La conquête du paradis/XXVIII

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Armand Collin (p. 379-387).

XXVIII

SÉPARATION

Les fêtes se prolongèrent, de jour en jour et de semaine en semaine ; chasses, spectacles, combats de bêtes féroces, réjouissances de toutes sortes, dans la ville et dans le palais, auxquelles d’ailleurs la reine et son hôte se mêlaient peu ; ils paraissaient quelques instants, puis s’éloignaient, avec un groupe de favoris. Leurs vraies fêtes, à eux, étaient d’être ensemble, sans trop de contrainte, entourés d’amis sincères qui, s’ils devinaient leur amour, ne les trahiraient pas. Bussy avait voulu revoir l’île du Silence et la chambre d’ivoire, éclairée par des étoiles de pierreries. Puis, la reine l’avait conduit sur l’emplacement du hangar où il avait été porté blessé. Sans déblayer tout à fait les cendres et les ronces, en grand secret, ils posèrent ensemble la première pierre d’un temple à Kama-Deva, qu’elle voulait faire construire là, dès qu’on le pourrait sans danger.

Quelquefois, ils s’amusaient à voir de jeunes pages, à l’aide d’oiseaux dressés à les prendre vivants, chasser les merveilleux papillons, qui semblaient des joyaux sur la soie des fleurs ; on en emplissait des cages de gaze, puis l’on donnait la volée à toutes ces ailes éclatantes, dans une jolie cour plantée d’arbustes et recouverte d’un filet d’or, pour les garder prisonnières.

Ils se plaisaient dans les jardins, au bord des fontaines, ou dans quelque fraîche salle d’un pavillon d’où l’on découvrait la campagne ; mais ils affectionnaient surtout un étrange balcon de pierre, tout ajouré des plus fantasques sculptures, et qui faisait une trouée dans un grand arbre. Quand ils étaient là, tout près du chant des oiseaux, ne voyant rien qu’un entrelacement de branches, il leur semblait être vraiment dans un nid. Et les heures s’écoulaient rapides et heureuses, sans qu’ils eussent l’idée que ce temps de bonheur pouvait finir.

Un jour qu’ils étaient sur ce balcon, seuls avec Lila, perdus dans un silence plein de pensées, un bruit de pas pressés se fit entendre dans la salle, et un messager parut.

Bussy, qui tous les matins recevait par un courrier des lettres de Rugoonat-Dat et de Kerjean, le tenant au courant des affaires, fut effrayé de voir ce messager, arrivant dans l’après-midi, tout couvert de poussière et qui avait certainement brûlé la route. Ce fut avec un frisson d’inquiétude qu’il prit la lettre qu’on lui tendait.

La reine s’était levée toute pâle, et s’appuyait à la balustrade du balcon, regardant avec effroi et colère cet homme qui, peut-être, venait briser sa joie.

Le marquis lut tout haut la lettre composée de quelques lignes, écrites fiévreusement de la main du roi.

« Reviens vite, mon Bussy, nous sommes perdus ! Les Mahrattes ont envahi le Dekan et menacent Aurengabad. »

— Hélas ! ce malheureux pays ne cessera donc pas d’être une proie convoitée de tous ! s’écria le jeune homme en jetant à Ourvaci un regard désolé.

Elle se tordait les mains en murmurant d’un air égaré :

— Les Mahrattes !

— Eh bien, dit Bussy en souriant, qu’ont-ils donc de si terrible ? S’ils ne m’arrachaient pas à un bonheur céleste, ils m’inquiéteraient fort peu.

— Seigneur, dit Lila, c’est par eux qu’Ourvaci est orpheline. Avant que la gloire des Français ait tout effacé dans l’Hindoustan, les Mahrattes passaient pour les plus braves et les plus redoutables des guerriers. Rien ne leur résistait et leur nom seul faisait fuir les armées.

— Leur défaite manquait à notre renommée, dit-il, et il est bon que l’orgueil et l’insolence de ce peuple soient humiliés. Je t’en conjure, ma reine, ajouta-t-il en voyant qu’Ourvaci baissait la tête avec accablement, aie plus de confiance dans nos armes. La bravoure des Mahrattes ne pourra rien contre une bravoure égale, soutenue par une artillerie tellement supérieure, qu’ils disent tous ici que nous avons la foudre pour alliée.

— Je crois Rama invincible, dit-elle, mais est-il invulnérable ?

— Pourrai-je mourir lorsque tu daignes t’inquiéter pour ma vie ? dit-il. Mais, hélas ! je n’ai plus que quelques moments à passer près de toi. Veux-tu me permettre, pour que je n’en perde pas une minute, de donner, sans te quitter, les ordres les plus pressés ?

La reine, incapable de parler, fit de la tête un signe affirmatif.

Bussy recommanda que l’on tînt prêts à partir plusieurs courriers, et fit appeler son secrétaire.

Naïk arriva bientôt, et ne put se défendre d’un mouvement de crainte en se trouvant en présence de la reine ; car, pour un paria, c’était un crime irrémissible de s’approcher d’un souverain. Mais il comprit vite, à la pâleur et à l’air de tristesse répandus sur les visages, qu’un malheur était arrivé, et qu’on s’inquiétait peu de savoir si le nouveau venu était tchandala ou brahmane.

Le marquis lui fit lire le billet du roi et lui dicta plusieurs lettres. Naïk portait toujours suspendu à sa ceinture, un étui d’or renfermant le Kalam, l’encrier et le rouleau de parchemin, insignes de ses fonctions ; il mettait un genou en terre et s’appuyait sur l’autre pour écrire.

Bussy donnait l’ordre, à l’umara qui commandait les cipayes de la garnison de Kadapa, nababie toute proche de Bangalore, dont Salabet-Cingh avait fait présent à la bégum Jeanne, de mettre à sa disposition tous les hommes dont il pourrait disposer, sans compromettre la sûreté de la place, et le plus possible de pièces de campagne ; il envoya le même avis au commandant de Kanoul, qui se trouvait aussi sur la route qu’il voulait suivre. Puis il écrivit, de sa main, à Kerjean, une dépêche chiffrée, et ces quelques lignes au soubab :

« Rassure-toi, mon roi, et ne perds pas confiance dans celui qui t’a jusqu’ici conduit à la victoire ; j’ai un moyen certain de préserver ta capitale, c’est de marcher sur Pounah, la capitale de tes agresseurs. Tu les verras aussitôt rebrousser chemin en grande hâte pour aller défendre leurs États. Mais il ne faut pas perdre un instant ; je t’en conjure, fais partir tes troupes, dès cet avis reçu, avec le bataillon français qui sera prêt en une heure. Vous me rejoindrez à Béder. »

Ourvaci, immobile et retenant ses larmes, admirait cependant, à travers sa douleur, cette promptitude de décision, cette lucidité froide, que ne troublaient ni la brutalité de la nouvelle, ni le chagrin qu’elle causait. C’était le héros, l’intrépide guerrier, soigneux de sa gloire, qui maintenant se dressait devant elle, et elle avait peine à retrouver en lui l’amant qui tout à l’heure frémissait d’amour à ses pieds. Ce beau visage sévère, à l’expression impérieuse, ces yeux fixes sous le sourcil froncé, semblaient l’avoir oubliée.

Et elle songeait avec un confus sentiment de jalousie :

— S’il lui fallait choisir entre la gloire et moi, peut-être serais-je sacrifiée.

— Préviens Arslan-Khan et les officiers français, dit-il à Naïk en le congédiant, que tout ce qu’il y avait de soldats dans le cortège part avec moi, avant une heure. Le reste de la suite, les éléphants et les esclaves se mettront en route demain.

— Comment ! dit Ourvaci, tu ne me donnes même pas cette journée ?

— Ô reine, s’écria-t-il, te causer un regret, quelle douleur et quel orgueil ! Mais décide toi-même s’il m’est possible de ne pas voler, sans perdre un instant, au secours d’un roi qui vient de se montrer si généreux.

— C’est vrai, dit-elle, en baissant la tête, c’est impossible, il faut partir.

Elle semblait suffoquer, prête à s’évanouir.

— Quelle triste reine, n’est-ce pas ? reprit-elle en essayant de sourire. Sans courage !… Oh ! je ne suis pas toujours ainsi ; mais je ne sais quelle angoisse m’oppresse, il me semble que nous sortons de la lumière pour entrer dans une ombre opaque et sans issue. Ah ! j’ai beau vouloir le chasser, un pressentiment funeste me tient dans ses serres et me dévore le cœur.

Et elle cacha sur l’épaule de Lila son visage inondé de larmes.

Bussy, agenouillé devant elle, lui baisait les mains.

— Hélas ! elle m’ôte toute ma force ! disait-il ; la voir souffrir est une torture impossible à supporter.

— Ma douce reine, ne te laisse pas abattre à ce point, dit Lila en lui caressant les cheveux ; la secousse trop brusque de cette séparation est affreuse, c’est vrai ; mais l’ambassadeur ne devait pas rester toujours ; songe qu’il reviendra victorieux, et que, d’ici là, la renommée nous parlera de lui.

Ourvaci abaissa ses beaux yeux humides sur le jeune homme.

— Eh bien, dit-elle, s’il meurt, je mourrai.

Puis, elle s’attrista de nouveau.

— Hors de ce monde, nous ne serons pas réunis, s’écria-t-elle ; j’oubliais que le ciel de mes dieux n’est pas celui des siens.

— Mon seul dieu c’est toi, mon ciel c’est l’air qui t’enveloppe, cria-t-il. Mais, si cela peut te rassurer, j’adore Brahma, Indra, Ganésa et l’effrayante Kali qui danse sur des cadavres, et le dieu bleu qui vogue sur la mer de lait, et tous ceux que tu voudras ; s’il y a quelque sacrifice, quelque cérémonie à accomplir, je suis prêt.

— Pardonne-moi, j’étais folle, dit Ourvaci, j’ai honte vraiment d’amollir ton courage par le spectacle de ma lâcheté ; les jours et les nuits ne me manqueront pas pour exhaler ma douleur ; tant que tu es là, il reste encore de la joie. Demandons nos chevaux, Lila ; nous accompagnerons l’ambassadeur jusqu’aux limites de nos domaines.

Une heure plus tard, ils franchissaient ensemble le portique du palais, et le marquis, se retournant une dernière fois, embrassait d’un long regard cette demeure où il avait été si heureux.

— Ah ! s’écria-t-il, l’inscription, qui ment aujourd’hui sur les ruines somptueuses d’un édifice de Delhi, serait à sa vraie place sur la porte de ce palais : S’il est un paradis sur terre, c’est ici ! Certes, la douleur qu’éprouva Adam n’était pas plus poignante que la mienne lorsqu’il sortit de l’Éden, et pourtant il n’emportait pas, comme moi, l’espoir d’y revenir.

Du haut d’une des terrasses, dissimulé derrière un arbuste, quelqu’un regardait l’ambassadeur partir. C’était le ministre Panch-Anan.

Il s’était si bien effacé, tenu à l’écart pendant ces jours si doux pour les amants, feignant de s’absorber dans le soin des affaires, pour laisser à la reine toute sa liberté, qu’on l’avait presque oublié ; mais il n’oubliait pas, lui, et le regard dont il accompagnait l’étranger, était gros de haine et de menaces.

Les cavaliers dépassèrent la ville et, piquant leurs montures, galopèrent en silence, cherchant à se dissimuler l’un à l’autre leur désespoir.

Le moment de la séparation vint pourtant, ils s’arrêtèrent, osant à peine se regarder. La princesse, plus courageuse d’ordinaire, semblait à son tour accablée.

— Je ne puis m’empêcher de croire, dit-elle, que la destinée nous garde quelque trahison. Mon œil droit frémit, et j’ai vu tout à l’heure un oiseau fatal voler à notre rencontre. On veut rire des superstitions, ne pas croire aux pressentiments, et pourtant le cœur se glace quand les présages menacent un être cher.

Ourvaci, pâle comme une perle, se taisait.

— Le vrai, le seul malheur, c’est de se quitter, dit Bussy. Il n’en peut être de pire ; l’absence n’est-elle pas sœur de la mort ?

Il leur baisa les mains rapidement.

— Adieu ! cria-t-il en s’enfuyant, je reviendrai.

Mais lorsqu’un mouvement du terrain lui eut masqué la reine, qu’il ne la vit plus en se retournant, une horrible douleur lui tordit le cœur, et, à son tour, il fut frappé par une crainte affreuse, il lui sembla que le vent qui passait lui criait à l’oreille : Tu l’as vue pour la dernière fois.

Il s’arrêta sans souffle, terrifié. Puis tout à coup, s’écria :

— Je ferai mentir cet affreux pressentiment, je ne l’ai pas vue pour la dernière fois.

Et il remonta la pente au galop.

Ourvaci était toujours à la même place, immobile. Elle l’aperçut, courut à lui, et, tandis que leurs chevaux se cabraient, dans une étreinte éperdue, ils échangèrent un baiser plein d’horreur et de délices.