La dictée et l’enseignement de l’orthographe

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La dictée et l’enseignement de l’orthographe
Revue pédagogique, année 189730-31 (p. 32-39).

LA DICTÉE
ET L’ENSEIGNEMENT DE L’ORTHOGRAPHE



M. Payot, inspecteur d’académie à Privas, a publié dans la Revue universitaire[1] un très intéressant article contre l’usage que l’on fait habituellement de la dictée pour l’enseignement de l’orthographe à l’école primaire. Plus récemment, dans la Revue pédagogique[2], M. Carré, adoptant le raisonnement de M. Payot, apporte aux conclusions pratiques de mon collègue de l’Ardèche, très fortes déjà par les données scientifiques qui les accompagnent, l’appui de son expérience si sùre et si universellement reconnue.

Nos instituteurs, avides de mieux faire, s’enthousiasment aisément pour les méthodes nouvelles ; mais certains d’entre eux, souvent les meilleurs parmi les plus jeunes, sont naturellement conduits à forcer les indications qu’on leur donne. Croyant qu’il importe, pour mettre en relief l’originalité des procédés modernes, de faire table rase de la routine ancienne, ils risquent de s’égarer au détriment de la régularité, de la rapidité même des progrès de leurs élèves.

Certes, je reconnais, avec MM. Carré et Payot, que l’on use assez mal de la dictée dans un trop grand nombre d’écoles, et qu’une analyse scientifique des phénomènes de la mémoire conduit, d’une manière indiscutable, à signaler d’abord les points faibles d’un enseignement routinier, à indiquer ensuite avec précision la méthode qui devra guider l’instituteur dans ses exercices journaliers. Cependant je crains qu’un grand nombre de maîtres dociles ne retiennent, comme des préceptes ayant force de loi ou tout au moins comme des théorèmes, les maximes suivantes, qui sont présentées en bonne lumière dans les articles de MM. Carré et Payot et qui, pour un lecteur superficiel, semblent les résumer :

« Aujourd’hui je suis presque tenté de croire que si nos enfants apprennent l’orthographe, ce n’est pas par la dictée, mais malgré la dictée. » (Payot, loc. cit.).

« En tout cas, si l’on combat en partie (par les corrections de dictée) les souvenirs visuels défectueux, on ne fait rien pour détruire le souvenir graphique vicieux, et c’est lui qui conduit la main… De sorte que le maître enseigne plutôt l’incorrection orthographique que l’orthographe ; le maître est très souvent un professeur de fautes d’orthographe. » (Payot, ibid.).

« La dictée n’est peut-être pas le meilleur moyen à employer pour enseigner l’orthographe ; il y en a sans doute d’autres qui seraient plus prompts, plus sûrs et plus efficaces. » (Carré, loc. cit.).

« On n’a pas assez remarqué que si la dictée est à sa place dans un examen où il s’agit de constater ce qu’un élève sait en orthographe, elle convient certainement moins dans une classe comme exercice préparatoire… Que de loin en loin le maître fasse une dictée d’orthographe à ses élèves, rien de mieux ; mais que cette vérification ait lieu presque tous les jours, et pendant toute la durée de la scolarité, voilà ce qui ne se comprend plus. » (Carré, ibid.)

Et la conclusion, pour notre jeune instituteur, sera qu’il ne doit pas, à l’avenir, perdre son temps et celui de ses élèves à faire des dictées.

Je suis d’un autre avis, et je crois qu’un très grand nombre de maîtres obtiendraient des résultats inférieurs dans l’enseignement de l’orthographe, s’ils renonçaient à la dictée.

Un procédé pédagogique est bon, quand il s’adapte d’une manière satisfaisante à l’intelligence et au zèle moyens des instituteurs et des élèves. L’enseignement ordinaire de l’orthographe par la dictée, ou, pour nous exprimer plus exactement, avec la dictée, satisfait à cette condition fondamentale.

Rappelons, en effet, les exercices mis en œuvre dans nos bonnes écoles primaires pour l’enseignement de l’orthographe.

1° L’élève, sachant déjà lire et écrire, s’exerce à copier de son mieux quelques phrases imprimées dans un livre ou manuscrites au tableau, phrases au sujet desquelles l’instituteur a donné, ou doit avoir donné, les explications nécessaires à l’intelligence du sens et de l’orthographe ;

2° Quand l’élève sait copier, à peu près sans hésitations et sans fautes, il passe aux premiers exercices de dictée. Nos maîtres ont l’habitude c’est pour eux d’ailleurs un devoir de lire et d’expliquer le texte, qui est écrit au tableau et relu ; enfin, le tableau effacé ou retourné, le texte est dicté[3] ;

3° Plus tard, dans le cours moyen, après lecture et explication. par le maître, le texte est dicté, sans avoir été préalablement écrit au tableau. Il est important de remarquer que le maître effectue la dictée du texte, en parlant le plus lentement possible ;

4° La correction s’opère en échangeant les cahiers ;

5° Les fautes d’orthographe doivent être très nettement corrigées[4] ; quelques maîtres font copier par l’élève, à la suite de la dictée, les mots mal écrits. Certains même donnent la dictée corrigée à transcrire comme page d’écriture.

Et cette méthode d’enseignement de l’orthographe me paraît satisfaire d’une façon très suffisante aux conditions fondamentales que les découvertes récentes de la psychologie recommandent à l’attention des pédagogues.

Les souvenirs auditifs, visuels, graphiques et d’articulation, liés à chaque mot, sont formés et fortifiés par les exercices journaliers et consécutifs de lecture, d’écriture, de langage et de récitation, que l’on mène de front dans l’immense majorité de nos écoles. M. Carré lui-même a depuis longtemps attiré l’attention des instituteurs sur l’avantage de cette méthode ; il sait mieux que personne qu’elle est suivie avec succès.

À partir du cours moyen, la dictée est faite à des enfants possédant déjà un vocabulaire assez étendu, ayant appris à écrire correctement un grand nombre de mots ; leur mémoire sans doute est infidèle pour bon nombre de ces mots, mais sa défaillance variera d’objet avec les individus. Le maître ne peut rectifier systématiquement, par des exercices de copie ou de vocabulaire, les erreurs latentes de mémoires si diverses, et la dictée m’apparaît, pour découvrir ces erreurs, comme une opération mécanique tout à fait remarquable. Le texte est dicté, le cahier de chaque élève porte la trace des défaillances respectives ; le maître n’a plus que l’embarras du choix pour donner à la mémoire de chacun une impression nouvelle et correcte. La dictée est donc autre chose qu’un moyen de vérification ; c’est aussi un procédé d’étude, car elle permet à l’instituteur d’apprécier tous ses élèves et à chaque élève de se connaître et de se juger en ce qui concerne l’orthographe.

MM. Carré et Payot font, il est vrai, l’objection suivante sur laquelle ils insistent beaucoup :

Le souvenir auditif n’a que fort peu de valeur au point de vue orthographique. Restent les souvenirs d’articulation, les souvenirs graphiques et les souvenirs visuels. Les premiers, dans la dictée, sont négligés. Les souvenirs graphiques sont déplorables, ainsi que les souvenirs visuels actifs, quand l’élève orthographie mal le mot ; il l’écrit mal, il le voit et le revoit mal écrit ; de sorte que le mot défectueux se fixe dans sa mémoire par ces deux souvenirs très nets. Que fait alors le maître ? Il corrige à l’encre rouge, ce qui ne peut effacer le souvenir visuel vicieux, parce qu’en écrivant le mot vicieusement, l’élève a fait un effort de recherche, tandis qu’il lit la correction sans effort. »

On peut répondre que l’élève, quand il écrit sous la dictée rapidement, ce qui est le cas de la pratique dans nos écoles, trace les mots sur son cahier sans grande attention et sans effort de recherche. Pendant la correction, au contraire, qu’il suit, ne l’oublions pas, sur le cahier d’un autre, son attention est attirée sur des mots bien écrits ; l’impression fugitive d’un mot entrevu mal orthographié étant remplacée aussitôt par celle du mot corrigé. Enfin, quand il reprend son cahier et qu’il l’examine avec soin[5], il revoit des mots correctement écrits.

Cependant l’effort de recherche sur un mot mal écrit, que MM. Payot et Carré estiment si nuisible dans l’enseignement de l’orthographe, existe exceptionnellement lorsque l’élève, relisant sa dictée avant de la soumettre à correction, rencontre un mot qu’il ignore ou sur lequel sa mémoire lui semble en défaut. Alors il articule le mot, il l’écrit rapidement, l’examine, fait appel inconsciemment à ses divers souvenirs et finalement adopte une forme quelconque,… ou fait un pâté. Mais le doute reste dans son esprit ; il considère ce qu’il a écrit comme une indication provisoire ; dès qu’il prend, pour la correction, le cahier de son voisin, ses yeux se portent sur le mot douteux, à moins qu’il n’ait déjà copié furtivement le mot en question sur ce même voisin ; et, quand il relira son cahier corrigé, il imprimera de nouveau dans ses yeux l’orthographe correcte du mot, qu’il a mise probablement dans sa main en corrigeant le cahier du camarade ou son propre cahier[6].

L’enseignement de l’orthographe avec la dictée et non par la dictée ― car la leçon d’orthographe consiste dans les explications qui précèdent et dans les observations et les opérations qui suivent la dictée du texte ― offre ce grand avantage, au point de vue de la pédagogie, que tous les maîtres peuvent appliquer la méthode avec une correction et un succès suffisants, pourvu qu’on leur donne quelques conseils généraux. Tandis que les nouveaux procédés recommandés par MM. Payot et Carré seraient d’une application infiniment plus délicate, parce qu’ils constituent des instruments pédagogiques plus parfaits ; et beaucoup de nos instituteurs, malgré leur bonne volonté, n’auraient pas les qualités personnelles que l’emploi de la nouvelle méthode exige.

Enseigner l’orthographe par la copie d’une série de textes convenablement choisis et par des exercices de vocabulaire savamment gradués présentera l’immense difficulté suivante. Afin de graver dans la mémoire les souvenirs graphiques et visuels d’une façon durable, le maître devra attirer à chaque instant, de la manière la plus vive, l’attention des jeunes enfants sur le devoir qu’il leur a choisi : tâche extrêmement difficile quand il s’agit de diriger une division de plus de dix élèves et pratique seulement pour l’enseignement individuel. La copie d’un texte n’exige qu’une attention et qu’une application limitées : un exercice de vocabulaire excite plus spécialement l’effort nécessaire pour retrouver le sens des mots ou la relation que les sens de divers mots consécutifs peuvent avoir entre eux. Aussi l’élève trop soutenu ne comprendra pas spontanément la nécessité d’un effort supplémentaire que le maître, je le crains, sera trop souvent incapable de provoquer. C’est pourquoi, dans la plupart des cas, la copie ne donnera aux souvenirs visuels et aux souvenirs graphiques qu’une intensité insuffisante.

Comme moyen de vérification, non d’enseignement (Payot), on aura parfois recours à la dictée, car elle permet de constater de loin en loin les progrès des élèves (Payot). Le maître devra, après la correction, remédier aux défaillances respectives de la mémoire de chacun. Emploiera-t-il dans ce but la copie des mêmes textes, et les mêmes exercices de vocabulaire ? Cherchera-t-il des devoirs. nouveaux, appropriés pour chaque élève aux fautes constatées dans son devoir ? Marquera-t-il simplement les fautes et fera-t-il copier plusieurs fois les mots corrigés ? Ce dernier moyen me paraît seul pratique, et M. Payot l’indique. Mais j’en déduis qu’il sera avantageux de répéter fréquemment cette chasse aux fautes d’orthographe, la dictée.

Nous retombons ainsi dans la vieille méthode. Et la dictée nous apparaît comme un exercice d’étude, non seulement parce qu’elle permet au maître de retrouver pour chaque élève les lacunes du premier enseignement, mais encore et surtout parce que, exigeant un effort d’attention plus grand que la copie, elle constitue un exercice de degré plus élevé. C’est d’ailleurs un exercice de même espèce en effet, quand l’élève transcrit sur son cahier quelques mots qu’il a vus depuis très peu de temps, depuis un très petit nombre de secondes, il fait une copie : quand il transcrit des mots qu’il a vus depuis un temps beaucoup plus long, il fait une dictée.

Ah ! s’il était possible, en employant la copie et les exercices de vocabulaire, de ne laisser jamais voir aux élèves que des mots correctement écrits, la suppression de la dictée serait à essayer pour les raisons très fortes qu’expose M. Payot. Mais l’expérience de tous les jours montre qu’il n’en est pas ainsi. Les élèves, en copiant, commettent des fautes. Quand le maître examine la page d’écriture, il constate trop souvent que, pour la même phrase répétée dix ou quinze fois de suite, des fautes apparaissent et deviennent plus nombreuses à mesure que l’on avance vers le bas de la page. Il faut donc accepter l’impression mauvaise produite sur la mémoire par les mots mal orthographiés, puisqu’on les trouve dans les pages de copie et même dans les exercices de vocabulaire.

Repousserons-nous les principes énoncés par M. Payot et recommandés par M. Carré ? Loin de là. Ces principes scientifiques nous permettent, en effet, de perfectionner la méthode actuelle d’enseignement de l’orthographe, en donnant à nos maîtres des préceptes raisonnés et non des conseils empiriques.

Dès le début, dans le cours préparatoire et le cours élémentaire, les éléments de l’orthographe seront inculqués par des exercices de copie et des exercices de vocabulaire, comme l’indique M. Carré.

Dès le cours élémentaire, pour les élèves suffisamment avancés, il sera dicté un texte de médiocre longueur, qui d’abord aura été lu, écrit au tableau noir et expliqué, puis effacé ou soustrait à la vue.

Dans le cours moyen, dans le cours supérieur et dans le cours complémentaire, la dictée sera faite par la méthode habituelle ; mais le maître devra préalablement lire le texte et l’expliquer, en n’oubliant jamais d’écrire au tableau noir les mots nouveaux pour les élèves.

Il faudra toujours s’abstenir des dictées dans lesquelles l’élève est exposé à faire un trop grand nombre de fautes, car l’effort exagéré imposé à la mémoire rend le souvenir confus et passager.

Quant à la correction de la dictée, elle sera faite en échangeant les cahiers. Les mots mal orthographiés seront ensuite écrits correctement et très nettement, par le maître si c’est possible[7], au-dessus des fautes soigneusement raturées. Enfin, l’élève recopiera, avec le plus grand soin et un certain nombre de fois, chaque mot corrigé.

En résumé : les souvenirs auditifs, visuels, graphiques et d’articulation, qui constituent la base de l’enseignement de l’orthographe, doivent être formés et fortifiés tout d’abord par la méthode que préconisent MM. Carré et Payot. Mais je pense qu’il convient, pour continuer et achever l’éducation orthographique des enfants, d’utiliser la dictée fréquente, en s’efforçant d’appliquer à cet exercice les principes mnémotechniques que MM. Carré et Payot recommandent exclusivement.

A. Aignan,
Agrégé et docteur ès-sciences,
Inspecteur d’académie du Morbihan.

  1. 15 juin 1896.
  2. Novembre 1896.
  3. Dans certaines écoles, on dicte aux élèves du cours élémentaire un fragment du livre de lecture expliqué le jour même ou la veille.
  4. Dans la plupart des bons cours élémentaires, les fautes étant marquées, chacun reprend son cahier et remplace les fautes par les mots correctement écrits. À cet effet, l’élève s’aide du livre de lecture, si ce livre a fourni le texte de la dictée, on consulte le tableau mis de nouveau en lumière comme au moment de l’explication préalable du texte.
  5. Et qu’il le corrige en consultant son livre ou le tableau sur lequel le texte est inscrit, quand il s’agit du cours élémentaire.
  6. Dans nos bonnes écoles du Morbihan, l’élève du cours élémentaire corrige son propre cahier, ainsi que nous l’indiquons dans les notes précédentes ; mais, dans le cours moyen préparatoire au certificat d’études, l’élève, au lieu de marquer simplement la faute sur le cahier d’un camarade, effectue la correction.
  7. Dans les classes nombreuses il ne peut en être ainsi ; l’élève lui-même corrige, comme il a été dit précédemment.