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La cité dans les fers/Le stratagème réussit

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 45-50).

XIX

LE STRATAGÈME RÉUSSIT


Les membres du Chien d’Or se réunirent en leur local ordinaire. Beaucoup de besognes s’offraient à leur activité. Il fallait d’abord rédiger une constitution. Ce travail commencé depuis longtemps était presque terminé. Dans quelques jours tout au plus, ils pourraient en doter le pays.

Ensuite, — et c’était là le plus important de toute l’affaire, — il s’agissait de préparer le « Coup d’État ». La proclamation officielle ne changeait rien à la situation. Le pays dépendait encore d’Ottawa. Le gouvernement provisoire n’avait pas en main, l’administration de la justice qui continuait, comme par le passé à être sous le contrôle direct du fédéral ou du provincial. Les cours siégeaient comme d’habitude. Les industries d’État appartenaient encore à l’État.

Le Gouvernement provisoire siégeait en cachette. Son champ d’action, par toutes les ramifications des clubs s’étendait bien par toute la province, mais il ne légiférait pas encore. Il n’avait pas de parlement ; il ne percevait pas de taxes. La seule source de revenus restait dans un fonds public, alimenté depuis de nombreuses années, à cet effet, et dans l’appui financier de quelques millionnaires canadiens-français. Quelques-uns d’entre eux avaient mis généreusement toute leur fortune à la disposition d’André Bertrand. Brusquée par les circonstances, la Proclamation avait été prématurée. Heureusement que l’armée, travaillée sourdement, s’était rangée, du moins à Montréal, presqu’en bloc du côté républicain. Le maire, l’un des partisans les plus zélés, s’était servi de toute son influence pour mobiliser la police et le nouveau Chef était lui-même président d’un club révolutionnaire.

La situation était loin d’être brillante. Des périls imminents planaient sur l’œuvre qui en compromettaient le succès. C’est ce que tous comprenaient et Bertrand tout le premier.

C’est pour cela qu’il avait fait la Revue des Forces au Champ de Mars. Coup d’État en miniature, sorte de maître-chantage déguisé, pour donner la frousse aux anciens gouvernants et soulever l’enthousiasme de la population.

Ce coup avait réussi. Il avait déchaîné du délire au sein de toutes les classes. L’effet moral en fut foudroyant.

L’esprit tendu, tous les ministres réunis autour de la table ronde étudiaient minutieusement chacun des faits survenus récemment, en tiraient les conséquences, et étayaient l’édifice de l’Avenir.

Au centre, André Bertrand présidait. Il fut le premier à exposer ses vues. Il le fit d’une façon concise, nerveuse, semant l’inébranlable confiance et la fidélité.

Il expliqua que la Constitution serait terminée dans quelques jours, commenta l’effet de la parade militaire et demanda aux personnes présentes si elles avaient des suggestions à faire, en ce qui regardait la façon de procéder, et la date propice, du véritable Coup d’État.

— Avez-vous eu des nouvelles de M. Riverin, lui demanda Louis Gendron.

— Nous avons reçu à titre de prêt une somme de $100,000 dollars. Je suis en communication constante avec lui. Dans son dernier message il me dit qu’une surprise nous attend prochainement.

— Le coup d’État suppose d’abord le nerf de la guerre, l’argent, dit Eusèbe Boivin. Il suppose des bonnes volontés et de l’héroïsme. Nous avons tout cela. J’ai préparé avec mon état-major tout un plan de campagne que je ne puis dévoiler présentement. Il a eu l’approbation de votre président. Tout se fera dans l’espace d’une heure, par surprise. C’est le moyen le plus efficace et le seul.

— Comment est le moral de l’armée.

— Excellent sous tous rapports. Nos soldats sont animés d’une ferveur presque mystique.

— Qu’allons-nous faire d’ici quelques jours ? demanda Charles Picard.

— Prélever des fonds, prononça Bertrand. La Banque Laurentienne est solide. Le gérant général nous est acquis et nous y avons un dépôt. Nous aurons besoin d’argent, sous peu. Deuxièmement, ne pas nous départir de notre calme. Les Anglais en temps de crise ont un mot d’ordre que j’admire « Business as usual ». Adoptons-le. Pour aucune considération, les citoyens ne doivent être démoralisés.

À chacun de vous est assignée la visite de cinq clubs par soir pour y entretenir le feu sacré. N’oubliez que c’est par ses clubs que la Révolution française a réussi. Les journaux sont à nous. Il ne reste que l’organe anglais : « The Nation ». Il va sauter cette nuit. Le coup d’État ne peut s’accomplir que par l’entremise de l’armée. Boivin a les pleins pouvoirs sur elle. C’est lui qui s’en charge. Quant à vous, je vous confie l’élément civil de la population. Après l’armée, l’opinion publique est la plus grande force dans une nation, souvent elle est plus forte que l’armée puisqu’elle l’influence.

De la pièce voisine, un télégraphe accourut un message à la main.

— Envoyez renfort à Québec. L’émeute bat son plein. Le sang coule.

— Répondez : — Tenez bon, dit Boivin.

Il alla au téléphone, mobilisa deux trains et ordonna au 164e et aux zouaves de partir immédiatement pour la vieille capitale.

Quelques instant après des détails plus précis arrivèrent.

La Cavalerie avait chargé dans les rues sur un groupe de manifestants lors d’une assemblée publique. À la hâte on étendit des câbles d’un trottoir à l’autre. Le premier rang de cavaliers buta. Des maisons les projectiles plurent sur le soldat. Un régiment envoyé à la rescousse de la Cavalerie se tourne du côté des rebelles.

Dans certaines rues on fait la guerre de barricade.

— Si les deux régiments que nous envoyons ce soir ne sont pas satisfaisants, nous enverrons le 44e demain matin. Coûte que coûte, il faut enlever Québec, prononça Bertrand. Il n’y a rien à craindre à Montréal où sauf les Rough Riders et le 6e nous avons l’armée avec nous.

La séance, interrompue quelques instants continua. On commenta cet émeute. À Québec les forces fédérales étaient un peu supérieure aux forces républicaines.

Quelques temps après, le télégraphiste reparut avec un message de Trois-Rivières. Là aussi on se battait. Le premier moment de stupeur passé, le généralissime émit l’opinion qu’on était en face d’un coup monté. Ces émeutes étaient provoquées. Il consulta dans les filières quelle était la position dans Trois-Rivières. Le corps de la police était indécis. Le chef ne savait pas encore à quel Régime obéir. D’après les informations, il obéira au plus puissant.

— Je change de tactique. Il ne faut pas dégarnir Montréal. Nous avons une quinzaine d’aéroplanes en disponibilité, j’envoie les aviateurs surveiller la ville, avec des bombes. J’y vais ce soir moi-même, et s’il faut faire sauter quelques bâtisses, nous le ferons. Messieurs, la tourmente commence. Soyons prêts.

— Je pars pour Québec ce soir avec Boivin, dit à son tour Bertrand. Je me tiendrai en communication avec vous. Télégraphiez au club du Castor. Pendant que Boivin donnait à son assistant, le colonel Gendreau, des ordres pour son absence, au cas où dans d’autres villes, on aurait besoin de secours, Bertrand s’enferma dans l’un des compartiments téléphoniques et appela Lucille Gaudry.

Au bout de quelques secondes d’attente, la jeune fille vint à l’appareil.

— Bonsoir, Lucille. Je pars tantôt pour Québec et Trois-Rivières où les affaires se compliquent. Je veux vous voir avant mon départ.

— Et moi je ne veux pas vous voir.

— Vous ne voulez pas me voir ? Et pourquoi ?

— Je n’ai aucun compte à vous rendre.

— Que signifie ?….

— Cela signifie que tout est fini entre nous… que je ne veux pas que vous veniez me voir, je ne veux pas que vous m’appeliez au téléphone, je ne veux pas que vous m’écriviez…

Et avant même qu’il eût proféré une parole elle raccrocha le récepteur.

André Bertrand pâlit, ses narines se pincèrent, le sang se retira de ses lèvres.

Il se promena dans la salle des délibérations en grommelant, et en proie à un énervement visible.

Tous le regardèrent étonnés. Jamais le chef ne manifestait le moindre trouble.

— Mauvaises nouvelles, lui demanda-t-on.

— Non, rien, fit-il d’un ton sec. Et se remettant avec effort ce fut de son ton habituel qu’il reprit.

— Une affaire urgente me force à m’absenter pour une couple d’heures. Boivin, attends-moi ici. Nous regagnerons le temps perdu en route… Il téléphona pour sa routière, y sauta et à une vitesse folle, fila par les rues de Montréal jusqu’à la résidence de Sir Vincent Gaudry. En chemin il essaya de scruter les raisons de ce refus soudain. Il ne comprenait rien à la conduite plutôt étrange de la jeune fille, surtout après leur promenade de la veille. Il flaira quelque complot ourdi contre lui.

Tout à l’heure après la minute de saisissement qui l’avait envahi, il décida vite sa ligne de conduite. Il voulait tirer cette affaire au clair dès le soir même. Nonobstant la défense de la jeune fille, il courut chez elle.

En dépit de l’heure tardive — il était dix heures et demie — il sonna à la porte, bien déterminé à la forcer si on ne lui livrait pas l’accès à la maison.

— Mademoiselle Lucille, est elle chez elle, demanda-t-il au domestique qui lui vint ouvrir, surpris d’une visite à une jeune fille à une heure aussi indue.

— Que dois-je annoncer ?

— Peu importe, répondit-il, en rentrant délibérément dans le hall. Je désire voir Mademoiselle Gaudry.

Il s’assied de lui-même sur l’un des divans, alluma un cigare et chercha à se distraire en regardant les volutes de fumée bleue.

Si maître qu’il fut de lui-même habituellement, son cœur battait d’un mouvement violent. Il était exaspéré.

Le domestique reparut.

— Mademoiselle Gaudry ne peut pas vous voir.

— Dites lui que je ne repartirai pas d’ici avant de l’avoir vue.

Il attendit quelques instants.

Il se leva et arpenta la pièce. Il ne se reconnaissait plus. Jamais il n’avait été si peu en possession de ses moyens.

Descendant l’escalier, Sir Vincent Gaudry s’avançait vers le visiteur.

— M. Bertrand vous avez une façon plutôt étrange de vous imposer chez les gens. Je vous prie d’éteindre ce cigare.

Bertrand tremblait de tous ses membres. Il se redressa et recouvra son calme.

— M. Gaudry ce n’est pas vous que je viens voir. Je suis venu faire une visite à Mademoiselle votre fille, et je ne partirai pas avant que je l’aie vue.

— Vous partirez plus tôt que vous ne pensez.

Bertrand mit la main à sa poche.

— Vous oubliez, Sir Vincent, que lorsque je vais chez des bandits, — car vous en êtes un — je suis toujours armé. Si vous voulez qu’il y ait un scandale dans votre maison, à votre guise.

Et s’adressant au domestique.

— Dites à Mademoiselle Gaudry que son père la demande.

Sir Vincent alla pour parler.

André Bertrand fit un geste menaçant dans sa direction.

— N’est-ce pas M. Gaudry que vous voulez parler à Mademoiselle Lucille ?

Une minute après la jeune fille parut. Elle était très pâle. À la rougeur de ses yeux on devinait qu’elle avait pleuré.

En voyant son ancien fiancé, elle eut une sensation de vertige.

— M. Gaudry, je vous prie de nous laisser seuls quelques instants, nous nous reverrons après.

Sir Vincent obéit à cette invitation que le geste menaçant de tantôt rendait impérieux.

— Qu’est-ce que cela signifie Lucille, lui dit André en s’emparant de ses deux mains.

— Laissez moi, lui dit-elle.

Il lâcha l’étreinte.

— Cela signifie que je ne veux plus vous voir. Jamais. Ma décision est irrévocable.

— Qu’est-il donc arrivé depuis hier.

— Rien. Je me suis ouvert les yeux.

— Lucille, regardez moi franchement. On vous impose votre conduite. Répondez moi. Est-ce vrai ?

— Peut-être.

— Vous m’aimez encore. Pourquoi vous torturer comme cela ? Dites que vous m’aimez encore.

— Je ne veux pas vous aimer.

— Vous m’aimerez. Il est impossible que l’amour immense que je vous porte n’ait pas d’écho dans votre âme.

Et sa voix tout à l’heure rauque s’était adoucit. Elle s’était fait tendre, pressante.

— Mais vous voyez bien que je ne peux pas vivre sans vous, que vous êtes la seule femme que j’ai aimée et que j’aime.

— Leçon apprise. Vous avez déjà débité cette phrase à d’autres femmes.

— Lucille. Je vous défends de parler de même. Je vous jure que je n’ai jamais aimé que vous. Le croyez vous ?

Et comme elle ne répondait rien, il l’attira près de lui et fougueusement l’embrassa.

— Lucille, je pars cette nuit pour Québec où l’on se bat. Peut-être ne reviendrai-je pas. Vous savez tout ce qu’on trame contre moi. Il me faut le talisman de votre amour. M’aimez-vous ?

Épuisée vaincue, elle balbutia.

— Je vous aime…

— M’accordez vous votre confiance.

— Je vous la prête.

— Je ne vous la rendrai pas. Vous me prêtez votre confiance, je vais la garder.

— Bonsoir lui dit-elle. Elle tendit la main. Il voulut y déposer un baiser mais elle la retira.

— Bonsoir, dit-il simplement.

Il semblait heureux et comme allégé d’un grand poids.

Le solliciteur reparut.

— Je n’ai pas le temps de discuter avec vous ce soir. Je vous verrai plus tard. J’ai un compte à régler.

Quand il se représenta au Comité le président était gai, malgré la tristesse et la gravité de l’heure. Il ne doutait plus de rien. Confiant dans son étoile, il souhaita bonsoir à tous ses collaborateurs, leur serra la main et avec Boivin monta dans sa routière à destination de Québec.

Il était minuit passé quand ils franchirent le pont de Charlemagne. La nuit était noire et fraîche. Les phares de l’auto trouèrent l’obscurité.

Sans parler, ils filaient à une vitesse vertigineuse. L’air leur fouettait le visage.

Il n’était pas trois heures qu’ils pénétraient dans Trois-Rivières. La ville dormait ayant repris son aspect accoutumé. Quelques visites nocturnes, quelques ordres donnés, et de nouveau ils s’élancèrent à la conquête de la route de la même vitesse grisante et folle.

Le lendemain, ils firent le tour de la ville. Au club du Castor une animation extraordinaire régnait. La veille plusieurs personnes avaient payé de leur vie, le tribut à la République.

On s’attendait pour la journée à des échauffourées. Des patrouilles fédérales circulaient par les rues, dispersant les groupes aussitôt qu’ils se formaient.

Boivin fit le relevé des forces qui lui étaient fidèles. Il supposa qu’avec celles qu’il attendait de Montréal dans la matinée, il serait en mesure de s’emparer de la citadelle, il passa quelques heures avec les colonels des différents régiments qui lui étaient dévoués. Ensuite il fit la tournée des clubs.

Rapidement, et dans le plus secret, lui et Bertrand organisèrent pour l’après-midi un plan d’attaque élaborée. Le soir ils convoquèrent une grande assemblée sur la terrasse en face du Château. Tous les journaux devaient l’annoncer dans leurs éditions. Près de la Côte du Palais sur la rue St-Jean, l’après-midi, un groupe se forma.

Obéissant à la consigne, la patrouille, un militaire de faction sur cette rue essaya de les faire disperser. Ils résistèrent, tirèrent du pistolet, la foule grossit, sortant de toutes les rues.

Tel qu’on avait prévu on lança la cavalerie. Par une manœuvre adroitement combinée les turbulents s’enfuirent par les rues transversales. La cavalerie se trouva à faire face à deux mitrailleuses qui bloquaient d’un côté la rue St-Jean. Elle essaya de s’en emparer. Le feu nourri faucha les premiers rangs. Les chevaux s’abattirent les quatre pattes en l’air écrasant les cavaliers dans leurs chutes.

Du toit des maisons les bombes se mirent à pleuvoir, qui éclataient au contact des pavés en envoyait dans l’air des débris humains.

De l’autre extrémité de la rue des mitrailleuses bloquaient l’issue. Il ne restait plus qu’à finir par les petites rues transversales.

Au moment même où les cavaleries abandonnaient leurs quartiers généraux, le 164e embusqué à quelques distance y fit irruption et sans coup férir se rendit maître des arsenaux.


Puis au soir tombant, les Forces Républicaines marchèrent à l’assaut de la citadelle.

À Saint Roch, armés de gourdins, et se servant de pierre en guise de projectiles, un groupe nombreux de républicains attaqua les patrouilles une à une, désarmant les soldats, pris par surprise, après les avoir assommés de leurs bâtons.

Puis au soir tombant, se reformant et à l’aide d’officiers dans la place qui étaient d’intelligence, les forces Républicaines marchèrent à l’assaut de la citadelle.

Des commencements d’émeutes un peu partout avaient éparpillé les troupes fédérales, amoindrissant l’effectif en fonction.

Le soir vers neuf heures, les drapeaux palpitants déployés au souffle d’un vent frais et doux, les fanfares sonnant des hymnes d’enthousiasme, la foule des québecquois s’achemina vers la Terrasse illuminée.

En face du Monument de Champlain, on avait élevé une estrade à l’improviste.

Et au milieu de Bravos, de cris délirants, d’une allégresse folle, André Bertrand, Eusèbe Boivin et les chefs de Québec y firent leur apparition.

Les fanfares entonnèrent le « Ô Canada ».

Les cris montèrent du haut de cette masse d’hommes.

— Vive la République ! Vive Bertrand.

Bertrand se leva pour parler. Quand la foule se fut tue, il dit simplement désignant son compagnon.

— Voilà l’artisan de la Victoire ! le libérateur de Québec.

En une phrase concise nerveuse et comme ramassée sur elle-même, le président lança les paroles d’espoir. Ils étaient maîtres de Québec. Il le seront tant que le moral tiendra bon. Il fut pathétique s’élevant jusqu’au sublime. Son verbe allait remuer le patriotisme chez ces gens, le réchauffer, l’enflammer.

Ce fut tête nue, la face tournée vers la statue du fondateur qu’il termina sa harangue en évoquant le geste auguste des premiers colons qui ont accompli au pays les « gesta Dei per francos ».

Et nous continuerons conclut-il.