La conquête du paradis/XXIV

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Armand Collin (p. 305-314).

XXIV

LE PALAIS

Salabet-Cing, triomphalement, avait fait son entrée à Aurengabad, et, après un mois écoulé, les fêtes splendides de son avènement continuaient d’enchanter tout le pays de Golconde.

Sous le prétexte de mieux protéger la ville, mais en réalité pour la tenir sous ses canons, et rester le maître en toutes circonstances, Bussy avait installé sa petite armée dans la forteresse, qui dominait toute la cité. Il avait établi, parmi ses hommes, une sévère discipline, pour sauvegarder, aux yeux des Maures, en évitant tout excès, la dignité et le prestige du soldat français. Mais, dans l’intérieur du fort, il n’y avait pas d’habitation digne du rang que devait tenir le favori du roi, et Salabet s’était réservé le plaisir de lui choisir lui-même sa résidence.

C’est pourquoi, ce jour-là, Bussy, qui avait auprès de lui Kerjean, son second dans cette expédition, vit s’avancer vers lui, majestueusement, un hadjib du palais, qui frappait le sol de sa haute canne d’argent.

— Que nous veut ce maître des cérémonies ? dit Kerjean.

Le personnage, un vieillard, somptueusement vêtu, coiffé d’un turban cramoisi, brodé d’or, et qui avait la barbe teinte en pourpre, mit la main sur son front et s’inclina devant le marquis.

— Le salut soit avec toi, maître de nos destinées ! dit-il. Te plaît-il de me suivre, selon le désir du roi, là où je dois te conduire ?

— Avec toi soit le salut, dit Bussy ; je suis le sujet très obéissant de Sa Majesté. Venez-vous ? Kerjean, ajouta-t-il en se tournant vers son ami, voyons quelle surprise on nous ménage.

Dans la cour, un cortège nombreux s’entassait, et la confusion était extrême. Les jeunes gens montèrent à cheval ; le hadjib rentra dans son palanquin ; mais on eut grand’peine à rétablir l’ordre et à reformer le défilé. Passant la moitié de son corps hors de la litière, avec des gestes véhéments, le hadjib s’égosillait à crier des recommandations, qui se perdaient au milieu des cris, des piaffements, du grognement des éléphants, agacés par le voisinage des chevaux dont la présence les irrite toujours. Enfin, on parvint à reprendre la file, et l’escorte se mit en marche.

— Comment ! dit Kerjean, les timbales royales ! des hérauts, des gardes, des éléphants ! Ce cortège est plus magnifique que celui du grand vizir.

— C’est un attirail bien gênant, si on était pressé, dit le marquis, en riant.

On s’enfonça dans des rues étroites à pentes raides, dont les murs blancs, aux rares ouvertures, étaient coupés d’ombres anguleuses. Parfois même les maisons étaient si rapprochées que les éléphants, trop larges, faisaient craquer les moucharabis de bois à jour, saillant des murs, les emportant à moitié. Puis on déboucha sur de belles places, ombragées, et rafraîchies de fontaines. On s’engagea dans de larges avenues bordées de jardins et de palais. Les hérauts, qui marchaient en tête, criaient des paroles que Bussy, trop éloigné, ne pouvait entendre, mais qui faisaient se prosterner le front contre terre, toute la population gracieuse et bariolée que l’on rencontrait.

— Qu’est-ce donc qui leur prend ? dit le marquis, pourquoi se jettent-ils tous à plat ventre ?

— Mon cher, on vous rend les honneurs royaux, répondit Kerjean ; les timbales battent comme pour le roi ; Salabet ne cesse de répéter, d’ailleurs, que vous êtes son frère aîné, que le roi est au-dessus de tous, mais que Bussy est au-dessus du roi ; qu’il a reçu son trône de vous et de son oncle Dupleix, et qu’il ne peut rien sans votre assentiment.

— Acceptons ces honneurs au nom de la France ; nous n’avons rien fait que pour sa gloire, dit Bussy.

— Certes, vous pouvez accepter, car tout cela vous est bien dû, et le roi sait assez que son trône n’est solide qu’appuyé sur vous. Sans doute les hérauts crient, par son ordre, qu’on doit vous traiter comme lui-même.

Le cortège atteignit une esplanade, entourée d’arbres, au bout de laquelle apparut un palais de marbre blanc, si gigantesque et si majestueusement superbe que Bussy ne put retenir un cri d’admiration.

Le style noble et les proportions exquises de ce palais lui donnaient un charme inexprimable. Trois étages de galeries se superposaient, creusant des ombres douces dans la blancheur onctueuse du marbre, et elles étaient formées de colonnes et de colonnettes de plus en plus légères à mesure qu’elles s’élevaient ; des dômes, des tours octogones, des flèches, des clochetons gracieux dominaient l’édifice ; le tout sculpté, fouillé, ajouré comme des dentelles.

La porte, ogivale, plus haute qu’un arc de triomphe, avait sa façade revêtue d’émaux couleur de turquoise, traversés de fleurs et de lettres d’or, et l’intérieur de la voûte pavé de faïences des nuances les plus délicates. Au-dessus de la corniche se déployaient les plis frangés d’or du drapeau de la France caressant le blason de Bussy sculpté sous la couronne de marquis. Il portait d’argent, à une fasce de gueules, chargée de trois boucles d’or à l’antique, l’ardillon posé en pal.

Le canon tonna au moment où Bussy franchissait l’ogive, et le hadjib, qui l’avait devancé, le reçut au seuil de la cour, le front incliné, les bras croisés sur la poitrine.

— Soutien du Monde, qu’Allah te couvre de ses grâces ! dit-il, sois le bienvenu dans ton palais.

— Voilà un cadeau vraiment royal ! s’écria Kerjean, qui le nez levé, tournant la tête de tous côtés, ne se lassait pas d’admirer. Je crois que c’est la résidence même du Grand Mogol, Aureng-Zeb ; mais on la disait en ruine ; comment a-t-elle pu, en si peu de temps, retrouver toute sa jeunesse ?

À l’entour de la cour d’honneur, était rangée une armée d’esclaves, de serviteurs, de gardes, qui tous se prosternèrent quand le maître parut. Puis précédés du hadjib infatigable, le marquis et son ami errèrent à travers les merveilles du palais, durant des heures.

Ils virent les luxueuses écuries, aux colonnades de porphyre, peuplées de chevaux des plus belles races ; les étables pleines de bœufs blancs et de zébus de trait ; le parc aux éléphants, où Ganésa, installé à la meilleure place, reconnaissant son maître, le salua d’un grognement tendre en agitant ses oreilles ; et, de cour en cour, des jardins aux terrasses, des galeries aux appartements, ils allèrent, saouls de merveilles, jusqu’à ce que Bussy, épuisé de fatigue, se laissât tomber sur un divan, dans une petite salle éblouissante, qui valait, certes, la peine d’être admirée en détail.

— Ma foi, je suis à bout d’admiration, et je reste ici, s’écria-t-il, dans cette chambre qui tient vraiment de la féerie ; j’avoue ne rien comprendre à ce que je vois : sommes-nous dans l’intérieur d’un diamant ?

— Je suis affolé et écrasé, dit Kerjean, qui s’affaissa sur des coussins ; ces splendeurs dépassent la mesure humaine et donnent le sentiment de leur vanité, par l’impossibilité où elles mettent de les embrasser toutes ; l’homme est ici trop petit pour son œuvre. Quant à ce que nous voyons à présent, je ne me l’explique pas plus que vous, je croyais avoir une hallucination.

Le hadjib, souriant, se frottait les mains, en lisant sur leur visage la surprise des deux jeunes Français.

— Nobles seigneurs, dit-il, ceci est une nouveauté qui nous vient de Perse, et la Lumière du Monde a été heureuse de pouvoir offrir, à son frère glorieux, un ouvrage en ce curieux style, qu’on appelle Morganèse, et que les ouvriers persans sont seuls capables d’exécuter.

En pénétrant dans cette salle, on était comme pris dans un filet fait de rayons ; les murailles, le plafond creusé en coupole, paraissaient ruisseler, flamber ; c’était partout une palpitation vivante, un jeu perpétuel de lueurs. Les fleurs des tapis, les couleurs du vitrail emprisonné entre deux châssis de bois de santal découpé à jour, se répercutaient en mille feux ; et le moindre mouvement éveillait un tumulte de lumière : des frissons, des éclairs, des scintillements s’entrecroisaient ; on croyait voir de l’argent en fusion, des pierreries remuées à poignées, des pléiades d’étoiles, de l’eau traversée de soleil.

Bussy s’amusait à remuer les doigts pour faire naître cette agitation éblouissante, cherchant à comprendre comment se produisait une telle magie, mais le véritable aspect des parois échappait aux regards, sous ce continuel frémissement, et il était impossible de deviner de quelle matière elles étaient faites.

— Allons, hadjib, s’écria le marquis, révèle-nous le mystère, nous sommes incapables de le pénétrer.

Le hadjib, très fier, se redressa, appuyé des deux mains sur sa haute canne.

— Soleil de nos yeux, dit-il, voici le secret : les murs, par un travail difficile et minutieux, sont sculptés en milliers de facettes, pareilles à celles des pierreries et, à l’aide du sérich, qui est un enduit particulier, revêtus de petits miroirs triangulaires, très purs et parfaitement rejoints. En se reflétant à l’infini les uns dans les autres, ces clairs miroirs donnent cet éblouissement incroyable de diamants et de flammes.

— C’est admirable ! dit Kerjean qui alla tâter la muraille du bout des doigts ; on a peur de se brûler en y touchant.

Le hadjib présenta à Bussy une clef d’or, et attira son attention sur un coffre d’ébène sculpté, posé sur un socle de velours :

— Daigne ouvrir cette boîte, dit-il, elle mérite un de tes regards.

Le marquis s’approcha du coffre. Un serpent d’or, tordant ses anneaux finement ciselés, formait comme une poignée sur le couvercle, puis, s’allongeant, redescendait sur un des côtés, et la tête mobile cachait la serrure. Au milieu des arabesques qui fouillaient le bois, un quatrain était gravé. Bussy s’arrêta à le lire :


Ce coffre est clos.
Tu ne peux savoir s’il contient des perles, de l’or, ou
des choses viles.
Pourtant ne dit-on pas que, toujours, les serpents se
couchent au-dessus des trésors ?
Si le coffre ne contient pas des joyaux, pourquoi donc,
sur le couvercle, un serpent déroule-t-il ses anneaux ?


En souriant, le jeune homme souleva la tête du reptile et ouvrit la boîte ! Elle enfermait, en effet, un trésor, car elle était pleine jusqu’au bord de magnifiques pierreries, brutes ou taillées, mais sans montures. Rubis, émeraudes, perles, saphirs, turquoises, qui se mêlaient aux merveilleux diamants de Golconde.

À l’intérieur du couvercle était fixé par un ruban un parchemin roulé, Bussy le prit et le déroula. C’était l’acte, scellé du sceau royal, qui l’instituait légitime possesseur de ce palais, avec ses dépendances, ses droits, ses revenus, les esclaves, les trésors et tout ce qu’il contenait. Il referma le coffre en poussant un profond soupir. Sa haine, pour son tout-puissant rival, chancelait devant tant de générosité ; toutes ces richesses, tous ces honneurs ne le faisaient-ils pas l’égal d’une reine ? Pourtant celui qui le comblait ainsi restait pour lui l’obstacle, l’ennemi.

Sous la main du hadjib le vitrail s’était écarté, et par la large baie on découvrait le paysage. De ce point, la vue s’étendait à l’infini, sous le ciel incandescent.

C’était d’abord comme une mer de verdure où la ville était submergée ; les terrasses de marbre et les palais y formaient des îles ; les coupoles des mosquées, les fins minarets, si audacieusement élevés, dominaient tout ce moutonnement d’arbres, que les remparts, entrecoupés de grosses tours rondes, enfermaient d’une ceinture claire. Puis, au delà d’Aurengabad, la plaine, où frissonnait une poussière d’or, apparaissait avec ses vallonnements, ses cultures, ses cours d’eau, et, tout au loin, des montagnes, couleur de lapis et d’améthyste, fermaient l’horizon.

Le hadjib, du bout de son doigt maigre, indiquait les monuments intéressants : le palais royal, la grande mosquée, la résidence du vizir, les écoles, les bazars, les marchés. D’un léger mouvement il parcourait de grands espaces. Il fut interrompu par un messager qui entra dans la salle. Bussy se retourna vivement et vit s’avancer vers lui un page du roi qui, s’agenouillant, lui remit une lettre :

« Je te salue dans ton palais, mon frère bien-aimé, disait Salabet-Cingh ; que le bonheur, en même temps que toi, en franchisse la porte ! »

Bussy, très ému, resta longtemps absorbé ; puis il se leva et sortit avec une suite peu nombreuse pour aller remercier le roi.

En chemin, il remarqua un petit rassemblement d’indigènes, qui semblaient murmurer contre un grenadier, qui s’éloignait tranquillement, en ayant l’air de les narguer. Bussy envoya un de ses gardes s’informer de ce qui se passait.

— Ce grenadier a cueilli une orange à travers la palissade d’un jardin, dit le garde en revenant, et le jardinier crie qu’il se plaindra au général, dont la défense de rien prendre sans payer, est connue.

— Il a pardieu raison, et justice lui sera faite, s’écria le marquis ; qu’on m’amène ce grenadier.

Le soldat s’avança ayant encore dans la main des morceaux du fruit.

— Est-ce vrai que tu as pris cette orange ?

— C’est vrai, dit le coupable en baissant la tête, j’avais soif, elle était à portée de ma main, je l’ai prise.

— Veux-tu donc faire passer pour des voleurs ceux qui ont su donner des royaumes ? Je te condamne à payer cent roupies cette orange, que tu aurais pu avoir pour un sol.

— C’est juste, tu nous as faits assez riches pour que je puisse payer ma faute.

— Allons, puisque tu regrettes cette faute, je prends à mon compte la moitié de l’amende, dit Bussy ; mais n’oublie jamais que j’entends que les Français se fassent autant aimer pour leur courtoisie qu’ils se sont fait craindre pour leur valeur.