordinaire. Ils déplorèrent les faits et adoptèrent une résolution blâmant l’armée de son zèle intempestif. Copie de cette résolution fut envoyée aux journaux, au général Williams et au Gouvernement.

Le Maire annonça son intention nette et formelle de ne plus permettre dans l’enceinte de sa ville, de telles scènes de tyrannie. Il congédia le chef de police pour avoir envoyé quelques-uns de ces agents coopérer à la saisie des biens du Couvent, et le remplaça par le sous-chef, homme d’un réel mérite, et, que, depuis longtemps, on tenait dans l’ombre.

Aussitôt qu’il fut démis de ses fonctions, le chef de police alla voir le général Williams qui avait la haute main sur l’organisation militaire du district de Montréal. Williams détestait les Canadiens-Français.

Il accueillit les suggestions de Barnabé, qui, après cette entrevue, partit pour Ottawa. Il revenait bientôt nanti de pouvoirs spéciaux et en charge d’un fort contingent d’espions.

Le gouvernement créa pour lui un « service secret » avec mission de surveiller les activités hostiles et de renseigner les Maîtres.

Un caucus réunit dans le bureau du général Williams, le Ministre de la Milice, l’Hon. James Stevens, le premier ministre lui-même, l’Hon. Ernest Turgeon, Ministre de la Justice, Sir Herbert Davidson, général en chef des troupes du Dominion et Barnabé. Ils décidèrent d’établir la loi martiale, dès la première occasion, et au cas où l’occasion ne se présenterait pas assez tôt, de fomenter une émeute pour sévir ensuite avec la plus excessive rigueur.

Pendant ce temps Bertrand et les siens, ne restaient pas inactifs. Des hommes parcouraient les villes et les villages de la province, s’y établissaient sous un prétexte quelconque et prenaient, munis de lettres de créance, la charge des diverses organisations locales.

Un comité secret siégeait en permanence. Un poste puissant de télégraphie sans fil y était installé, où un code spécial permettait de communiquer avec le dehors sans craindre les interceptions indiscrètes. Le comité se tenait au courant du Mouvement Général. Ce que Bertrand voulait, c’était l’unité de commandement, une cohésion parfaite des forces et une action simultanée, dès le signal donné.

William C. Riverin était venu à Montréal et reparti. Arrivé du matin, il reprenait le train le soir même, après une entrevue de plusieurs heures avec le Chef.

Déjà des cargaisons de fusils avaient franchi les lignes ; ils étaient cachés un peu partout, dans des maisons privées, des entrepôts, des édifices d’affaires.

Tous les soirs, les soldats de l’Idée faisaient l’exercice Militaire dans le terrain de jeu du Club de crosse Canadien. Les hautes palissades de bois empêchaient les curieux de savoir ce qui se passait derrière et pour mieux les dépister, Eusèbe Boivin avait imaginé de changer les commandements militaires par des appellations sportives en usage dans le jeu de crosse.

Un matin, la population de Montréal constata à son réveil, qu’on avait placardé nuitamment, tous les poteaux de téléphone, les vitrines, les clôtures, d’une proclamation imprimée, dont les lettres en caractère gras très noir se détachaient, provocantes, sur le fond rouge du papier.


« République de Québec. »

« Par un décret du comité du Chien d’Or, les provinces de l’Est du Canada se séparent de la confédération, et s’érigent en république libre, et indépendante de l’ancienne Mère patrie.

« Nous commandons, en conséquence, aux représentants officiels du gouvernement fédéral, d’avoir à quitter la ville, et enjoignons aux citoyens de la Nouvelle République de n’obéir qu’aux lois et réglements qui seront promulgués sous peu ».

Et c’était signé :

André BERTRAND,
Président provisoire.

Pas un quartier de la ville n’avait été épargné. Partout, dans toutes les rues, la proclamation s’étalait aux regards.

Dès le petit matin, il se forma des groupes d’ouvriers, qui, en se rendant au travail, s’arrêtèrent près des affiches et les commentèrent ; on gesticulait, on s’échauffait : des exclamations, des cris, s’échappaient des groupes.

Que tant de travail ait pu s’opérer, et dans quelques heures, sans éveiller l’attention des autorités donnait aux partisans de Bertrand une confiance illimitée en demain. Ils y voyaient l’indice d’une organisation solide, sûre d’elle-même, et qui agissait sans tâtonnements.

Dans le jour, l’animation et la curiosité firent place à une frénésie qui confinait à l’affolement. Des gens avaient oublié de se rendre à leur ouvrage. Ils flânaient par les rues, flairant dans l’air comme une vague odeur de poudre et de sang.

Les uns se réjouissaient, et tout leur être exaspéré, réclamait l’Action ; d’autres pétris d’une chair amorphe, s’épeuraient et poussaient des soupirs d’angoisse.

Le général Williams jubilait. Enfin, il pourrait asservir sa haine contre l’élément français. Les hommes de Barnabé le tenaient au courant des menées de la foule. D’Ottawa où il avait téléphoné le matin, on lui avait promis le secours de deux régiments de Toronto.


La lueur sourde du feu crépitant, suivie du fracas des murs qui craquaient, et des planchers qui s’écroulaient donnait un cachet de féroce grandeur à ce spectacle.

Le soir venu, des processions aux flambeaux s’acheminèrent par les rues. En face de l’Université, rue St-Denis, un orateur improvisé, jeune homme d’une vingtaine d’années, haranguait la foule avec une violence inouïe. Les passions populaires bouillonnaient. Des districts interlopes, la lie de la population montait à la surface.

Autour de l’orateur, la foule grossissait. Bientôt ce fut une masse compacte grouillante, tumultueuse qui s’étendait de la rue Dorchester à la rue Ste-Catherine.

Le jeune homme jetait de l’huile sur ce brasier d’appétits divers.

Et quand il comprit qu’il était bien imbibé des idées qu’il émettait il fit partir l’étincelle pour l’embraser.

« Allons faire sauter l’édifice du « Jour » s’écria-t-il. »

Le « Jour », irrévocablement voué aux intérêts radicaux, dans un extra paru le midi, avait demandé la tête de Bertrand.

Lentement, la foule, se mit en mouvement, puis elle accéléra le pas, et bientôt ce fut en courant qu’elle s’engagea dans la rue St-Jacques, déserte à cette heure du soir. Les fenêtres de l’édifice étaient éclairées. On travaillait à l’édition du lendemain.

Le même orateur de tantôt se dressa devant la porte et parvint à se faire entendre. Il demanda d’attendre cinq minutes, le temps de faire évacuer la salle de rédaction, et les ateliers du journal.

Puis, quand rédacteurs et typographes en manches de chemise furent sortis précipitamment, il se fit une irruption dans les bureaux.

Pêles-mêles, tables, chaises, furent renversées et jetées en tas dans le milieu comme un brasier improvisé ; les vieux journaux qui pendaient aux filières furent arrachés. On s’en fît des torches, qu’on promenait partout pour que l’incendie fut total.

Bientôt par les fenêtres dont les vitres éclataient, les flammes sortirent, rouges, dorées, étincelantes.

Des cris de rage saluèrent l’incendie. Des hommes tombaient dans les bras les uns des autres. On chantait des chants patriotiques. La lueur sourde du feu crépitant, suivie des fracas des murs qui craquaient, et des planchers qui s’écroulaient, donnait un cachet de féroce grandeur à ce spectacle.

Sur les faces, des rictus se dessinaient, qu’éclairait lugubrement la lueur des flammes.

Les moins emballés s’étaient esquivés de peur des conséquences. Pris d’une sorte de remords, l’un des manifestants donna l’alarme, pour sauvegarder les édifices voisins.

L’élément destructeur faisait son œuvre, comme pressé d’en finir, rapidement. Et lorsque les pompiers arrivèrent, il était impossible de ne rien sauver.

La foule voulut s’opposer à leur travail.

— Laissez brûler, criait-on !

— À quoi bon travailler pour ce journal vendu.

Sur ces entrefaites, Charles Picard vint à passer.

Quelques-uns le reconnurent.

— Hourra ! pour Picard.

— Un discours ! un discours.

Il était près de l’auto du chef de brigade.

— Dites leur quelques mots, lui dit celui-ci. Demandez leur de ne pas nous nuire, il s’agit de sauver les bâtisses avoisinantes.

Charles Picard monta dans la voiture. Il fut acclamé longuement.

— Citoyens, clama-t-il,

On fit silence pour l’écouter.

— « Je vous demande de laisser travailler les pompiers en paix et de me suivre au Champ de Mars ».

Ces paroles furent écoutées, et la foule s’ébranla dans la direction du Champ de Mars, laissant le champ libre aux pompiers.

Le général Williams était nerveux. Pour la vingtième fois, il appela Ottawa. Les renforts qu’il attendait n’étaient pas encore arrivés. On lui répondit qu’un train était déraillé près de Hull, que la voie était en très mauvais état, sur une longueur d’un mille les rails étaient tous enlevés.

— Faites venir vos hommes en auto.

— Impossible, les chemins sont défoncés tout le long de la frontière ontarienne. On a fait sauter les ponts à la dynamite.

Williams se tortilla les moustaches et proféra un juron.

La porte de son bureau s’ouvrit. C’était Barnabé qui entrait.

— Mauvaises nouvelles ! ou plutôt bonnes nouvelles. « Le Jour » est brûlé.

— Y a-t-il du monde aux alentours.

— Non ! Charles Picard a amené les incendiaires au Champ de Mars où il tient une assemblée.

— Que fait Bertrand ?

— Nous ne l’avons pas vu de la soirée. Je n’ai pu le faire suivre.

— Boivin ?

— Boivin nous a échappé également.

Le général appuya sur une sonnette dissimulée sous sa table de travail.

Son ordonnance entra.

— Faites sortir le 164e régiment avec les mitrailleuses.

Barnabé s’interposa :

— Bêtise. Le 164e est gagné à Bertrand. Le 26e également, le 44e flanche à son tour.

— Très bien, murmura Williams entre ses dents, et s’adressant à son ordonnance.

— Appelez le Maire au téléphone. Je fais proclamer la loi martiale dès demain matin.

— Bêtise encore, lui répondit l’ancien chef de police. Comment allons-nous la faire observer ? Mieux vaut attendre quelques jours, lorsque nous aurons les renforts.

— Vous avez raison. Peter, vous pouvez vous retirer.

L’ordonnance obéit et Williams fit asseoir Barnabé. Il sortit une boîte de cigares et lui en offrit un.

— Quel est le résultat de vos investigations ?

— D’après moi et le rapport que me font mes hommes, toute la cause du trouble réside dans la popularité de Bertrand. Lui, disparu, tout rentre dans l’ordre.

Comme il prononçait ces paroles, André Bertrand, en coup de théâtre, apparut dans la salle.

— Bonsoir, général, fit-il ironiquement. Bonsoir, M. Barnabé. Je ne m’attendais pas à vous voir ici.

Le général se pencha, pour appuyer à sa sonnette. Bertrand qui le surveillait, braqua sur ses deux interlocuteurs le canon d’un revolver.

— Pas de faux gestes, général. D’ailleurs c’est parfaitement inutile. Toutes mes précautions sont prises… Vous me permettez de m’asseoir… et de vous demander un cigare… Pas de nervosité… Je ne serai pas très long. Voici ce qui m’amène. J’ai su par mon service de renseignements — car je suis bien renseigné moi aussi M. Barnabé — que vous aviez l’intention d’établir la loi martiale ces jours-ci. De plus vous me faites filer moi et les miens par les agents de cet individu avec qui vous semblez en bons, très bons, très excellents termes. Je tenais à vous avertir personnellement, de faire cesser ce petit manège… Quelles sont vos intentions au sujet de la proclamation de ce matin ?… N’est-ce pas que l’affichage s’est bien effectué ?

— M. Bertrand. Je n’ai aucun compte à vous rendre. Apprenez, si vous ne le savez déjà, que je suis en tête du district militaire, de Montréal, que je suis un soldat, et que j’agirai en soldat.

— Bravo ! voilà qui est bien parlé. Je vous répondrai à mon tour, qu’il n’y a plus qu’un maître à Montréal et dans la province et que c’est Moi. J’ai ouï dire qu’il se formait un complot pour me faire disparaître de la scène politique. Apprenez si vous ne le savez déjà, que pour vous emparer de Moi, il vous faudra passer sur le corps de tous les habitants de la province… Comme je veux être franc et loyal envers vous, qui n’êtes qu’une canaille, — permettez-moi de vous gratifier de ce titre après votre lâche aventure du couvent — je vous avertis de ne plus me faire filer. Vous remarquerez M. Barnabé que trois de vos hommes ne se rapporteront pas demain matin. Si vous persistez dans cette ligne de conduite, vous vous portez responsable de ce qui pourra survenir aux malheureux que vous chargez de cette triste besogne. Comme vous le voyez, général, je suis toujours armé et je sais aussi me servir de mon arme, lequel est très perfectionné et silencieux…

— Rallumez votre cigare continua-t-il après l’avoir éteint d’une balle qui alla se loger dans le mur. J’arrive au but de ma visite. Je n’aime pas à ce qu’aucune goutte de sang innocent soit versé. Nous sommes fermement décidés à aller jusqu’au bout. Notre projet d’indépendance est ancré solidement en nous… Inutile donc d’essayer de détruire notre œuvre en proclamant la loi martiale. Si vous voulez lutter, nous lutterons et jusqu’au bout. Mais pour ma part, je préfère arranger les choses à l’amiable. Un froid survenu entre les membres du Ministère à Ottawa et Moi, m’empêche de communiquer avec eux. Je me suis donc adressé à vous pour que vous leur fassiez part de mes désirs. Vous direz à nos anciens gouvernants que le plus sage pour eux dans toute cette affaire est de prendre philosophiquement leur parti de la perte des « belles provinces de l’Est ». Au moindre acte de violence nous userons de représailles et vous êtes l’un des premiers sur notre liste. À bon entendeur salut. Bonsoir général.


Comment Bertrand avait-il réussi à s’introduire d’une façon aussi imprévue dans les quartiers généraux de la Milice ?

Très audacieux, il ne lui déplaisait pas d’accomplir parfois des tours de force. Son sang-froid dans les occasions critiques ne l’abandonnait jamais, et il le mettait à contribution.

Depuis quelque temps il se savait surveillé lui et quelques membres du « Chien d’Or ». Il fit pister les pisteurs et les expédia dans les bois de la Gatineau au chantier d’un de ses adeptes qui exerçaient sur les personnes qu’on commettait à sa charge, de temps à autre, une surveillance des plus étroites. En cela, il était aidé, par deux supposés contre-maîtres et quelques supposés bûcherons.

Avertis par ses propres espions des intentions de Williams, il décida d’aller le voir personnellement et à tirer toute cette affaire au clair. Il voulait également crâner, et par son assurance donner le change sur ses véritables ressources. Les circonstances avaient brusqué la proclamation de la république et il fallait encore au moins une semaine pour être en état d’arrêter, sans effusion de sang, toute contre-révolution. Il lui répugnait de recouvrir à des sacrifices de vies pour consolider son pouvoir. Le plus pacifiquement, il pourrait établir le nouveau régime gouvernemental, le plus de fruit il en retirera : À quoi bon envoyer au feu tant d’êtres humains, quand il y avait moyen de l’éviter.

Accompagné d’une dizaine de fidèles, tous armés, il se présenta donc, rue Peel, aux bureaux militaires. Une sentinelle était à la porte. Il s’avança les mains dans les poches, le chapeau rabattu sur les yeux. Quand il fut tout près, d’un geste brusque, il lui fit sentir le canon de son revolver dans les côtés. Il le confia à un de ses hommes, et de l’un à l’autre, usant du même stratagème, il réussit à se frayer un passage jusqu’au général.

Quand Bertrand se fut retiré, Williams, encore abasourdi par l’imprévu de cette visite regarda Barnabé sans parler, durant quelques secondes, puis scandant la fermeté de ses paroles par un coup de poing sur la table.

— Demain le Maire établira la loi martiale et s’il ne le veut pas, je prendrai tout sur mes charges.