La conquête du paradis/VIII

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Armand Collin (p. 95-99).

VIII

LANGUEURS

— Ourvaci ! Son nom est Ourvaci, disait Naïk en agitant, au-dessus de son maître, une queue de yak pour chasser les insectes.

Bussy était couché, tout alangui par la chaleur et les parfums des buissons, dans un hamac, oscillant entre deux arbres de son jardin.

— Ourvaci ! répéta-t-il, quel étrange nom ! Il a de la douceur, cependant. Qu’était-ce qu’Ourvaci ?

— Une étoile, ou plutôt une nymphe du ciel, qui encourut la colère d’Indra, parce qu’elle devint amoureuse d’un mortel.

— Eh bien, l’histoire pourrait se recommencer : une reine amoureuse d’un barbare ! l’on dit que la haine conduit assez volontiers à l’amour. Mais ne m’as-tu pas raconté qu’elle est fiancée à un prince musulman ? Comment cela se peut-il : un Maure doit lui être autant en horreur que moi-même ?

— Je ne sais, maître, répondit Naïk, on pardonne beaucoup à ceux qui possèdent le pouvoir ; il est possible que la sûreté de son petit royaume, en danger peut-être, lui fasse accepter une protection et une alliance qui doivent lui déplaire, en effet.

— Et le Panch-Anan, comment se tire-t-il de là ?

— La crainte de perdre un riche apanage, si la reine était dépossédée, doit lui suggérer mille subtilités pour démontrer la possibilité du mariage et excuser le sacrilège. Une des conditions, d’ailleurs, est qu’on respectera les croyances de la reine.

— Le fiancé, qui est-ce ?

— Un prince de la maison de Nizam-el-Molouk, le vieux Soubab, c’est-à-dire le roi du Dekan. Ce prince peut arriver un jour au pouvoir, et le Dekan c’est la moitié de l’Inde !

— Que suis-je en effet à côté d’une pareille puissance ! dit Bussy, et cependant je lutterais, si j’étais indépendant et riche. Ah ! Naïk, parmi les légendes qu’on se raconte le soir au clair de lune, dans les bosquets de bambous, ne connais-tu pas quelque histoire vraisemblable de trésor caché ?

— Si l’on écoute la légende, il y a des trésors cachés sous tous les arbres, dans toutes les ruines, dit Naïk en riant, mais en général ceux qui les cherchent meurent de misère.

— Alors, cherchons autre chose, soupira Bussy. Ah ! vois-tu, je suis dans un mauvais jour et je n’ai pas la force de réagir contre cette folie que je ne peux même plus te cacher. Se sentir immobilisé comme dans une glu ! ne pouvoir agir, tenter quelque chose, me rapprocher d’elle, rôder autour des lieux qu’elle habite, la guetter, la surprendre ! c’est cela, c’est cette inaction qui m’enfièvre et m’exaspère.

— Eh bien, partons, allons à Bangalore.

— Tu ne doutes de rien, brave Naïk, dit le marquis en souriant : déserter mon poste, me déshonorer, mériter la mort, rien que cela.

— Alors, laisse-moi partir. Je tâcherai de m’introduire encore auprès d’elle et de te renseigner.

— Non, non. Qu’apprendrais-tu de plus ? Et puis que deviendrais-je si tu n’étais plus là, pour entretenir mon mal comme tu dis. Ah ! quand je pense que je l’ai tenue dans mes bras et que je n’en ai pas même eu conscience ! continua-t-il en se cachant le visage dans les mains.

Naïk essaya de le calmer en balançant doucement le hamac comme s’il eût bercé un enfant.

— Il y a des plantes mystérieuses, dit-il à demi-voix, des plantes dont on compose un breuvage tout-puissant qui réalise, dans les rêves, les désirs des veilles ; je chercherai ces plantes, je composerai le breuvage, et la divine Maya[1] te visitera.

— Serais-tu sorcier ? demanda le marquis ; en ce cas, fabrique plutôt un philtre qui la brûle d’amour pour moi.

— Il existe aussi de pareils philtres ; il est vrai que c’est un crime de les composer et de s’en servir. Je commettrai le sacrilège, si tu le veux ; mais pour réussir il faut attendre l’époque où les salamandres sont en amour.

— Avec quel sérieux tu me dis cela ! s’écria Bussy, qui ne put s’empêcher de rire ; toi dont l’esprit est si lucide et si libre de préjugés, comment peux-tu ajouter foi à de pareilles momeries ?

— La nature est pleine de mystères, dit Naïk gravement, nous passons à côté de merveilles sans les voir, parce qu’elles sont pour nos sens imparfaits couvertes d’un double voile ; mais il est des sages qui, à force de vertu, et d’absorption dans une même pensée, ont déchiré quelques-uns de ces voiles et ont vu le secret des miracles.

— Tu es convaincu, je ne veux pas te contrarier, dit le marquis. À quelle époque les salamandres deviennent-elles amoureuses ?

— Au commencement du mois de Tchitar.

— Alors, nous en sommes loin ! En attendant, dis-moi le nom de ce prince du Dekan qui doit épouser la reine, afin que je puisse le reconnaître, s’il m’arrive de le rencontrer.

— On le nomme Sayet Mahamet Khan, Assef Daoula Bâhâdour, Salabet Cingh.

— Pas plus ?

— La plupart de ces noms sont des titres ; mais on appelle le prince plus simplement : Salabet Cingh, le Lion terrible.

— Est-il jeune ?

— Tout jeune, à peine vingt ans.

— Est-il beau ?

— Je ne l’ai jamais vu, maître, dit Naïk, et je ne sais rien de lui.

— Pas même où il réside ?

— On l’ignore ; il fuit la cour du vieux Nizam-el-Molouk, où l’assassinat et le poison sont à craindre pour lui.

— Pourquoi cela ? a-t-il des ennemis ?

— Pas plus qu’un autre ; mais autour des trônes c’est ainsi. Le soubab a plus de cent ans, et l’on dit que sa succession sera très disputée.

— Alors, mon rival s’appelle le Lion terrible, reprit Bussy, après un silence, il a vingt ans, il est prince, et peut espérer être le maître d’un des plus beaux royaumes du monde. Voilà bien des avantages sur un simple capitaine des volontaires !

— Mais il n’est pas aimé sans doute. Ce mariage dont on parle depuis longtemps, est toujours retardé.

— Peut-être ce Salabet Cingh est-il très laid, difforme, peut-être est-il boiteux comme Timour, dit Bussy en riant. Pendant que nous y sommes, nous pouvons accumuler sur sa tête toutes les malchances et impossibilités de plaire ; ce qui ne mettra pas un atout de plus à notre jeu. Ah ! mon Naïk, j’ai bien besoin de ton philtre sacrilège, et j’aurai du mal à attendre le bon plaisir des salamandres !

Et Bussy ferma les yeux comme pour dormir ; mais Naïk, penché vers lui et l’éventant doucement, l’entendit bientôt murmurer :

— Vraiment ! rien n’est aussi délicieux que ce nom d’Ourvaci !


  1. L’Illusion.