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La cité dans les fers/Le machiniste

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 18-20).

IX

LE MACHINISTE


Le rapide 33 attendait le signal du conducteur. La locomotive mugissait. Elle crachait de la fumée, impatiente de s’élancer à l’assaut des rails qui fuyaient sur deux lignes noires se rétrécissant au loin.

L’ingénieur, le buste au dehors, regardait distraitement, les voyageurs s’engouffrer par les portes.

L’horloge marquait cinq heures moins une minute quand au-dessus de la foule massée sur le quai de la gare Bonaventure émergea la haute silhouette d’André Bertrand. Il était accompagné d’Eusèbe Boivin.

Un bruit rythmé de cloches résonna lourdement. Le conducteur d’un geste large de tout le bras donnait le signal du départ. Lentement les dix wagons du 33 s’ébranlèrent.

Les deux voyageurs eurent à peine le temps de sauter dans le train en marche.

Après avoir traversé le char parloir, ils s’installèrent sur l’observatoire à l’arrière et regardèrent défiler autour d’eux, des scènes et des choses que chaque tour de roue déplaçait.

Ce fut d’abord des quartiers sales de la ville que l’on traversa : des cours, des hangars, noircis par la suie. Parfois du linge étendu sur une corde, mettait une note plus gaie au milieu de cette tristesse.

Puis ce fut la gare de Saint-Henri. Le train bifurqua et quelques minutes plus tard, il s’engageait sur le pont Victoria.

La fumée des remorqueurs faisait des taches dans le ciel bleu : elle obscurcissait l’eau du Saint-Laurent.

Comme des oasis, l’Île Ronde, l’Île Sainte-Hélène, l’Île aux Millions se dressaient, orgueilleuses d’émerger ainsi du grand fleuve et de le braver. Puis, ce fut la campagne, une fois Saint-Lambert franchi. Le soleil y plongeait ses rayons obliques ; il donnait au vert printanier des teintes variées, des nuances multiples, depuis le plus tendre qui est presque jaune, jusqu’au plus foncé qui est presque brun. Le train, maintenant devant les étendues, s’acharnait à les vaincre.

Il fuyait dans un halètement joyeux, il allait, toujours plus vite, rempli d’une vie mystérieuse qu’il communiquait jusqu’à ses extrémités. Il trépidait, et de temps à autre, languit, dans un jet de vapeur, un cri prolongé, un cri de conquête exacerbé qui se répercutait dans la campagne. C’était comme un serpent gigantesque qui se glissait tantôt en ligne droite, tantôt en dessinant des courbes hardies ou gracieuses.

La casquette rabattue sur les yeux, les passagers de l’observatoire se laissaient bercer par ce cahotement, ne parlant que par monosyllabes et très peu.

— Je vais fumer une pipe de tabac, à l’intérieur, ici il y a trop d’air dit Boivin à son compagnon.

— Moi aussi, je rentre.

À l’extrémité du wagon, l’opérateur du radio, les oreilles recouvertes de minuscules cornets, écoutait de par les airs les mille voix de l’univers qui parvenaient jusqu’à lui.

— Voulez-vous prendre un message pour Québec demanda Bertrand ? Au château Frontenac… M. Riverin. « Serai Château ce soir »… Le train rentre à quelle heure ?

— Neuf heures. Nous faisons maintenant le trajet en quatre heures.

— Alors mettez : « Serai château ce soir à neuf heures et demi ». Signez A. B. Vous envoyez le message immédiatement ?

— Immédiatement.

Le jour baissait. L’ombre s’étendait sur les campagnes. Quand le convoi traversa le pont de Québec il faisait noir. On ne distinguait rien. Seul un bruit plus accentué de ferrailles indiqua que l’on passait derechef d’une rive à l’autre.

L’opérateur du radio n’avait pas menti.

À la gare l’horloge de la façade marquait neuf heures et quelques minutes quand Boivin et Bertrand s’engagèrent dans la côte du Palais.

L’air était doux et frais.

Ils jugèrent à propos de se rendre à pieds au rendez-vous. Ils prirent la rue Saint-Jean, contournèrent la rue de la Fabrique, puis la rue Buade, où dans le carré, se dressa, imposante, la Basilique incendiée jadis et qu’on a reconstruite sur un modèle identique.

Le politicien salua ce Monument de la Foi et qui garde dans ses pierres que le feu épargna, un peu du passé d’une race.

Sur la terrasse illuminée où un corps de musique jouait une valse de Strauss, les élégants et les élégantes de la Vieille Capitale s’exhibaient ainsi que leurs toilettes ; les groupes allaient et venaient par deux, par trois, se croisant, s’interpellant au passage. En face, par delà le fleuve, s’échelonnait, Lévis qu’on devinait plutôt qu’on ne voyait, par l’éclat des lampadaires.


Malgré toute la griserie de l’heure, les deux hommes ne s’attardèrent pas à contempler ce spectacle unique, que seul Québec peut offrir.

Ils pénétrèrent dans l’hôtel.

À peine avaient-ils franchi le seuil de la Rotonde, qu’un homme assez âgé et possédant malgré l’âge que ses cheveux et sa moustache dévoilaient, une verdeur agile, s’avança vers eux la main tendue.


Recherché dans sa mise, autant que raffiné dans ses manières, William C. Riverin a conservé l’élégance et la souplesse de ses années de printemps. Le teint vermeil de sa peau ressort davantage, encadré par le blanc laiteux des cheveux et de la moustache. Très droit, la tête légèrement renversée en arrière, le jarret tendu, l’œil vif sous le binocle, sa démarche même a conservé quelque chose de juvénile.

— Comment allez-vous, M. Bertrand.

— Très bien… M. Boivin, mon homme de confiance et mon ami.

— Charmé M. Boivin. Vous venez griller un cigare avec moi. Nous allons causer de vos projets tout de suite, si vous le voulez bien. Je retourne à New-York cette nuit.

William C. Riverin était un financier new-yorkais dont la famille était originaire de Québec. C’est ce qui explique la désinence française de son nom. Son grand-père avait émigré à l’âge de vingt ans mû par un goût d’aventures ataviques. Il s’était amassé une petite fortune que son fils Henry avait décuplée et que le petit-fils William C. avait centuplée par des placements avantageux dans l’industrie du fer.

Il était aujourd’hui l’un des milliardaires américains les plus en vue comme l’un des plus audacieux. Il portait en lui un besoin violent d’action qui l’avait fait se lancer dans des entreprises osées dont l’issue pour peu qu’elle eut été défavorable aurait presque anéanti sa fortune. La chance l’avait favorisé.

De ses origines, il gardait une sympathie profonde pour ses anciens compatriotes et nombre de canadiens-français de New-York lui devaient des services signalés. Il avait suivi le mouvement politique de réaction qui se dessinait dans la province et nourrissait envers Bertrand rencontré antérieurement lors d’un séjour de trois semaines à Montréal, un sentiment d’estime et d’admiration d’autant plus vif, qu’il devinait chez cet homme dans la force de l’âge, des possibilités étonnantes.

Appelé à Québec pour affaires il en avait profité pour télégraphier au chef National et se ménager une entrevue avec lui.

André Bertrand s’était empressé de répondre à l’appel.

Dans l’intimité de la chambre où ils étaient tous trois, il lui fit le tableau de la situation présente et de l’angoissante perspective de ce que sera demain.

À moins d’un changement que rien ne faisait pressentir, Québec serait acculé à l’acte désespéré d’une levée de boucliers. Le politicien sentait que le moment approchait du « non serviam » des désespérés.

— Nous sommes à l’âge où nous devons nous débarrasser des tutelles. La loi qui régit les individus régit aussi les peuples. Pour ceux-ci comme pour ceux-là il y a une majorité. Nous devons exister par nous-mêmes. C’est l’aboutissement logique de toute notre vie nationale passée. Pour nous du Québec, trois alternatives se présentent : l’annexion aux États-Unis, l’indépendance de tout le pays, ou le séparatisme par une confédération de l’Est. La première solution est contraire à tous points de vue à nos intérêts ; elle signifierait pour la race l’enlisement définitif dans le grand Port Américain. Le peuple n’en veut pas. La deuxième solution est la plus plausible. Malheureusement trop d’intérêts sont ligués pour que l’Indépendance du Canada devienne une réalité. Le parti radical malgré la lutte que nous avons faite est sorti vainqueur de la dernière campagne. Nous avons bien 47 députés sur lesquels nous pouvons compter. Ils sont solides, capables de se battre et de défendre leurs positions. Mais que pouvons-nous contre une majorité servile ? Le ministère est composé de fanatiques qui nous détestent. Les nôtres qui en font partie sont des transfuges qui se servent de leur influence à notre préjudice. Nous sommes donc acculés aux grands moyens si nous voulons que justice nous soit rendue. Notre langue est persécutée, nos droits sont foulés aux pieds, notre religion est bafouée. Nous sommes des ilotes dans un pays que nos ancêtres, qui sont aussi les vôtres, ont découvert et colonisé.

— Quelles sont vos intentions ?

— Pour le moment tout est calme en apparence. Ce calme ne me dit rien de bon. Il présage d’autres représailles. Il se peut que l’on essaie de nous écraser d’avantage pour avoir raison de nous.

— Et si tel est le cas, que ferez-vous ?

— Ce que nous ferons ? Nous avons discuté la chose à fond, Boivin et moi, ces jours-ci : LE COUP D’ÉTAT.

Le vieux Riverin eut un éclair dans le regard. Le sang des soldats de la fortune qu’il portait en lui bouillonnait dans ses veines. Il envia le sort de ces deux hommes prêts à s’aventurer dans une équipée héroïque.

Il se leva et demeura quelques secondes sans parler. Sa célérité de jugement lui fit flairer dans les circonstances une chance de succès.

Une idée lui germa dans le cerveau qui réveilla sa vanité d’homme d’affaires et cette idée lui sourit d’autant plus que de prime-abord elle lui parut un peu folle.

Malgré ses cinquante-huit ans, il aimait l’action. C’est ce désir d’action qui, à certaines heures, lui faisait trouver fade sa vie de financier heureux surtout depuis que le nombre considérable de millions qu’il possédait avait atténué chez lui le désir du gain. Une belle partie allait se jouer, une partie plus excitante encore que celles qu’il avait gagnées jusqu’ici.

Y entrerait-il ?

Son instinct de joueur le fit frissonner à la pensée de beaux risques à courir.

Il se rassit et s’adressant à ses deux interlocuteurs qu’il tint sous l’ardeur de sa prunelle :

— Quels sont vos moyens de réussite ?

— Notre organisation.

— Aurez-vous des soldats pour combattre ? Aurez-vous des fidèles prêts à donner leur vie ?

— Nous en aurons.

Il se fit un silence. Le financier tira quelques bouffées de son cigare dont il renvoya la fumée lentement entre ses lèvres presque closes. De la main gauche, il caressa les pointes de sa moustache.

— Monsieur Bertrand, vous m’avez témoigné beaucoup de confiance en me faisant part de vos projets. Aurez-vous assez de confiance en moi pour m’associer à votre œuvre ?

Bertrand et Boivin se regardèrent.

— Vous voulez dire ?…

— Qu’au cas échéant, je mettrais une partie de ma fortune à votre disposition. Les meilleurs soldats sont les dollars. J’en ai des millions. Les accepteriez-vous ?…

Pour toute réponse le Chef National lui serra la main.

— Si vous réussissez, qu’entendez-vous faire ?

— Une république Laurentienne groupant l’élément Français de l’Est.

— Je serai votre banquier. J’aurai l’illusion de trouver une patrie ancienne. Est-ce l’atavisme ? Je ne sais pas. Il existe un fait indéniable. Je me sens chez nous ici. Contribuer au succès de votre cause et demeurer attaché à l’œuvre édifiée, c’est un rêve qui m’enchante. Je vous prêterai l’argent nécessaire et que vous aurez de la difficulté à trouver ailleurs, au taux minime de 6% garanti par débentures. Est-ce conclu ?

Le chasseur frappa à la porte.

— M. Riverin, votre train part dans 20 minutes.

— C’est bien ! Appelez un taxi… Et puis… vous acceptez.

— Nous acceptons.

— Quand vous aurez besoin de moi télégraphiez à New-York. Écrivez simplement : « Georges malade. Venez ». Je saurai ce que cela veut dire.

Le chasseur reparut.

— Le taxi vous attend.

Quelques heures plus tard, tandis que William C. Riverin retournait chez lui heureux d’un voyage dont les conséquences lui promettaient les émotions qui lui manquaient et qu’il recherchait, André Bertrand et Eusèbe Boivin retournaient à Montréal par le train de nuit.

La bataille prévue s’annonçait sous des auspices favorables. Il venait de trouver un appui nouveau dans la personne de cet américain qui mettait entre leurs mains le levier le plus formidable des temps modernes.