La corvée (deuxième concours littéraire)/XII

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Texte établi par Société Saint-Jean-Baptiste, Édition des Patriotes (p. 143-153).

Le couvre-pieds



Elles étaient sept, sans compter les « créatures » de la maison, sept autour du grand « métier », dans la « chambre du fond » débarrassée de tous ses meubles, chez la Veuve Cossette, un après-midi d’automne, il y a bien longtemps.

C’est que, elle mariait son fils François, la veuve, elle le mariait à la petite Mariette Grégoire. Or, elle n’était pas riche, la petite Grégoire, sa mère « prenait des lavages » chez elle, et c’était juste pour vivre, disait-on. Alors, on lui piquait, pour son présent de Noces, un grand couvre-pieds, un beau, à fond blanc, avec de jolies petites corbeilles, en “pointes” de coton rouge.

Les voisines faisaient une « courvée ». Elles étaient là, les cheveux bien lissés, sous leurs « seines » de soie, en « mantelets » d’indienne fleurie, leurs grands tabliers blancs aux belles « engrelures », enveloppant leurs larges jupes de tissu sombre.

La « verge » au doigt, la tête basse, elles travaillaient ferme. Les aiguilles marchaient, couraient, piquaient, piquaient, les unes, « sur le droit », les autres, « sur le travers », d’autres encore, « sur le biais ».

Hélas ! les langues aussi piquaient ici, piquaient là. On avait parlé du « futur », de la « future » ; lui :

— Un si bon garçon !

— « Ménager » !

— Propre !

— Travaillant !

— Ça ne prend pas une goutte de boisson, Madame.

— Ça ne fume même pas, allons !

— Et joli garçon avec ça !

Elle…

— Belle comme un « cœur » !

— Cuisinière sans pareille !

— Bonne couturière.

— Bien instruite.

— Pas fière un brin.

— Et dévote, pieuse comme un ange du bon Dieu !

On avait comparé le couple merveilleux, à celui-ci, à celui-là ; mais enfin, on allait se lasser, la conversation menaçait de languir.

Soudain, la porte s’ouvre, c’est une nouvelle ouvrière qui arrive. Une infatigable causeuse, la Rosalie, malgré ses dents postiches, un peu longues, et son petit ton nasillard.

— Bonjour vous autres !

— Bonjour Rosalie !

— Avez-vous une place pour moi ?

— Mais oui, tiens ici. On t’attendait, tu sais.

— C’est qu’il est joli, ma foi, le couvre-pieds !

— Dame ! un couvre-pieds de « mariée » aussi !

— Je voulais venir aussitôt le « train fait », mais il est arrivé de la visite.

— Oui ? Qui donc comme cela ?

— Le grand « gas » au père Duclos, vous savez.

— Oui, celui qui avait « gagné » le Klondyke ?

— Justement.

— Il est revenu ?

— Ç’en a tout l’air, puisqu’il a dîné chez nous, aujourd’hui.

— Ah ! tu peux bien être en retard, le « gas » du père Duclos, ça parle sans comparaison, autant que ton « vieux », Rosalie.

— Quasiment. Dans tous les cas, il en a des histoires, des drôles et des pas drôles allez. Il s’en passe des « affaires », dans ces chantiers-là.

— Vrai ? Conte nous donc ça…

— Je veux bien. Où est Philomène ?

— Elle est dans la cuisine, avec la blonde à François, sa future bru, quoi donc !

— La petite Grégoire ?… c’est justement de son père qu’il parlait tantôt, le grand Duclos. Ils étaient partis ensemble, vous vous souvenez ?

— Oui, oui. Il n’est pas mort toujours ?

— Mort ? hélas ! oui, mort et mort comme un misérable.

— Comment ça ? C’était un bon garçon pourtant.

— Bon garçon… oui… bien faut le dire vite. Ça me faisait drôle à moi, par bouts.

— Par exemple ! un homme qui ne prenait pas une goutte de boisson ! qui allait à la messe tous les dimanches ! un bon travaillant !

— Un sans-cœur qui a laissé sa femme dans la misère, pour s’en aller courir au Klondyke. Quelle affaire avait-il à laisser la « boutique ». Ils avaient assez pour vivre.

— Il pensait de revenir et de faire le « gros » par ici, mais…

— Mais quoi ? Qu’est-ce qui est arrivé, dis donc vite ?

— Mon doux ! Vous garderez ça pour vous autres, par exemple !  ! Duclos dit qu’il était mauvais, Grégoire. Quand il se fâchait, il ne se connaissait pas. Or, il y avait un grand Anglais, un « insécrable » qui l’avait pris en grippe, et passait son temps à le « bâdrer ». Un bon soir la « chicane » s’éleva, après les coups de poing, ce furent les coups de couteaux. Grégoire ne voyait plus clair, il frappait à tort et à travers, enfin il arriva ce qui devait arriver. Grégoire tua l’Anglais, et les mineurs « lynchèrent » Grégoire. J’ai demandé, à Duclos, ce que ça voulait dire « lynché », et j’ai fini par comprendre que Grégoire était mort comme un chien, pendu à une branche d’arbre, sans avoir eu le temps de dire son acte de contrition, ni même de faire « son signe de croix ».

— Ah ! mon Dieu ! Sa pauvre femme, quand elle va savoir ça !

— Eh Philomène !  !

— Et la petite Mariette donc !

— Et François, croyez-vous qu’un honnête homme comme lui, voudrait d’un “tueur” pour beau-père ?

— Marier la fille d’un pendu ! Il en faudrait du courage !

Un cri étouffé… un bruit sourd, comme celui d’un corps qui s’affaisse, à l’étage supérieur, fit tressaillir les femmes.

— Qu’est-ce que cela ?…

— Ecoutez…

— Avez-vous entendu ?

— Chut ! c’est Philomène qui vient. Faudrait pas lui conter ça, les amies, elle le saura toujours assez vite.

La porte s’ouvrait, en effet, devant la maîtresse de la maison, dont la chaleur du poêle avait rougi les joues et les mains.

Les piqueuses retrouvaient contenance.

— Bon ! Vous allez venir souper, Mesdames. « Sans cérémonies », vous savez. Je n’ai pas grand’chose à vous offrir, mais c’est de grand cœur, allez !

— Ah ! tiens, ça sent la « sagamitée », tu as acheté du blé d’inde lessivé ? Moi aussi, le Père Provençal est passé ce matin.

— Oui, j’ai pensé que vous aimeriez cela de la « sagamitée » avec du bon sucre du pays.

— Dame ! si on aime cela !

— Mais, dis donc Philomène, où est-elle, ta future brue ?

— Mariette ? Elle est montée endormir le « petit dernier », dans la chambre à coucher des filles. Vous savez, c’est un enfant bien « résolu », qui a, « à cette heure », deux ans et demi passés,


CHUT ! C’EST PHILOMÈNE QUI VIENT. FAUDRAIT PAS LUI CONTER ÇA…

mais qui ne s’endort jamais, sans qu’on le berce un bon petit quart d’heure. Je l’envoie en haut, voyez-vous, c’est plus chaud là, il y a une petite trappe, dans le plancher qui laisse monter la chaleur d’en bas. Quel trésor que cette Mariette,

mes amies, c’est de « l’or en barre ». Tenez, je vous souhaite chacune une Mariette, vous autres qui avez des François à marier. Bon ! vite, approchez, approchez, pendant que c’est chaud.

Et dans la grande cuisine claire, les voisines s’empressent de prendre place autour de la table, recouverte de sa plus belle nappe blanche, et on ne pense plus à Mariette, ni au beau couvre-pieds à pointes de coton rouge…

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Et le jour s’éteint. La nuit descend, une nuit d’automne, calme et froide. À son tour, la lune pique de points d’or lumineux le beau couvre-pieds à pointes rouges, dans « la chambre du fond », qui ne contient plus que lui.

Au-dessus, dans la « chambre à coucher des filles », où dort un enfant blond, une main tremblante laisse tomber la porte d’une petite trappe, dissimulée dans le plancher.

Un instant plus tard, une forme frêle descend, se glisse dans la chambre, s’arrête devant le rustique métier, puis lentement, à regret, après l’avoir baisée, dépose au milieu du beau couvre-pieds piqué, une petite bague, un cercle d’or où brille une perle.

La lune éclaire un galbe pur de jeune fille, elle pique les fines aiguilles de ses rayons dans de lourdes tresses de cheveux, noirs comme l’aile des hirondelles, elle transforme en diamants, de grosses larmes qui roulent, suivent les piqûres délicates du couvre-pieds, en tombant de deux grands yeux, couleur d’ambre brûlé.

La jeune fille s’arrête, comprimant de ses mains jointes, son cœur palpitant.

« C’était pour moi, murmure-t-elle haletante, mais on le donnera à une autre bientôt, quand on saura…

« Mon Dieu, vous avez puni ma curiosité. Je me penchais de là-haut, pour entendre ce qu’on dirait de la petite Mariette. Mariette, la jolie, comme l’appellent les bonnes femmes. Mariette la pauvre, qu’a choisie pour femme le plus beau et le meilleur garçon du village. Oui, j’étais orgueilleuse, j’étais fière, et quel horrible secret, j’ai appris !…

« Mon Dieu, mon Dieu, non c’est faux ! Mariette, la fille d’un meurtrier ! Mon père pendu comme un chien, a-t-elle dit, un couteau ensanglanté à la main, sans avoir eu le temps de crier miséricorde, sans avoir pu marquer son corps coupable du signe rédempteur ?… Non, non, ce n’est pas possible… Je me suis endormie, j’ai fait un rêve affreux… Pourtant, non, j’ai bien entendu, c’est Rosalie qui parlait. Oh ! mon sang se glace dans mes veines.

« Elles ont dit : — “Lui marier la fille d’un meurtrier, d’un pendu, un honnête homme comme lui, jamais !” Mon Dieu c’est vrai ! J’étouffe, donnez-moi du courage, il faut que je m’éloigne de cette maison, qui ne peut être mienne. Demain, il trouvera ma bague de fiancée, mais moi, il ne me reverra jamais. J’irai expier le crime de mon père, je le jure sur vos pieds percés, ô Christ, témoin du martyre de mon cœur. Mariette, la fille du meurtrier, Mariette ne sera jamais la femme de François ! »

Doucement, silencieusement, pendant que dans la grande cuisine claire, on causait gaiement, elle ouvrit la fenêtre basse, s’enveloppa dans un long châle sombre, et s’élança dans la nuit noire.

Le lendemain, quand on voulut plier le grand couvre-pieds, si finement piqué, on trouva le mince cercle d’or, sur lequel, comme une larme figée, une perle brillait. Mais on ne revit jamais Mariette, la jolie fiancée qui l’avait retiré, de son doigt, le soir de la « courvée ».

Ceci se passa chez nous au P’tit Canada.

Le P’tit Canada, vous savez, c’est un coin du vieux Québec, installé au temps de mon grand’père entre deux plis de montagne, au cœur d’une petite Ville de la Nouvelle Angleterre, dont je vous laisse chercher le nom. Au P’tit Canada, on faisait des « courvées », on en fait encore, je pense, tout comme ici au grand Canada.

On y parle français, tant que pas autre chose, et j’en sais qui, comme mon grand-père paternel, ne savent, de la langue de Shakespeare, que les deux jolis échantillons que voici : « I guess not » et « What », prononcé canadiennement (wotte).

Le bon François est maintenant un vieillard à cheveux blancs, un oncle vieux garçon, qui gâte une bonne douzaine de petits neveux et de petites nièces. Il sait depuis longtemps que Mariette, la fille du meurtrier, expie le crime de son père, au chevet des miséreux, et dans les cachots des prisonniers. Il croit… que Mariette, la sœur de Charité, passera, un jour, devant la porte, tendant la main pour ses pauvres, et il garde, pour le lui tendre alors, le grand couvre-pieds, aux fines corbeilles de « pointes rouges » qui fut piqué, à la « courvée » fatale, de cet après-midi d’automne, il y a bien, bien longtemps… chez nous… au P’tit Canada.

Angeline DEMERS
(« Claire Fontaine »)


Berthierville, novembre 1916.