La comédie contemporaines en Angleterre

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La comédie contemporaines en Angleterre
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 1036-1054).
LA


COMÉDIE CONTEMPORAINE


EN ANGLETERRE.




Quid pro quo, or the Day of Dupes (the Prize-Comedy), 3rd edition ;
Time works Wonders, by Douglas Jerrold, 4th edition.




Si la comédie anglaise a été long-temps accusée d’une extrême licence, elle en a bien rappelé depuis lors, et, comme les personnes qui se rangent après une jeunesse orageuse, elle semble tenir à ne plus faire parler d’elle. Ce n’est pas que la production dramatique soit complètement suspendue chez nos voisins ; mais où le génie manque, la fécondité ne signifie rien. Prenez le dernier numéro du Literary Gazette, et vous y trouverez dans un seul article l’analyse de quatre tragédies, — trois originales et une traduite de l’italien, — plus celle d’une pièce en vers blancs, qui paraît n’être ni une comédie ni une tragédie proprement dite, mais un de ces drames à mi-côte, où se rencontrent les tirades orgueilleuses de Melpomène avec le langage dénoué, libre et flottant de la brune Thalie. Il y a donc des tentatives, et de très nombreuses, pour arracher le théâtre anglais à cette torpeur mortelle qui le menace d’un trépas inaperçu, mais c’est en vain : la Muse, sommeillante ou morte, ne répond rien aux Roméos qui, se traînant à ses pieds, serrent dans leurs mains ses mains glacées, et collent leurs lèvres ardentes à son front décoloré. Elle n’a plus de larmes depuis Shakspeare, Otway et Rowe : ni Byron ni Maturin, — deux talens éminens, — n’ont pu les lui rendre. Elle n’a plus de sourires depuis Congrève, Farquhar et Sheridan : sir E. Lytton Bulwer n’a pu la dérider. Un autre frère Laurence semble l’avoir endormie en lui disant, comme à la jeune Capulet :

— Plus de chaleur, plus de souffle qui témoigne que tu vis encore ; les roses éparses sur tes lèvres et tes joues vont se changer en pâles et cinéraires reflets...

……… Thy eyes windows fall
Like Death, when he shuts up the day of life ;
Each part, deprived of supple government
Shall stiff, and stark, and cold, appear like Death :
And in this borrowed likeness of shrunk death
Thou shalt remain full two and forty hours
And then awake as from a pleasant sleep[1].

En l’an de grâce 1843, on parut croire que les « quarante-deux heures » symboliques étaient écoulées, et qu’il était temps de descendre sous les voûtes funèbres pour exhumer la belle princesse. Une des personnes les plus intéressées à sa résurrection, le directeur du théâtre royal de Hay-Market, donna hardiment le signal en touchant du rameau d’or les portes de la tombe. Pour parler sans métaphore, il proposa un prix de 500 livres sterling (12,500 francs) à la meilleure des comédies qui lui seraient présentées avant le mois de mars 1844. Le nombre des compétiteurs fut grand : quatre-vingt-dix-sept manuscrits arrivèrent devant l’aréopage littéraire convoqué pour décider entre les aspirans rivaux. Cette surabondance de justiciables ne découragea point le tribunal ; il examina tout, prit chacun en sérieuse considération, et décerna la palme si chaudement disputée. Les journaux instruisirent l’univers qu’une comédie intitulée Quid pro quo, ou la Journée des dupes, avait réuni la majorité des doctes suffrages. Un nombre infini de réclamations, de protestations, de récusations, d’invectives amères, accompagna, selon l’usage, le triomphe proclamé, dont il augmentait la pompe et le retentissement. La pièce anonyme fut aussitôt montée, distribuée, répétée, jouée, et, contre toute attente, — car on ne s’attend jamais à ce qui doit presque nécessairement arriver, — elle fut sifflée à outrance par le public brusquement désenchanté.

L’année suivante, en 1845, un de ces journalistes qui sèment leur esprit de tous côtés, dans les colonnes des magazines, dans celles du Punch, — le Charivari de Londres, — dans les keepsake, dans les annuals, sur toutes les scènes secondaires, chez les plus humbles éditeurs, et, pour ainsi dire, au coin de toutes les rues, au milieu de tous les carrefours, s’avisa d’aborder, sans autre préparation qu’une vingtaine de farces, plus ou moins imitées de nos vaudevilles, le grand problème d’une comédie en cinq actes. Sa pièce, intitulée : le Temps fait des miracles (Time works wonders), fut acceptée avec défiance, jouée sans grand espoir, et obtint un succès énorme.

Ce sont ces deux comédies qu’il nous a semblé curieux d’étudier, l’une à cause de sa chute inattendue, l’autre à cause de sa réussite inespérée ; celle-là parce qu’elle a plu à un comité de lecture composé des littérateurs le plus en crédit, celle-ci parce qu’elle s’est fait accepter du vulgaire, dont le suffrage, du moins au théâtre, a toujours été le desideratum secret des plus ambitieux ; toutes deux, enfin, parce que nous espérions y trouver quelques révélations directes ou indirectes sur l’état actuel de la société anglaise, que toutes deux essaient de peindre, et qu’elles doivent plus ou moins laisser deviner.

Il serait peut-être intéressant de jeter d’abord un coup d’œil sur le passé des deux écrivains auxquels nous les devons ; mais ceci nous entraînerait à de longs développemens, car mistress Gore à elle seule, — l’auteur de Quid pro quo, — fournirait un chapitre littéraire assez étendu, pour peu qu’on voulût énumérer tous ses titres à la vogue singulière dont ses romans jouissent dans un certain monde. Ce que lord Normanby a fait une ou deux fois au début de sa carrière diplomatique, c’est-à-dire esquisser à un point de vue légèrement satirique les mœurs de la haute société anglaise, mistress Gore, depuis un nombre d’années qu’il serait peu galant de rappeler, le continue avec une persévérance infatigable, inexplicable même, dirions-nous, si l’engouement et la mode n’expliquaient parfaitement pourquoi certaines plumes sont invariablement vouées à tel ou tel ordre de productions. Le roman fashionable, plus goûté en Angleterre que partout ailleurs, y fait éclore très régulièrement sa moisson annuelle. Il exige donc des travailleurs assidus qui se chargent d’aménager ce champ fertile, de l’ensemencer à temps, de faire la récolte au moment voulu, c’est-à-dire à l’entrée de l’hiver, quand la vie de château, désormais close, pleine de loisirs, a besoin de quelques distractions élégantes. En tête des laborieux chercheurs de riens qui défraient de leurs éphémères conceptions la curiosité blasée des lecteurs de salon, mistress Gore s’est placée à un rang assez honorable par sa fécondité vraiment intarissable et par la tournure épigrammatique de son esprit, qui la distinguent de lady Blessington, de lady C. Bury, de mistress Trollope elle-même et de tant d’autres bas bleus voués comme elle à cette mission futile. Tantôt sous son nom, tantôt sous le masque de l’anonyme, un jour traduisant nos romanciers, le lendemain redevenant elle-même, elle a publié des livres qui ont eu les honneurs de la saison, mis en éveil la curiosité du monde aristocratique et satisfait à l’appétit assez niais de la bourgeoisie pour tout ce qui semble l’initier aux mystères de ce que nos voisins appellent la haute vie.

Nous aurons probablement à revenir, dans nos études ultérieures, sur l’espèce de musée où mistress Gore a placé tant de physionomies différentes, orgueilleuses douairières, hommes d’état solennels, dandies écervelés, romanesques héritières, avides chasseurs de dots, femmes vaines et légères, maris infidèles ou trompés, et cette prévision nous dispense aujourd’hui de plus amples détails sur l’auteur de Cecil, de Pairs et Parvenus, et de tant d’autres agréables romans que la même saison a vus naître et mourir. Venons maintenant à sa comédie.

« Il est temps, disait le prologue, il est temps de tourner une page nouvelle, de montrer la vie comme elle est, les mœurs comme elles vont...

Life as it is and manners as they go. »


Et c’est là, effectivement, le but de presque toutes les comédies nouvelles ; mais en ceci, justement, gît l’immense difficulté de ce travail. Chaque époque, nous ne le contesterons pas, a ses tendances générales, d’où doivent naître nécessairement des penchans individuels, des habitudes, des travers, que n’ont pas connus les générations passées. Les passions demeurant les mêmes, leurs objets changent, aussi bien que leur expression. Il faut cependant, pour dégager les traits caractéristiques de ce mouvement confus qui nous presse, nous environne, nous entraîne, et auquel l’écrivain obéit tout comme ses contemporains, une faculté toute particulière et fort rare de réaction observatrice, d’isolement philosophique. L’auteur dramatique est entre deux écueils également redoutables. Si pour mieux juger, et avec plus de sang-froid, le monde qu’il veut peindre, il s’en écarte résolument, il aura chance de bien saisir la direction générale des esprits ; mais il perdra la science des détails, le sentiment de la vérité individuelle, l’espèce de sympathie et d’indulgence que le monde réclame de ceux-là même qui se chargent de railler et de châtier ses ridicules. La solitude fait des Caton, mais non pas des Molière. En revanche, une fois mêlé à ce tourbillon d’atomes brillans et parfumés qui se jouent dans l’atmosphère lumineuse des salons, il devient malaisé de conserver le sang-froid, le désintéressement, la netteté de coup d’œil, la sensibilité délicate de l’intellect que réclame la tâche ardue de l’auteur comique. Le monde fait des Brummell et non des Sheridan. Tirez-vous de cet embarrassant dilemme !

On s’en tire cependant à force d’esprit et de génie, quand on a reçu du ciel, à doses égales, la faculté d’entraînement et la faculté d’observation, l’esprit sympathique et l’esprit moqueur. On s’en tire lorsqu’on peut, sans être ébloui, vivre au milieu du monde et se retrouver ensuite, sans en être attristé, dans la solitude studieuse où mûrissent les œuvres d’art. Malheureusement il paraît que ce sont là des qualités difficilement conciliables, car le monde, jusqu’à présent, n’a guère trouvé pour le peindre que des miniaturistes empressés à se copier l’un l’autre, non des peintres originaux sachant donner à leurs tableaux le cachet durable de la vérité humaine.

Aussi n’avons-nous pas été surpris de voir mistress Gore échouer, après tant d’autres, dans cette mission délicate qu’elle s’était donnée. Nous n’avons pas été surpris de la voir confondre les ressources du roman et celles du théâtre, et, nonobstant ce désir d’innovation si clairement et si fièrement manifesté, se traîner sur les traces de sir E. L. Buhver, dont la pièce intitulée l’Argent était, en 1844, le dernier effort à peu près heureux de la comédie contemporaine.

Un ou deux changemens de noms, — vous savez si cette donnée est nouvelle, — servent de nœuds à la pièce de mistress Gore. Henry Grigson, lieutenant de marine, est rappelé en Angleterre par une riche tante qui veut lui faire épouser sa fille. Au lieu de venir tout droit et ouvertement réclamer sa fiancée, Henry, docile aux conseils de sa tante, prend le nom d’un de ses compagnons d’armes, lord Algernon Fitz-Urse, descendant d’une des premières familles du royaume-uni. L’oncle, Jeremy Grigson, commerçant retiré, dont il flatte ainsi la manie aristocratique, accueille avec le plus profond respect son neveu, qu’il se garde bien de reconnaître. Premier quiproquo, d’où bon nombre de méprises doivent infailliblement jaillir.

Jeremy Grigson, aspirant aux honneurs parlementaires, qui doivent le conduire à prendre rang parmi la noblesse, s’est fait le très humble serviteur du comte de Hunsdon, secrétaire d’état en disponibilité, dont il est le voisin de campagne. Inutile de dire que le fier patricien subit à regret une alliance quelconque avec l’ancien marchand de Gracechurch-Street ; mais Grigson est riche, il a de quoi subvenir aux frais énormes d’une élection, elles domaines du comte sont grevés de lourdes hypothèques : c’est encore, vous le voyez, le comte Dorante courtisant la marquise Dorimène, — c’est-à-dire, en 1844, les électeurs d’Oldfield — aux frais d’un manant enrichi.

Ces rapports ainsi établis vous expliqueront comment la comtesse de Hunsdon, apprenant par un officieux parasite qu’un original assez curieux est débarqué chez les Grigson, se décide à faire invasion chez ces croquans et à les enlever en masse, sous prétexte de les appeler aux répétitions d’une comédie qui doit se jouer chez elle. Comme le vieux bonhomme d’oncle, elle donne dans le piège tendu par mistress Grigson, et accepte, elle aussi, pour un rejeton de noble race, le prétendu Fitz-Urse, dont elle entreprend aussitôt la conquête au profit de sa fille, lady Mary. Second quiproquo, conséquence du premier.

Un troisième résulte de ce que la jeune cousine d’Henry, miss Ellen Grigson, indocile aux conseils de sa mère, est secrètement éprise du jeune Rivers, parent du comte de Hunsdon. Un autre membre de la même famille, sir George Mordent, espèce de bourru bienfaisant, dont le comte et sa femme supportent les rudes boutades en vue de l’héritage qu’il peut leur laisser, favorise les amours de Rivers et le présente chez lord Hunsdon à titre de musicien amateur qui pourra servir de chef d’orchestre.

Il ne faut pas une grande dose de perspicacité pour deviner ce qui doit s’ensuivre. Henri Grigson, qui voit sa cousine l’accueillir très froidement, profite de la bienveillance intéressée que lui témoigne lady Hunsdon pour faire sa cour à lady Mary, si bien qu’au dénouement, lorsque la double supercherie éclate, on n’a rien de mieux à faire qu’à permettre le double hymen qui va unir les Hunsdon et les Grigson, l’ex-ministre et l’ex-wholesaler, la fière comtesse et cette bonne commère de Gracechurch-Street ; bref, deux races ennemies, dont la politique a commencé l’amalgame, et que les jeux de l’amour fondent pour jamais l’une dans l’autre.

Quant à l’élection d’Oldfleld, que la protection du comte semblait assurer à l’honnête Jeremy, elle lui est enlevée par un quatrième quiproquo qu’a préparé à son profit l’homme d’affaires de lord Hunsdon, espèce de Machiavel subalterne, chargé d’agir auprès des électeurs. Cet homme, appelé Cogit, abuse de son mandat, confisque les lettres écrites en faveur du pauvre Jeremy, et se fait proclamer député sans craindre la rancune de son patron, contre lequel, sans nul doute, il a des armes puissantes.

Dieu nous garde d’insister sur les vices de cette fable absurde, où une invraisemblance n’attend pas l’autre, où les plus proches parens se méconnaissent avec une facilité désespérante, où les intrigues se nouent en quelques heures, où les fripons ne se donnent pas la peine d’être habiles, ni les dupes celle d’être honnêtes. Elle prouve que l’art dramatique n’a pas fait de très grands progrès chez nos voisins depuis le temps où Dryden, déplorant la supériorité des pièces françaises, louait nos auteurs, par l’organe de sir Charles Sedley, « d’observer avec scrupule les unités, de ne pas mettre une double intrigue dans chaque pièce, de ne point mêler le pathétique et le comique, de ne pas encombrer le théâtre d’événemens. » Il est vrai qu’il s’agissait de la tragédie ; mais ne saurait-on appliquer à toute espèce de compositions dramatiques les sages conseils du vieux poète" ? « En s’attachant à l’unité d’un sujet, dit-il, les Français ont gagné plus de liberté pour la poésie. Ils ont le loisir de s’arrêter sur ce qui mérite intérêt, et d’exprimer les passions, véritable œuvre du poète, sans être emportés brusquement d’une chose à l’autre, comme on le voit dans les pièces de Calderon[2]

Mistress Gore n’a évité, nous venons de le voir, aucun de ces écueils depuis si long-temps signalés par les plus habiles pilotes. Elle a suivi l’usage, déjà établi du temps de Massinger et des contemporains de Shakspeare, qui consiste à mêler ensemble deux intrigues, dont l’une, secondaire et sacrifiée, sert à combler les lacunes de l’autre. Elle a même renchéri sur cette combinaison surannée en mêlant à sa fable un troisième élément de curiosité, l’issue de la lutte électorale, qui préoccupe l’esprit, éparpille l’attention et atténue d’autant, sans la moindre nécessité, l’attrait de ces deux petits romans, attrait déjà si faible et si vulgaire. Il ne faut donc pas nous arrêter à cette combinaison sans portée et sans nouveauté. Voyons plutôt les compensations que l’écrivain, inhabile à serrer les fils multipliés de son récit, a dû chercher dans la peinture des mœurs et des caractères. Un romancier quelquefois heureux ne pouvait manquer de se dédommager ainsi. Mistress Gore, à tout le moins, l’a tenté.

N’est-ce pas un type de roman, c’est-à-dire trop peu marqué pour la scène, que le noble suzerain de Hunsdon-Castle, poursuivi dans sa retraite par l’immense regret du pouvoir qu’il a perdu ? Sa gravité emphatique et sa vide sonorité, le désintéressement hautain qu’il affecte, son affabilité calculée à l’égard de Grigson, les prévenances dont il accable son homme d’affaires pendant qu’ils sont tête à tête, et l’impertinent dédain qu’il lui marque en public, sont certainement observés d’après nature ; mais, si ces linéamens caractéristiques donnent assez l’idée de la caste même à laquelle appartient le noble comte, des concessions calculées auxquelles elle est condamnée, de cet affaiblissement qui les lui arrache, et de la servitude à laquelle se plient les hommes ambitieux de commander, rien de tout cela n’individualise le personnage présenté sous ces aspects généraux. Il n’est ni autrement fier, ni autrement humble que tous les grands seigneurs ruinés, ni autrement soucieux que tous les ministres déchus de recouvrer son portefeuille et son influence. Ce n’est pas qu’en s’épanchant vis-à-vis de son confident le plus intime, il ne lui laisse voir, — plus que de raison peut-être, — ses plus secrètes pensées :


« Il y a deux sortes d’hommes, lui dit-il, avec lesquels notre meilleure politique est une franchise entière : notre médecin et notre homme d’affaires. COGIT, s’inclinant. — Voilà un axiome, milord, que le grand Bacon n’aurait pas désavoué.

LE COMTE, plus familièrement. — Lorsqu’à la dernière session je quittai brusquement mon poste ministériel, le public demeura persuadé (les agens du gouvernement ayant jugé à propos de faire prévaloir cette opinion) que ma santé était altérée par les soucis du pouvoir, et que je soupirais après le repos de la vie privée. (Cogit fait un geste d’assentiment.) Mauvaise plaisanterie, monsieur ! absurde croyance !... Mes collègues m’avaient adroitement éconduit ; ... ils m’avaient amené, en me donnant de légers sujets de plainte, à offrir un semblant de démission qui fut prise au sérieux et acceptée à l’heure même.

COGIT, levant les yeux au ciel. — L’hypocrisie de ce monde est chose vraiment surprenante.

LE COMTE. — Quand je me trouvai de la sorte échoué sur les récifs où ils m’avaient si habilement attiré par leurs perfides signaux, je n’eus plus qu’à faire de nécessité vertu, et je battis dignement en retraite, à reculons, tourné vers le trône comme un vrai lord chambellan.

COGIT. — Et moi qui, dans la simplicité de mon cœur, avais pris pour une résignation volontaire la retraite de votre seigneurie !

LE COMTE, avec une emphase particulière. — Gravez ceci dans votre cœur, Cogit, comme un grand principe de la vie publique : jamais un homme n’a quitté une bonne place….. sans être bien certain que cette place l’allait quitter... Du reste, mon intérim n’a pas été perdu : j’ai pris soin de faire déplorer en bon lieu ma retraite prématurée, et mes habiles collègues ayant réussi, par leurs admirables bévues, à conduire en plein bourbier, avec la nation, la machine gouvernementale, les absens, cette fois, se trouvent avoir raison.

COGIT. — Cependant votre seigneurie semble nourrir l’espoir de rentrer dans ce ministère...

LE COMTE. — Ou d’être désigné pour en former un autre ; — qui sait, Cogit ? — Mais les espérances sont des quantités inconnues ; les dégager est une affaire de pure arithmétique. Mon vote à la chambre haute, même avec le bourg de ma famille, n’eût pas suffi pour me maintenir au pouvoir ; mais en m’assurant la représentation du comté et celle du bourg d’Oldfield, — toutes deux jusqu’à présent acquises à l’opposition, — mes moyens d’action seront doublés. L’influence politique, vous le savez, mon cher, est une question de deux et deux font quatre.

COGIT. — Pure addition ! (A part.) Je croyais au contraire que la division y jouait un grand rôle. »


Le reste de la scène est tout aussi spirituel et tout aussi faux. Le comte promène son agent devant la galerie des portraits de famille étalés sur les murs de son cabinet, et lui fait remarquer que tous ses ancêtres ont porté le cordon bleu en sautoir. C’est pour ne pas déchoir de leur antique illustration, c’est pour porter à son tour l’ordre de la Jarretière, qu’il emprunte à gros intérêts l’argent nécessaire à l’élection ; c’est pour cela qu’il s’abaisse à flatter, à cajoler Grigson ; c’est pour cela qu’il se ruine en fêtes brillantes qui servent de texte aux pompeuses réclames des journaux du comté. Certes, beaucoup de nobles lords ont agi tout aussi follement, abusés par les mêmes prestiges ; mais nous ne croyons pas possible qu’aucun d’eux ait jamais eu le courage de s’avouer à lui-même, bien moins à un autre, et surtout à un inférieur, la secrète faiblesse de son âme orgueilleuse.

Lady Hunsdon est un type non moins vrai, non moins insignifiant, non moins impropre à la comédie. Capricieuse, hautaine avec ses parasites, elle se jette, elle et sa fille, à la tête de ceux qu’elle veut enlacer et dominer. C’est bien l’enfant gâté du destin, la femme à la fois étourdie et calculatrice, cervelle éventée, cœur absent, intéressée et frivole, traitant du même air, et avec la même insouciance perfide, les affaires de famille et les plaisirs de la vie de château ; mais, je le répète, ce sont là des traits généraux qui n’animent pas la scène, une satire didactique dont les procédés réguliers et froids sont antipathiques au commun des spectateurs. Sheridan était certes bien mieux inspiré quand il traçait le portrait de lady Teazle, Congrève celui de mistress Frail, et Farquhar ceux de Dorinda et de mistress Sullen dans cette leste comédie qu’il a intitulée le Stratagème des Elégans[3].

En continuant à examiner ces types aristocratiques, nous arrivons à celui de lord Bellamont, le fils unique du comte. Bell, comme l’appellent familièrement sa mère et sa sœur, est l’étudiant mal-appris de Cambridge ou d’Oxford, jockey forcené, tumultueux, indiscret, corrompu par la complaisance des valets et des parasites, insupportable même pour eux, et provoquant pour tout autre. Aisément persuadé que ce portrait approche de la caricature, nous ne comprenons pas qu’un pareil brise-raison, un si insolent gamin, soit toléré dans un monde qui se pique de quelque dignité, dans un pays où le respect de soi-même (self-respect) est poussé quelquefois jusqu’à la plus ridicule affectation. On nous a souvent accusés de laisser-aller, de complaisance outrée, de souplesse servile ; mais chez nous, à l’heure qu’il est, lord Bellamont serait arrêté court, au plus vif de ses escapades, par le premier venu, bien ou mal né, dont il s’aviserait de railler la tournure et la mise avec le sans-gêne insultant que mistress Gore attribue à ce dandy universitaire.

Sir J. Mordent, le cousin des Hunsdon, est un caractère dont les romanciers anglais ont fait abus, et qui doit être regardé, par cela même, comme d’une incontestable vérité. Vous le trouverez déjà dans les tableaux de la société anglaise sous George III, telle que Mme d’Arblay (miss Burney) l’a connue et représentée. C’est l’homme riche, au cœur généreux, à l’esprit méprisant et caustique, qui s’amuse à constater en passant les ridicules ; les vices, les contradictions, les inconséquences des êtres que lui assujettit un espoir intéressé. Ces sortes de rôles de raisonneurs, comme on dit en argot de coulisses, ne servent que comme contraste ; c’est ce qu’en peinture on appelle des repoussoirs. On les tient quittes, moyennant quelques épigrammes, de leur emploi tout-à-fait secondaire. Une de celles que se permet Mordent est à l’adresse des entrepreneurs dramatiques, si embarrassés aujourd’hui pour conjurer l’indifférence du public anglais. En arrivant chez lord Hunsdon, où tout est en l’air pour les répétitions d’une tragédie : « Vraiment, dit le matin vieillard, Hunsdon-Castle ressemble à la plupart de nos théâtres contemporains ; la maison est sens dessus dessous, et les propriétaires ont perdu l’esprit. » Perdre l’esprit, n’est-ce pas le plus grand malheur qui leur puisse arriver ?

L’assimilation très rigoureusement exacte que nos lecteurs auront déjà faite de Jeremy et de mistress Grigson avec M. et Mme Jourdain nous dispense de revenir sur ces deux personnages : leur neveu n’est guère qu’un Bellamont plébéien, avec un peu plus de bon sens, et qui se borne à simuler les travers de la jeunesse titrée ; mais Cogit et le capitaine Sippet sont deux portraits plus curieux en ce qu’ils nous représentent, sous deux aspects différens, le parasite moderne.

Cogit est plus rusé, plus sérieux, plus redoutable. Il s’insinue moins dans l’intimité apparente, mais bien plus dans la connaissance exacte des faiblesses et des secrets qui peuvent, habilement exploités, lui livrer pieds et poings liés cette famille altière dont il semble le très infime serviteur. C’est lui qui négocie les emprunts à gros intérêts, et très probablement il est sous main l’un des prêteurs. C’est lui qui caresse, séduit et soudoie les électeurs pour le compte de son patron, et laissez-le faire, un beau jour il saura s’attribuer tout le bénéfice de ces ténébreuses menées. Il néglige, comme vous voyez, le brillant pour le solide. Sippet, au contraire, s’enivre de quelques menues faveurs qu’on lui fait expier par bien des mépris. Il n’est pas seulement aux ordres de l’altière comtesse, mais à ceux de sa fille lady Mary, de son fils Bell, votre de son petit chien Fido. Si Bellamont a fait quelque sottise, à qui s’en prend le comte ? A Sippet. Si les répétitions vont mal, qui sera traité de haut en bas par la capricieuse châtelaine ? Sippet, toujours Sippet. C’est lui qui sera chargé de mener Fido sur la pelouse, si Fido menace d’oublier les lois du décorum ; c’est lui qu’on rendra responsable des plaisirs dont il est l’ordonnateur. Il faut qu’il amuse, qu’il invente, qu’il improvise, qu’il surveille les décors, fasse marcher l’orchestre, gronde les machinistes. On le contrecarre, on le gêne, on le critique à tout bout de champ : n’importe, il faut qu’il continue. toujours de bonne humeur, toujours complaisant, toujours enchanté, plus souple qu’un laquais, moins sûr de ses gages, et soumis à des exigences mille fois plus dures, parce qu’elles sont mille fois moins définies. Cogit, du moins, sait à quel prix il se courbe et s’humilie, Cogit sera riche un jour, et aura pleine revanche des dédains qu’il supporte maintenant ; mais, lorsque Sippet aura, de château en château, de maître en maître, de dîner en dîner, usé sa jeunesse et sa gaieté, il apprendra, papillon étourdi, qu’on se brûle les ailes à courir ainsi vers tout ce qui brille, attire et dévore.

Qu’on nous pardonne de faire ainsi poser tour à tour les différens personnages d’une comédie médiocre. S’ils nous donnent une idée précise de cette société où se cantonne et s’isole avec tant de soin et de méfiance une aristocratie ombrageuse, ne serons-nous pas payés de notre patience à les étudier ?

Cependant il est temps de passer à la pièce de M. Douglas Jerrold, auteur de the Ment Day, Prisoner of War, Bubbles of the Day, et d’innombrables contes, essais, historiettes, dialogues satiriques, esquisses, semés çà et là dans les grands et petits journaux, quotidiens, hebdomadaires ou mensuels. Il en existe un recueil choisi, dont le titre alléchant, si j’ai bonne mémoire, est bonne Ale et petits Gâteaux[4]. Avec de pareils précédens, qui sentent d’une lieue le vagabondage et la bohème intellectuelle, il ne faut pas s’attendre à une de ces œuvres sérieuses où l’artiste se met tout entier, corps et âme pour ainsi dire, décidé à les perfectionner, coûte que coûte. Par le fait, la comédie de M. Douglas Jerrold est tout uniment une petite nouvelle en deux chapitres qu’il lui a plu de découper en cinq actes, après l’avoir allongée par quelques scènes où l’esprit et l’humour, — deux choses très différentes, — se donnent ample et libre carrière.

Deux personnages déjeunent ensemble dans une auberge de campagne : l’un est un professeur errant que le vent de l’adversité pousse deçà delà, tantôt dans un pensionnat de jeunes filles, dont il courtise la directrice surannée, tantôt en compagnie d’un jeune échappé de collège dont il met à contribution l’inexpérience et la générosité candides, comme le pique-assiette de Pennatlor celles de Gil-Blas. M. Truffles, — le docteur en question, — ressemble terriblement à un chevalier d’industrie, et sa conscience est plus chargée de menus remords que sa cervelle ne l’est de bonne et solide érudition. Son compagnon d’aventures, Félix Goldthumb, est un franc et loyal jeune homme, fort épris de l’air des champs, et tout disposé à s’éprendre d’autre chose. Tandis que ces deux péripatéticiens philosophent autour d’un assez mauvais déjeuner, le bruit d’une chaise de poste les attire à la fenêtre. Deux jeunes filles en descendent, accompagnées d’un beau cavalier. Leur physionomie inquiète, l’empressement de ce dernier à réclamer des chevaux, tout annonce un événement mystérieux, et de fait c’est d’un enlèvement. qu’il s’agit. Clarence Norman, camarade de collège de Félix Goldthumb, vient de décider la belle Florentine à s’échapper du pensionnat de miss Tucker pour venir le rejoindre. Dans cette belle expédition. Florentine s’est fait accompagner par miss Bessy Tulip, sa meilleure amie. Qu’en arrivera-t-il ? Dieu le sait, et Félix s’en inquiète, car Florentine l’intéresse, et Clarence Norman est le neveu et l’héritier d’un fier baronnet, sir Gilbert Norman, très peu disposé à tolérer une mésalliance. Par bonheur pour nos imprudens jeunes gens, on est déjà sur leurs traces. Miss Tucker, cette maîtresse de pension que le professeur Truffles avait naguère fascinée, et qui garde de lui un tendre souvenir, malgré certains procédés assez peu délicats dont elle pourrait l’accuser, miss Tucker, disons-nous, avertie à temps, rattrape dès le premier relais les deux écolières fugitives. Clarence Norman, qui s’est éloigné un moment pour se procurer des chevaux, n’est pas là pour lui tenir tête, et les deux brebis égarées, reconnaissant la houlette habituelle, rentrent sans l’attendre au bercail qu’il leur avait fait déserter. Quand il revient avec des chevaux, on lui remet pour toute consolation, avec les adieux de Florentine, un portrait qu’elle avait de lui, et dont on a jugé la restitution indispensable.

Quels merveilleux changemens le temps va-t-il amener dans ces intérêts, dans ces caractères divers ? C’est là, selon le titre de la pièce, ce qu’il s’agit de savoir. Cinq années s’écoulent. Durant tout ce temps, Clarence Norman a voyagé par ordre de son oncle, qui, le jugeant bien guéri de sa passion romanesque, le rappelle enfin près de lui. Florentine a perdu son père, et, maîtresse d’une fortune indépendante, elle vient de s’établir à la campagne, dans le voisinage du château qu’habite sir Gilbert. Là, sous la garde de miss Tucker, qui a dû fermer son pensionnat abandonné, la belle et romanesque enfant cultive les heureuses dispositions que le ciel lui a départies. Cependant, avant de prendre ce parti et de s’ensevelir dans cette riante retraite, elle a voyagé long-temps sans que personne sache où elle est allée. Plus tard, sans doute, ce mystère s’éclaircira. En attendant, laissez-nous vous présenter un jeune couple qui, dans le même intervalle de temps, a serré les nœuds de l’hymen. Miss Bessy Tulip, la sémillante et légère miss Bessy, a épousé Félix Goldthumb, que son père avait fait partir pour les Indes, mais qui, rencontrant, au retour, son aimable compatriote, a saisi cette occasion toute naturelle de renoncer au célibat.

Ces cinq années, à fécondes en événemens, ont amené d’autres métamorphoses. Sir Gilbert Norman, jadis exclusivement voué à la politique ; faisait état de mépriser les puérilités de l’amour, et l’amour, qui se venge d’ordinaire assez cruellement de ses plus ailiers détracteurs, allume au cœur de sir Gilbert une folle passion pour la belle inconnue qui, depuis quelque temps, est venue résider près de lui. Florentine, tout d’abord, n’attache pas un très grand prix à cette conquête, dont miss Tucker, éblouie, lui vante vainement, en personne qui sait calculer, les avantages essentiels ; mais tel incident peut se présenter qui changera les dispositions de Florentine. Supposez, par exemple, que Clarence Norman, de retour en Angleterre, semble n’avoir gardé aucun souvenir de ses premières amours ; supposez que, se méprenant à l’accueil réservé de Florentine, il veuille lui rendre indifférence pour indifférence, oubli pour oubli, et que la jeune miss, se méprenant à son tour, puisse se croire réellement dédaignée par l’ingrat qu’elle a tant aimé, que peut-être elle aime encore : alors, vous le comprenez de reste, il lui sera doux de prouver à Clarence Norman qu’elle peut, elle aussi, songer à un autre hymen ; et si miss Tucker, tout acquise aux intérêts de sir Gilbert, dont elle convoite déjà le château, le carrosse, le somptueux état de maison, choisit ce moment pour plaider chaleureusement la cause du riche et vieux gentleman, gageons qu’elle arrachera au dépit de Florentine une sorte de demi-consentement aussitôt regretté que donné.

Au surplus, ne nous effrayons pas de cette péripétie, bonne tout au plus pour inquiéter des enfans. Lorsqu’un malentendu sépare seul au théâtre deux cœurs secrètement épris, il est de règle fort ancienne et peut-être éternelle que ce malentendu doit cesser vers le milieu du cinquième acte. C’est ce qui ne manque pas d’arriver tout à point, lorsque M. Douglas Jerrold a suffisamment prolongé, d’une part, les souffrances de Clarence et de Florentine, de l’autre, les petits stratagèmes à l’aide desquels Félix Goldthumb prépare son père à le revoir marié, à lui pardonner son retour, à bien accueillir la bru qu’il lui ramène. À ce moment, on découvre que Florentine a suivi, sans qu’il le sût, dans toutes ses pérégrinations continentales, l’heureux jeune homme à qui elle destinait sa main. Ils s’expliquent ; sir Gilbert, sans trop se faire prier, rend à Florentine la parole qu’elle lui avait donnée. Il pardonne, et son exemple autorise Goldthumb à se montrer indulgent pour son mauvais sujet de fils. Les deux intrigues marchent ainsi de front, sans cesser de se côtoyer et de s’entr’aider, fidèles à la tradition de la scène anglaise, où la comédie ne se meut jamais qu’avec un attelage complet, lourde et pesante machine qu’un seul cheval ne mènerait pas loin ; composition gauche et naïve, où percent de tous côtés l’embarras de l’écrivain inhabile à dominer, à répartir son sujet, le besoin qu’il a de personnages nombreux et d’intérêts multipliés pour remplir son cadre toujours trop vaste, et aussi, — car il faut tout dire, — l’inintelligence relative de l’auditoire pour lequel il travaille. Nous sommes habitués, — nous l’étions du moins, — à suivre avec intérêt, avec passion quelquefois, le développement d’une idée, d’un caractère, d’un fait particulier, assez contens de nous associer, dans toutes ses phases, à ce puissant et curieux travail d’analyse. En Angleterre, la scène est soumise à des conditions matérielles d’un autre ordre : il faut, pour des spectateurs autrement actifs et d’appétit plus solide, un régime intellectuel analogue à leur régime physique. Fi des ragoûts à la française, où les délicatesses de l’assaisonnement tiennent lieu de substance et de réalité ! On exige à Londres une chère plus solide, des jouissances moins idéales. La comédie s’y fait comme le pudding, plus substantielle que subtile, avec force ingrédiens de haute saveur, entassés pêle-mêle et bourrés dans le premier moule venu. Elle ne peut se passer d’une certaine agitation purement extérieure, d’un mouvement qui amuse l’œil plutôt que l’esprit, et qui ne ressemble en rien à l’invisible activité de ces chefs-d’œuvre où deux personnages, immobiles en face l’un de l’autre, forcent l’esprit à passer, en quelques minutes, par mille et mille hypothèses, mille et mille combinaisons diverses. Sachons apprécier cette différence et en tenir compte aux écrivains dramatiques de l’Angleterre, sans omettre néanmoins de leur rappeler qu’avec une plus ferme volonté d’élever leur public à eux, au lieu de descendre jusqu’à lui, on pourrait graduellement, sinon faire violence au génie national, du moins ressusciter peut-être et même perfectionner la comédie anglaise qu’on applaudissait jadis : la comédie de Wycherley, de Congrève, de Farquhar, de Sheridan. Et ce qui le prouve, c’est que le vaudeville français, passablement travesti, à vrai dire, est admis, compris et applaudi depuis plus de vingt ans sur les théâtres de Londres. Qu’il y fraie le chemin à la haute comédie, votre à ce genre mixte par lequel nous l’avons si mal à propos remplacée, et l’émancipation du public anglais, son aptitude à comprendre et goûter les productions d’un art évidemment supérieur, seront suffisamment démontrées. Paraisse alors un homme de génie, ou même un écrivain de talent, et il ne risquera point d’être méconnu.

Pour en revenir à M. Douglas Jerrold, ce qui fait, à nos yeux, le principal mérite de sa pièce, assez vulgaire d’ailleurs et totalement dénuée d’intérêt, c’est l’originalité de quelques caractères épisodiques. Ce professeur Truffles, dont nous n’avons pu donner qu’une idée sommaire, est certainement un personnage nouveau : mélange singulier d’impudence et de bassesse, exprimant en style guindé, officiel, pompeux, les penchans les plus effrontés, les calculs les plus cyniques. Il a pour pendant miss Tucker, l’ex-maîtresse de pension, qui est également une création originale, et que l’on croit voir, à côté de miss Florentine, harcelant cette généreuse enfant de ses exigences égoïstes, de ses susceptibilités toujours en éveil et toujours froissées. Miss Tucker n’est au fond qu’une mendiante décemment vêtue, mais une mendiante à part, d’un caractère difficile et revêche, qu’on est sûr de blesser en ne lui donnant pas, et d’offenser en lui donnant. A chaque bienfait, elle répond par une plainte, et, dans son cœur, où fermentent mille instincts envieux, la reconnaissance ne peut germer. Elle flatte pour obtenir et mord ensuite la main qui s’est ouverte. Sous prétexte qu’elle est humiliée de vivre aux dépens d’autrui et que rien ne lui doit rappeler cette humiliation, elle use et abuse tyranniquement de l’hospitalité la plus cordiale. C’est un type ignoble et laid, mais d’une vérité, d’une originalité incontestables.

Le vieux Goldthumb n’est pas, il s’en faut, une figure aussi nouvelle, et, sans aller plus loin, il rappelle à beaucoup d’égards le Jeremy Grigson de mistress Gore. Cependant il y aurait injustice à lui refuser quelque valeur comique. Ce brave homme, avant d’être rentier et propriétaire, faisait le commerce des coffres et malles. Il y a puisé le goût des lettres. Pour comprendre ce phénomène, il est bon de savoir que les malles anglaises sont garnies à l’intérieur avec du papier fourni d’ordinaire par la librairie en déconfiture. Poèmes incompris, philosophie sans adeptes, romans et tragédies qu’on ne lit pas, arrivent en dernière analyse chez le layetier du coin ; de là mille plaisanteries plus réservées que les nôtres en pareille occurrence, et dont vous retrouverez la trace, soit dans la correspondance familière de Byron, soit dans les charmans essais de Lamb, partout enfin où il est fait allusion aux misères du métier d’auteur. Maintenant vous devinez quel genre d’érudition Goldthumb a pu acquérir en pratiquant la petite industrie à laquelle il doit sa fortune, et vous comprendrez le quiproquo suivant, qui rend assez piquante sa première entrevue avec sir Gilbert Norman, athlète émérite des luttes parlementaires. Sir Gilbert reçoit d’abord l’ex-fabricant de coffres avec une certaine réserve passablement méprisante ; seulement il s’étonne quelque peu de lui entendre citer pédamment je ne sais quel dicton poétique, et Goldthumb, charmé de l’effet produit par ce petit échantillon de littérature, n’en est que plus disposé à étaler toute sa science. Il raconte à l’ancien membre du parlement, qui ne s’en soucie guère, ses discussions conjugales à propos du voyage d’Italie, rêve favori de mistress Goldthumb, et que son mari éloigne autant qu’il le peut :


«... Comme je vous le disais, poursuit-il, avant de quitter l’Angleterre... SIR GILBERT, à part. — Je voudrais qu’il la quittât avant de rien dire.

GOLDTHUMB. — Je prétends voir tout ce qu’elle renferme de remarquable. Vous l’avez fait observer vous-même dans un de vos excellens discours au parlement.

SIR GILBERT. — Mes discours !...

GOLDTHUMB. — Ah ! sir Gilbert, il ne s’en fait plus comme ceux-là.

SIR GILBERT. — Est-il bien possible que mes discours vous soient tombés sous les yeux ?

GOLDTHUMB. — Sous les yeux et sous la main... Pas un seul ne m’a échappé, je vous en réponds.

SIR GILBERT, à part. — Voilà qui est singulier... et en même temps tout-à-fait flatteur... Avoir désespéré du parlement, l’avoir quitté, convaincu que j’y perdais le fruit de mes pénibles travaux, et découvrir, après tant d’années, qu’ils avaient fait battre le cœur du peuple... Eh bien ! je crois pouvoir le dire sans vanité, ceci me comble de joie.

GOLDTHUMB. — Autrefois un discours au parlement, c’était un bel habit de gala. Des fleurs au collet, aux paremens des fleurs, des fleurs encore autour des poches et sur toutes les coutures. Maintenant c’est la sombre étoffe dont les quakers s’habillent, et dont un gentleman ne saurait se faire décemment un costume présentable.

SIR GILBERT. — Il est vrai que les grâces de l’éloquence ont peu à peu cédé le terrain à ce qu’on appelle les tendances utilitaires... Les discours d’aujourd’hui...

GOLDTHUMB. — Les discours d’aujourd’hui manquent de vie, ils ne nous remuent ni ne nous échauffent. Jamais les moindres foudres, le moindre aigle, jamais rien de beau, de ronflant, de poétique. Ils sont si secs, si secs... que je n’en voudrais pas, à quelque prix que ce fût, garnir ma maison... Ils donneraient la pépie à tous mes gens.

SIR GILBERT. — Ah ! ah ! monsieur Goldthumb, vous êtes un humoriste, je m’en aperçois... Et vraiment, là, vous trouviez quelque mérite à mes petites improvisations !

GOLDTHUMB. — Quelque mérite... Dites donc que j’en tirais un excellent parti ! Il en est que j’ai tenus sur le métier pendant des heures entières ; aussi en sais-je par cœur plus d’un passage.

SIR GILBERT, à part. — Grande leçon pour ces amans de la gloire, qui désespèrent trop vite de ses faveurs. Voici un homme sans éducation, mais par son intelligence naturelle fort au-dessus du vulgaire, que mes paroles ont relevé à ses propres yeux, qu’elles ont amélioré, transporté dans une région supérieure. La vérité, semence féconde, projette ses germes en d’étranges lieux. Il est peut-être par milliers des hommes de tous points pareils à celui-ci, et dont pas un ne m’est connu.

GOLDTHUMB. — Ne vous rappelez-vous pas celui de vos discours dans lequel se trouvait cette phrase si belle, où vous représentez la Grande-Bretagne assise avec majesté sur son trident redoutable ?

SIR GILBERT. — Pardon, monsieur, pardon. Bien que j’aie siégé au parlement, j’espère n’avoir jamais mis mon pays dans une position si pénible. GOLDTHUMB. — Oh ! pour ce qui est de la Grande-Bretagne et du trident, j’en lève la main sans hésiter ; mais il se peut que je me trompe sur la manière dont ils étaient mis en rapport... Oui, certes, vos discours étaient de beaux discours, et, je l’ai toujours dit... toujours..., c’était une honte que l’on en vendît si peu.

SIR GILBERT. — Monsieur !

GOLDTHUMB. — Au reste, consolez-vous... Je puis vous garantir que, grâce à moi, ils ont fait leur chemin dans le monde. — Ah ! ah ! vous m’en pouvez remercier.

SIR GILBERT, à part. — Voilà un animal bien familier ! (Haut.) Çà, monsieur, sans oublier ce que je dois à votre obligeant patronage, ne pourrais-je connaître le motif qui vous amène ?... »


Ici Goldthumb explique qu’il s’agit de Florentine et de son enlèvement par Clarence Norman.


« — J’ai trempé quelque peu dans cette affaire, ajoute-t-il naïvement.

SIR GILBERT. — Vous ? Et de quelle manière ?

GOLDTHUMB. — C’est moi qui avais vendu à la petite les malles avec lesquelles elle s’en allait.

SIR GILBERT. — Les malles !...

GOLDTHUMB. — Les malles... En beau cuir noir, clous de cuivre. Et... — les choses s’arrangent quelquefois d’une façon bizarre !.. — faut-il vous dire avec quel papier ces malles étaient garnies ?

SIR GILBERT. — Gardez-vous-en bien... je ne suis pas curieux de le savoir. (A part.) Un layetier !... un fossoyeur littéraire !... Et j’ai voyagé sous ses auspices !... »


Nous ne vous donnons pas des plaisanteries de cet ordre comme la plus pure fleur du bel esprit, même du bel esprit anglais, tel qu’il respire dans les pages les plus pédantes d’Addison ou d’Horace Walpole ; mais elles constituent un échantillon assez exact du sarcasme un peu lourd, préparé à froid, plus délayé que de raison, dont on s’accommode chez nos voisins. Par ce seul motif qu’il serait peu goûté chez nous, ne le dédaignons pas au-delà de ses mérites. Sachons distinguer les qualités de pure forme et le fond même de la plaisanterie, la faculté de saisir un ridicule et celle de le mettre en relief avec plus ou moins d’habileté. Les Anglais, dont le bon sens observateur se révèle dans leurs romans, ne perdent pas à la scène cette qualité si précieuse. Ils voient aussi bien que nous, mieux que nous peut-être, la portée comique d’une faiblesse, d’une manie individuelle, mais ils n’ont pas ce tact si fin, cette mesure exquise, qui caractérisent le génie français, et tempèrent, allègent, concentrent notre ironie. Ils sont méthodiques, directs, explicites, ne connaissant ni les détours adroits de l’esprit qui se dérobe pour attirer, ni la grâce des sous-entendus, ni l’art des nuances et des demi-mots. Leur bonne foi ne raffine rien, n’omet rien, ne déguise rien, et accuse avec excès tous les détails de l’idée qu’il faudrait indiquer à peine.

Voilà ce qu’on peut dire de leurs comédies, à peu près nulles comme œuvres d’art, alors même qu’elles ont une certaine valeur comme satires de mœurs. En les envisageant sous ce dernier rapport, elles nous révèlent un état social très différent du nôtre : une noblesse dont on sape avec ardeur l’influence, en rappelant à tout propos Combien ses prétentions exclusives cachent de nullité, de mesquines ambitions, de vues intéressées et sordides ; une classe moyenne qui s’enrichit chaque jour davantage, chaque jour s’égale aux plus sourcilleux représentans de l’aristocratie, et les vénère cependant encore assez pour vouloir, coûte que coûte, faire partie de la caste privilégiée, titrée, puissante. Nous voyons, dans ces comédies, le négociant enrichi, the retired cit, comme on l’appelle, n’aspirer qu’à l’honneur de se mettre, lui et ses guinées, à la disposition du lord ruiné qui, tout en acceptant cette alliance inattendue, tout en l’exploitant sans scrupule, se moque à peu près ouvertement de son humble et candide acolyte. Rappelons-nous que ces traits de mœurs nous appartenaient quand Molière écrivit son Bourgeois gentilhomme, celle de toutes ses pièces où il a le plus franchement et le plus nettement caractérisé le régime aristocratique avec tous ses abus, et d’où ressortent les conclusions les plus directement hostiles à cet état de choses. Or, il est évident que Molière fut entendu et compris. Il est évident que M. Jourdain, averti par cet admirable censeur de tous les travers, de toutes les sottises humaines, cessa bientôt de vouloir frayer avec les gentilshommes qui se raillaient de ses gauches imitations, avec les belles marquises qui soupaient aux dépens de sa bourse et s’égayaient aux dépens de ses madrigaux si péniblement fourbis. Ce jour-là, il prêta l’oreille aux philosophes qui se chargeaient de lui commenter les lois générales de l’humanité ; ce jour-là, il s’occupa sérieusement des droits de l’homme, des abus féodaux, de l’oppression monarchique, de cette religion sublime dont on était parvenu à fausser le but, et qui, faite pour consoler les malheureux, pour mettre les faibles sous l’égide de la fraternité humaine, était devenue un instrument de despotisme, une loi d’immobile résignation. Et lorsque M. Jourdain, qui avait fait sa rhétorique sous le comte Dorante, eut passé quelque temps à écouter les leçons de Voltaire, — ce grand « maître de philosophie, » — nous savons tous ce qui advint de son émancipation.

Que faudrait-il donc pour que l’âpre satire des comiques anglais contre les grands seigneurs de ce temps eût le même résultat que celles de Molière contre les marquis et les comtes du temps de Louis XIV ? Deux choses seulement : moins de préoccupations matérielles chez la génération grossièrement active à laquelle ils s’adressent, et chez eux un plus haut degré de talent, une plus vigoureuse concentration de toutes ces critiques au hasard éparpillées ; — bref, le génie qui commande l’attention, et l’attention qui échauffe le génie. De ces deux conditions, la première est de beaucoup la plus difficile à remplir, et, si l’on en veut une preuve, nous la pouvons donner immédiatement.

Avec une simple chanson, la chanson d’une pauvre fileuse, il y a quelques années, un poète trop peu connu chez nous, — il s’appelait Thomas Hood, — mit en émoi l’Angleterre entière. Ces strophes, tombées de sa plume dans un de ces momens heureux où l’homme inspiré semble concentrer en lui toutes les forces morales de l’auditoire auquel il s’adresse, passèrent en quelques jours dans toutes les mémoires, se gravèrent en traits de feu dans tous les cœurs, et firent plus pour la cause des pauvres travailleurs que dix années de manœuvres parlementaires.

Jugez de ce que serait, au prix de cette ode populaire, — la Chanson de la Chemise, — un de ces chefs-d’œuvre comiques où, comme dans un flacon de pur cristal, l’intelligence humaine, réalisant un des rêves favoris de l’alchimie, enferme un rayon du soleil moral, de la vérité lumineuse et sainte ! Jugez si le pays où la première a produit un effet si surprenant resterait sourd à un enseignement mille fois plus pratique, mille fois plus vivant, mille fois plus durable !


E.-D. FORGUES.

  1. Romeo and Juliet, acte IV, scène Ire.
  2. M. Villemain a cité plusieurs passages de ce curieux traité sous forme de dialogue dans la cinquième leçon du Cours de Littérature au dix-huitième siècle.
  3. The Beaux Stratagem.
  4. Ale, crack-nuts, and ginger-bread.