La conquête du paradis/XXII

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Armand Collin (p. 285-298).

XXII

KAMA-DEVA

Lila avait bien vite compris, en voyant le trouble extraordinaire qui bouleversait la reine, après sa rencontre avec le jeune barbare, que c’était, pour ce cœur qui avait su, jusque-là, garder sa froideur hautaine, le commencement du premier amour. Inquiète et curieuse, elle avait interrogé Rugoonat Dat et appris que cet étranger, si brave et si fort, était très beau, et se disait l’égal des Kchatrias. Le brahmane lui avait raconté le peu qu’il savait de l’Europe, et elle était restée frappée surtout de la condition des femmes si supérieure à la leur, des égards qu’on leur témoignait, du respect qu’on avait pour elles.

— C’est un homme de ce pays-là qu’il nous faudrait pour roi, s’était-elle dit ; un guerrier intrépide, capable de défendre le royaume et de lui rendre sa force ; un époux qui partagerait le pouvoir et ne ferait pas de la reine sa première esclave. Mais, hélas ! nous sommes condamnés à un prince musulman, c’est-à-dire à la réclusion dans le harem, à la perte de tout ce qui nous faisait heureuses.

Mais elle ne cessa pas cependant d’observer la reine avec la plus grande attention, souriant en secret devant l’inutilité des prières. Un moment pourtant elle crut s’être trompée : l’irritation fiévreuse d’Ourvaci, attisée par Panch-Anan, devenait maladive, et la force des préjugés développait vraiment en haine et en dégoût cet amour naissant ; puis quelques nouveaux symptômes lui persuadèrent, décidément, que le mal était bien celui qu’elle avait deviné.

— Elle est vouée au malheur, si je ne parviens pas à l’éclairer sur ses véritables sentiments.

Mais comment faire ? comment combattre, en ayant l’air d’y croire, cette haine mal comprise, pour la ramener à sa véritable expression ?

Après le drame de l’île du Silence, Lila avait feint d’avoir été frappée d’amour pour l’étranger. Elle comprenait quel auxiliaire précieux lui serait cette apparence de passion, qui lui permettrait d’exalter l’ennemi, de parler de lui sans cesse, ou, si la parole lui était défendue, de le rappeler encore au souvenir de la reine, par des soupirs et des larmes.

Ce fut comme la pente douce d’un sentier fleuri qu’elle traça devant les pas de son amie. Ne se doutant pas qu’elle était guidée, Ourvaci s’y engagea docilement. Lila, bien persuadée qu’elle travaillait au bonheur de la reine, n’avait aucune hésitation et jouait son rôle avec tant de vérité, qu’il était impossible de suspecter la sincérité de ses sentiments. Qui sait, d’ailleurs, si la princesse ne s’était pas un peu laissé prendre à son propre piège ?

La reine allait voir, ce jour-là, la merveilleuse fête que le printemps donnait à la forêt. On s’était mis en marche, tous les éléphants à la file, chargés de femmes gracieuses, de chanteuses, de musiciennes, qui froissaient l’une contre l’autre les cymbales, martelaient les tambourins, frôlaient de l’ongle les vinas. Sous le houdah royal, près d’Ourvaci, se tenait Lila, muette et comme accablée de chagrin.

— Tu songes donc toujours à ce barbare ? dit la reine, ta douleur semble plus terrible que jamais.

— C’est que l’absence est comme la faim, dit Lila, on la supporte quelque temps, et plus elle dure, plus elle devient intolérable. Mes yeux ont faim de lui, vois-tu ; je l’attends, comme le monde attend la lumière, et il me semble que je m’enfonce dans une nuit interminable.

— Comment pourrais-tu le voir ? Tu sais bien que tout est fini et qu’il ne reviendra plus.

— Avec quelle tristesse elle prononce ces paroles ! se dit Lila à elle-même. — Crois-tu donc qu’il t’a oubliée ? reprit-elle tout haut ; crois-tu donc que, comme moi, pour lui, il ne soit pas dévoré du désir de te voir ?

— Il doit plutôt fuir ma route, après tout ce que j’ai entrepris contre lui. Mais est-il possible que tu désires, à ce point, la venue de quelqu’un qui ne viendrait pas pour toi ?

— La plante qui s’épanouit au soleil, ne demande pas si c’est pour elle que l’astre est venu ; elle fleurit et voilà tout.

— Ah ! ma Lila bien-aimée, dit la reine en embrassant son amie, que ne donnerais-je pas pour te guérir !

— Écoute, accorde-moi une grâce. Éloigne ta suite, tout à l’heure, et dirigeons-nous vers le bosquet d’asoka, qui abrite une statue du dieu de l’amour.

— Comment ! voudrais-tu lui porter des offrandes et délaisser Ganesa, ton seul dieu ? Impie, qui ne croit qu’à la sagesse !

— La sagesse enseigne que personne n’échappe à Kama-Deva, et ne faut-il pas implorer et attendrir celui qui vous tient en son pouvoir ?

— Soit, nous irons au bosquet d’asoka.

Depuis longtemps on était entré dans la forêt ; toutes les femmes levaient la tête, en poussant des cris de surprise et d’admiration, devant l’invraisemblable splendeur qu’elle déployait, dans son éphémère parure de fleurs. Des fleurs ! partout des fleurs, rien que des fleurs ! Les arbres trop chargés semblaient les secouer, il en pleuvait, le sol en était couvert, et le parfum était si fort qu’il endormait les éléphants. C’était une folie, un gaspillage, un miracle du printemps.

Bientôt la reine donna ordre de s’arrêter. On rangea les montures en cercle ; tout le monde descendit, et les princesses, par groupes, s’éparpillèrent joyeusement à travers le bois, tandis qu’Ourvaci, faisant signe qu’on la laissât seule, s’éloignait avec Lila.

Au moment où elles s’engageaient dans le sentier du bosquet d’asoka, un homme, tout haletant, qui n’osait pas s’approcher par respect pour la reine, fit un signe à la princesse. En l’apercevant, Lila poussa un cri.

— Ah ! ma reine, permets que je parle à ce messager !

Et, sans attendre la permission, elle s’élança vers lui.

Ourvaci, qui suivait la princesse des yeux, vit l’homme lui remettre une lettre, qu’elle lut rapidement ; puis il lui tendit un stylet et une feuille de palmier et, s’agenouillant, offrit son dos pour table. Lila écrivit la réponse en quelques mots, fit une recommandation au messager, qui partit en courant.

La princesse revint, très émue, mais garda le silence. Elle avait passé la lettre dans sa ceinture de pierreries, un des angles se laissait voir et sa blancheur attirait invinciblement les regards de la reine ; mais elle ne voulait pas interroger son amie, trop discrète à son gré.

Lila cueillait des fleurs pour son offrande, et elles enfonçaient, jusqu’aux chevilles, dans les pétales tombés.

L’asoka pourpre, qui semblait couvert de corail en perles, faisait une ombelle au dieu de l’amour. Il apparaissait, en marbre, peint et doré, chevauchant un perroquet géant, et souriait sous sa mitre à jour, en tendant son arc, fait de bois de canne à sucre, avec une corde d’abeilles d’or. Les cinq flèches, dont il blesse chaque sens, dépassaient le carquois, armées chacune d’une fleur différente : au trait qui vise les yeux la Tchampaka royale, si belle qu’elle éblouit ; à celui destiné à l’ouïe, la fleur du manguier, aimée des oiseaux chanteurs ; pour l’odorat, le Ketaka, dont le parfum enivre ; pour le toucher le Késara, aux pétales soyeux comme la joue d’une jeune fille ; pour le goût, le Bilva, qui porte un fruit suave autant qu’un baiser.

Près de l’Amour on voyait son compagnon, le Printemps, et devant lui, agenouillées, ses deux épouses, Rati, la Volupté, et Prîti, l’Affection.

Lila s’avança, les bras chargés de branches fleuries, et se mit à tourner autour de la statue, en récitant à demi-voix le mantran consacré. La reine, adossée à un arbuste, la regardait faire, observant surtout le trouble et l’agitation qui s’étaient, emparés d’elle, depuis qu’elle avait reçu cette lettre, maintenant cachée sous la brassée de fleurs. Ses joues s’empourpraient, pâlissaient ; ses yeux brillaient de joie et elle entr’ouvrait les lèvres comme oppressée d’émotion.

— Qu’espère-t-elle donc ? se demandait Ourvaci, il est certain que ce message est de lui. Une impatience la tient, mais de quoi ?

Maintenant, agenouillée aux pieds de la statue, Lila déposait ses offrandes.

— Eh bien, reine, dit-elle quand elle eut terminé, tu ne crains donc pas le courroux de Kama-Deva, que tu approches aussi près de lui, sans même le saluer ?

— Puisque la loi qu’il impose ne sera pour moi qu’un triste devoir, et que mon sort est fixé, pourquoi saluerais-je ce dieu, et que pourrais-je lui demander ?

— Demande-lui au moins de t’épargner, s’écria la princesse ; tu sais de quoi il est capable, ce fils de Brahma, qui essaya ses premières flèches sur son père, rendant le maître des dieux amoureux de sa propre fille. Il peut les choses les plus impossibles ; s’il le voulait, il te rendrait amoureuse de… Panch-Anan.

La reine se mit à rire en secouant la tête :

— Je l’en défie, dit-elle.

— Malheureuse ! défier le Dieu des dieux ! et ne pas prévenir sa vengeance par la plus légère offrande !

— Eh bien, voici, dit-elle.

Et Ourvaci s’avança en hésitant un peu, tendant, du bout des doigts, un lotus bleu qu’elle tenait à la main.

Elle posa la fleur sur le socle de marbre et, en même temps, leva sur le beau jeune homme souriant, un long regard chargé d’une involontaire supplication.

— Me voilà rassurée, dit Lila avec un soupir de soulagement, je tremblais de te voir en guerre avec le tout-puissant Kama-Deva, car je crois en lui maintenant, je suis persuadée qu’il fait des miracles.

— Il oublie de te prévenir, pourtant, que tu perds en ce moment cette mystérieuse lettre que tu avais si soigneusement cachée dans ta ceinture.

Et Ourvaci poussa du bout de son pied la lettre tombée sur le sol. Vivement, la princesse la ramassa.

— Cette lettre contient justement le miracle, dit-elle ; si tu voulais la lire, tu en serais convaincue.

— Voyons, dit la reine, sans essayer de cacher son impatiente curiosité.

Elle prit la lettre et la garda un instant, avant de l’ouvrir, examinant avec intérêt l’empreinte sur la cire, des armoiries surmontées d’une couronne.

— Qu’est-ce donc ? dit-elle. Je vois des boucles ; et pourquoi cette couronne de pierreries et de feuillages ?

— C’est sans doute le signe d’une descendance royale.

Mais Ourvaci n’écoutait pas, elle avait ouvert la lettre et avidement la lisait.

« Tu es pour moi plus douce que Prîti, plus consolante que Maya, ma princesse, et tu peux être sûre que les écrits d’aucun poète n’ont été lus avec autant de passion que les tiens. Mais il me faudrait des jours et des jours, pour exprimer tout ce j’éprouve ; et à quoi bon écrire, quand je puis te dire tout cela de vive voix ? Oui, Lila, j’ai cet espoir délicieux qui me fait frémir d’impatience.

« Écoute : J’accompagne le roi du Dekan, qui va prendre possession de sa capitale, et je passe à quelques lieues de Bangalore ! Tu comprends qu’il est au-dessus de mes forces d’être si près et de passer. Aussi, le roi en pensera ce qu’il voudra, je m’enfuis, je viens respirer une bouffée de cette atmosphère, pour moi plus vivifiante que l’amrita des dieux, arracher une fleur aux buissons, une touffe d’herbe au sol, revoir un instant cette contrée, ce palais qui me fait le reste du monde un si cruel exil.

« Je connais trop ce que vaut ton cœur, pour ne pas être certain que tu feras l’impossible pour m’accorder une entrevue ; pourras-tu faire davantage encore ? Je n’ose l’espérer, ni le demander.

« J’arriverai quelques instants après ma lettre ; que le messager qui m’apportera ta réponse me conduise vers toi, sans perdre une minute. Je ne puis, hélas ! dérober plus d’une heure à mon devoir. »

Lila, feignant de prendre pour de la colère la pâleur et l’émotion de la reine, se jeta à ses pieds d’un air suppliant.

— Ah ! pardon, s’écria-t-elle, je n’ai pu résister à sa prière, et, sans avoir obtenu ta permission, j’ai cédé à l’irrésistible impulsion de mon cœur.

— Qu’as-tu donc fait ?

— J’ai fait ce qu’il demandait ; j’ai ordonné au messager de le conduire vers moi, à quelques pas d’ici.

— Ici ! il va venir ici !

Involontairement, la reine avait porté la main à son cœur pour en comprimer les battements désordonnés.

— Quel danger ! dit-elle encore.

— Personne ne le verra, reprit Lila. J’ai recommandé au messager de le conduire par des sentiers détournés, et il restera, hélas ! si peu, qu’on n’aura pas le temps de savoir sa présence.

— Eh bien, va, dit Ourvaci avec une vivacité fébrile ; je ne veux pas te faire perdre une seule de ces minutes, pour toi si précieuses ; il est peut-être là déjà.

— Non, pas encore, mon envoyé doit me prévenir, en imitant le cri de la maïna, dès qu’il sera revenu.

Sous le bosquet d’asoka on avait disposé, tout à l’entour, des bancs de gazon, que les pétales jonchaient. La reine se laissa tomber sur l’un d’eux, comme prise d’une invincible lassitude. Lila s’agenouilla devant elle, lui entourant la taille de ses bras.

— Tu es bonne, dit-elle, tu ne me grondes pas, tu ne veux pas que ma joie soit mêlée d’amertume, mais, je t’en conjure, sois clémente encore plus — vois combien Kama-Deva, qu’on dit si cruel, est compatissant aux blessures qu’il a faites : sur l’intention seule de ma prière, avant même que l’offrande soit à ses pieds, il a exaucé mon plus cher désir ; — fais comme lui, une reine peut prendre un dieu pour modèle, accorde à celui qui, par ta faute, vit dans les flammes, la fraîche rosée de ta présence.

— Le revoir, après ce qui s’est passé, c’est impossible, dit Ourvaci en se levant.

— Laisse-le au moins t’apercevoir de loin, donne-lui ce bonheur, que tu ne refuses pas au dernier de tes sujets.

— Non, non, il faut que je m’éloigne, au contraire.

— Si tu t’en vas, je dois te suivre, dit Lila tristement, et alors c’en est fait de mon bonheur.

La reine se rassit en souriant.

— Il faut donc que je reste, pour protéger tes amours, dit-elle.

— Ah ! merci, ma divine amie, s’écria la princesse en se jetant dans les bras d’Ourvaci. Comment se peut-il, qu’avec un cœur si tendre, tu fasses tant souffrir ?

— Eh bien, soit, qu’il me voie, dit-elle toute tremblante, mais qu’il n’approche pas. Va, va vite, voici la maïna qui chante.

— Elle l’a entendue avant moi se dit Lila en s’élançant hors du bosquet.

Le marquis arriva à cheval, suivant son guide à travers la forêt, dans les sentiers trop étroits ; il s’avançait, tout émerveillé de cette splendeur du printemps et de cette prodigieuse éclosion. En apercevant Lila, qui se hâtait, se faisant un bouclier de ses bras nus, contre les lianes et les branches, il mit pied à terre, d’un mouvement vif et gracieux, pour courir à elle.

— Il me semble marcher dans un rêve ! s’écria-t-il. C’est bien là le séjour qu’il vous fallait, ce paradis de fleurs. Mais que vois-je ! ma princesse chérie adopte les modes françaises : elle a les cheveux tout poudrés de pétales blancs !

La tenant par le bout des doigts, il la regardait d’un air heureux et tendre, tandis que, essoufflée de sa course, Lila baissait les yeux, toute surprise de se sentir intimidée au point de ne pouvoir parler.

Il reprit, après lui avoir affectueusement baisé les mains :

— Est-ce bien possible ce que tu m’écris ? Si tu savais combien cette joie que tu me prodigues gonfle mon cœur de reconnaissance. Qu’ai-je donc fait, dis, pour mériter une si douce amitié, d’un être aussi ravissant que toi ?

— Tu n’as rien fait, répondit Lila en souriant, l’amitié ne s’explique pas plus que l’amour, et il ne faut pas de reconnaissance, car te voir heureux est mon plaisir. Mais, dis-moi, pourquoi ne me parles-tu pas de la seule chose qui emplisse ta pensée ?

— J’attendais ton bon plaisir.

— Et moi je tardais, pour garder mon prestige ; en l’absence du soleil on trouve merveilleux l’astre qui le reflète, mais on ne l’aperçoit même plus, quand revient le porte-lumière ; ainsi tu ne pourras plus me supporter, quand je t’aurai dit ce que je ne disais pas.

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il avec un regard brillant d’espoir.

— C’est que la reine est à quelques pas d’ici, et qu’elle veut bien que tu l’aperçoives, un instant.

— Elle y consent ! Ah ! c’est la première faveur qu’elle m’accorde sans contrainte.

— Hélas ! que tu m’épouvantes avec ces pâleurs subites, qui font croire que la vie t’abandonne, s’écria Lila, qui avait saisi la main du jeune homme, par un mouvement involontaire.

— Vois-tu, il faudra que je meure de cet amour, dit-il, tant sont violents les joies et les désespoirs qui me viennent de lui. Mais j’en vivrai aujourd’hui. Conduis-moi vers elle, je t’en conjure.

Restée seule, Ourvaci s’épouvantait de l’émotion dont elle était agitée et qu’elle ne pouvait parvenir à vaincre ; un tumulte de pensées se heurtait dans son esprit et elle revoyait, dans un vertigineux défilé, toute son existence, uniquement emplie par cet homme, depuis cette chasse où elle avait failli périr ; haines, mépris, projets meurtriers, obsessions, lui, toujours lui, en avait été le but,

— À quoi bon chercher à me tromper ? se disait-elle, il est certain que je suis perdue ; la souillure a pénétré jusqu’à l’âme, il n’y a plus de remède, et il le sait, lui ; il connaît le secret que j’étouffe dans mon cœur et qu’il aurait dû ignorer toujours. Ah ! pourquoi une folie invincible m’a-t-elle ainsi jetée dans ses bras, quand je croyais qu’il allait mourir ? Et il vit, il est là ! Je lui ai permis de me revoir. Mais il va deviner que ce baiser, qui me brûle nuit et jour, j’en ai soif autant que honte. Non, c’est impossible, je ne veux pas qu’il me voie.

Elle se leva pour s’enfuir et fit quelques pas en courant. Mais devant elle les branches s’écartèrent, et le jeune homme parut, à quelques pas, si près qu’elle aurait pu le toucher.

Elle retint un cri et se recula un peu, toute surprise de l’apaisement qui lui venait, de la sensation de bien-être, d’une douceur étrange, qui succédait à l’agitation de tout à l’heure.

Lui, immobile et presque sans souffle, l’admirait avec une ardeur fervente et un insatiable bonheur.

Elle était gênée d’être ainsi contemplée en silence, comme une déesse, et elle eût voulu retenir son voile, d’une si exquise ténuité qu’il flottait malgré l’absence de brise et lui passait par moments sur le visage. Pesant sur elle, ce regard magnétique invinciblement attirait le sien, et, ne pouvant plus lutter, elle céda brusquement, relevant la tête avec une sorte de défi.

— Voyons, se disait-elle, si ces prunelles fixes ne se baisseront pas devant les miennes.

Mais en heurtant le rayon bleu de ce regard, elle se sentit saisie par une fascination, pénétrée d’une flèche aiguë, dont la piqûre, comme celle des dards trempés de poison, lui infusait une flamme dans le sang.

Ce qu’elle lisait, dans ce regard rivé au sien, la subjuguait tellement qu’elle laissait les minutes s’envoler sans en avoir conscience ; malgré l’extase tremblante où il noyait sa flamme, ce n’était pas là le regard d’un esclave, il avait un éclat dominateur, une impérieuse puissance, qui en irritant la reine l’attirait et la charmait. Elle sentait que, tout en l’adorant, cet homme saurait la protéger, qu’appuyée sur ce cœur elle serait plus forte, plus reine, mais que pourtant elle aurait un maître ; et elle se débattait contre l’enchantement que cette idée lui faisait éprouver, essayant de se révolter, s’abritant, comme d’un rempart, de toutes les impossibilités qui la séparaient du barbare.

Mais leurs regards se jouaient de l’impossible ; franchissant tous les obstacles, ils s’unissaient dans une étreinte délicieuse.

Le jeune homme ne cherchait même pas à obtenir d’elle un mot. Qu’aurait-elle pu dire ? La parole, masque de la pensée, démentirait peut-être ce qu’avouaient si passionnément les yeux ; et il voulait emporter, sans une ombre, le souvenir de cet éblouissement.

D’un geste suppliant, elle le repoussait, et, ne pouvant rompre la chaîne de ce regard, elle se voila les yeux avec sa main.

Alors il s’enfuit, écrasant sur ses lèvres une fleur qu’il arracha, tandis que la reine chancelante se reculait lentement, cherchant un appui, jusqu’à la statue du dieu de l’amour, sur laquelle elle s’appuya, la tête renversée.

Et Kama-Deva, brandissant son arc fleuri, souriait sous sa mitre d’or.