La femme au doigt coupé/15

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Bibliothèque à cinq cents (p. 62-67).

CHAPITRE XV
OÙ LAFORTUNE COMMET UNE GRAVE IMPRUDENCE

Voyons un peu ce qu’était devenu notre ami Lafortune, que nous avons laissé en conciliabule avec une belle dame inconnue.

Il s’était promis, le lecteur s’en souvient, après avoir si heureusement trouvé, à l’aide d’un paletot, la trace de Simon, d’aller le lendemain l’arrêter. Il s’était même dit qu’il irait seul ; afin de n’avoir à partager avec personne le triomphe de son entreprise.

Il sortit donc de chez lui le lendemain matin ; et, tout en fumant un cigare, il se dirigea vers la demeure de Simon.

Il marchait d’un pas rapide, quand, au détour d’une rue, il bouscula, involontairement bien entendu, une jolie jeune fille, qui, un paquet sur le bras, suivait gaiement le trottoir.

Au moment où il se retournait pour lui adresser des excuses, il se trouva face à face avec elle. Il ne put retenir un léger cri d’étonnement ; mais la jolie figure de la jeune ouvrière n’avait pas seule provoqué son exclamation ; une ressemblance frappante avec la femme que nous avons vue la veille chez lui, avait au plus haut point excité sa curiosité.

— Si j’avais le temps, je la suivrais, se dit-il : c’est vraiment tout à fait extraordinaire !

Il était plongé dans ces réflexions quand une voix lui fit tourner la tête.

Une dame élégante et bien vêtue venait de traverser le trottoir ; et, interpellant la jolie ouvrière : « Bonjour mademoiselle Jenny ; je suis bien aise de vous avoir rencontrée : je me rendais précisément rue Saint-Constant, pour voir une amie ; et, en passant, je serais montée chez vous, afin de voir là en est ma robe. »

— Elle est presque finie, madame.

— C’est bien. Envoyez-la moi, samedi sans faute.

La jeune fille salua ; puis l’une et l’autre reprirent leur course.

— Jenny, rue Saint-Constant, répéta tout bas Lafortune. Prenons toujours note de ces deux noms ; nous verrons ensuite. Elle est vraiment jolie, cette petite ; et elle a un air de distinction bien au-dessus de sa condition.

Tout en poursuivant son monologue, Lafortune arrivait au No. 2208. Il entra et se trouva aussitôt en face de la femme qui, la veille, l’avait engagé à louer chez elle.

— Ah ! Bonjour monsieur, fit-elle, vous venez sans doute pour la chambre ?

— Oui, madame, je vous avouerai qu’hier je l’ai mal vue. Je craignais de déranger cette jeune femme, qui était seule et qui paraissait occupée. Si monsieur Simon était chez lui, je monterais volontiers.

— Il est sorti, monsieur, et il a emporté la clef ; mais il ne peut tarder à rentrer.

— C’est bien, je vais faire une ou deux courses, et je reviendrai.

Lafortune s’en alla ; mais, bien entendu, il ne s’éloigna pas, afin de surveiller la rentrée de Simon. Malheureusement, il eut à attendre fort longtemps ; car le lecteur sait que Simon était occupé avec Félix à la poursuite et à l’incarcération de Ben. Toutefois, il rentra au commencement de l’après-midi, un peu avant le moment de son rendez-vous avec Félix, dans la petite maison d’Hochelaga.

Lafortune s’élança sur ses traces ; puis frappa à sa porte.

Deux ou trois minutes s’écoulèrent, et Simon se décida à ouvrir.

Il entra en repoussant la porte derrière lui.

— Ah ! mon gaillard, c’est donc vous qui perdez un bouton de paletot dans la chambre où a été assassinée Julia Russel, et les autres, dans une maison incendiée ǃ C’est donc vous qui oubliez le paletot garni des susdits boutons dans une voiture ǃ Entre parenthèses, pas habile, votre ménagère ǃ Au moins, quand on change une garniture de paletot, on la change toute entière ; on n’en met pas quatre neufs par-devant, en laissant les deux vieux par derrière. Sans compter que, sans ces boutons, vous courriez encore, tandis que maintenant je vous arrête.

— Ah ! ça, qu’est-ce que vous me chantez-là ǃ répliqua Simon, que ce flot de paroles avaient littéralement abasourdi.

— Ce que je vous chante, c’est bien simple, répliqua Lafortune, en reprenant son ton sérieux. Je vous arrête comme coupable de meurtre, sur la femme qui habitait la chambre numéro 10 de l’hôtel Saint-André ; et même à ce propos mes compliments ; si vous n’étiez pas un brigand, vous eussiez peut-être été un parfait chirurgien ; vous coupez les doigts comme pas un.

Cette fois, Simon avait compris. Il devint fort pâle, et, s’adressant à Lafortune :

— Est-ce que vous me croyez assez bête, pour vous laisser sortir vivant d’ici ? Ah ! Vous voulez m’arrêter ! Eh bien ! moi, je vais vous tuer ! Et, avant mêpe que Lafortune eût pu prendre ses précautions, il sortit un revolver de sa poche et tira.

Un nuage épais obscurcit un instant la pièce, et Lafortune tomba baigné dans son sang.

— Ça ne doute de rien, ces agents de police, fit-il. C’est brave, mais c’est naïf ; car, enfin, on ne vient pas seul et sans armes, pour arrêter un homme comme Simon ! et enjambant par-dessus le corps inanimé du détective, il s’élança dans l’escalier et disparut aussitôt dans la rue.

Il s’était écoulé plus d’une heure, lorsque Ben, flanqué de ses deux agents, se présenta au numéro 2208.

Il n’y avait personne. L’hôtesse était sans doute sortie.

Ils entrèrent et gravirent l’escalier. Ils montaient la dernière marche, quand un des deux compagnons de Ben glissa et faillit tomber à la renverse.

— Qu’as-tu donc ? lui cria son compagnon.

— J’ai glissé ; il y a de l’eau sur les marches ; puis, se baissant, pour regarder ce qui l’avait fait tomber, il s’aperçut avec effroi que c’était du sang.

Au même instant un spectacle affreux s’offrit à leur yeux. Ben venait d’ouvrir la porte, et au milieu de la chambre le corps d’un homme gisait baigné dans son sang. C’était ce sang qui coulait à l’entrée de l’escalier, et qui avait failli faire tomber l’un des agents. Cependant, Ben qui était entré le premier dans la chambre poussa un cri.

Il venait de reconnaître Lafortune.

— Nom de nom ! s’écria-t-il ; puis s’agenouillant près du corps de son ami, il l’examina et s’assura qu’il respirait encore. Ce que voyant, il s’écria : « C’était bien la peine de se cacher depuis si longtemps pour en arriver là ! Déranger tous mes plans, effaroucher mon gibier, la plus belle pièce de la chasse, et se faire tuer ; ah ! c’est un joli coup, patron ; je ne vous en fais pas mon compliment ! »

« Il faut demander un médecin, » ajouta-t-il.

L’un des deux hommes partit aussitôt et revint, quelques instants après, avec un médecin.

Celui-ci examina la blessure qui, fort heureusement, n’était pas mortelle. La balle avait traversé l’épaule.

— Bien visé, ma foi ! fit le docteur ; une ligne plus bas, il était tué raide !

Le premier pansement fait, le médecin déclara qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce que le blessé fut transporté chez lui.

— Allons, il a encore de la chance dans son malheur, dit Ben, mais Simon, qu’est-il devenu ? comme ça va être commode, maintenant, de le repincer ! coquin de sort ! avoir si bien réussi et voir son eau troublée au moment où le poisson mord ; c’est pas de veine ! Évidemment, il a pris la clef des champs. Enfin, aidez-moi, fit-il aux deux hommes, il faut commencer par conduire Lafortune chez lui ; puis ensuite, je me mettrai en campagne. Foi de Ben, j’aurai sa peau ou il aura la mienne ; mais il faut que je le repince !

— En tout cas si j’ai un conseil à te donner, gamin, dit l’un des agents, c’est de te munir d’un revolver. Il a l’air ben smart, ce gaillard-là ; et tu pourrais bien attraper, toi aussi, une prune difficile à digérer.

— Vous avez raison, répondit Ben ; mais il y en a, chez M. Lafortune. D’après ce que vous venez de voir, ajouta-t-il, en riant, il ne s’en sert pas beaucoup ; j’en prendrai un, en m’en allant.

Ayant fait avancer une voiture, nos trois hommes y transportèrent le blessé, avec toutes sortes de précautions ; puis, la voiture, allant au pas, se dirigea vers sa demeure.

Ben la fit arrêter et on se mit en devoir de déposer dans son lit le blessé qui avait rouvert les yeux et commençait à reprendre connaissance.

Le médecin ayant recommandé le calme le plus absolu, Ben lui expliqua ce qui était arrivé, en lui affirmant qu’on le sauverait, mais qu’il était nécessaire qu’il se tint tranquille ; puis, après l’avoir confortablement installé dans son lit, il expliqua alors aux deux agents que leurs services étaient maintenant devenus inutiles ; qu’il fallait simplement s’occuper de faire conduire les deux accusés à un poste de police quelconque, et se tenir prêts à lui prêter main forte, au cas où il en aurait besoin.

Il passait alors dans le salon, afin de prendre d’abord de l’argent pour payer le cocher, puis le revolver en question.

quand, après avoir ouvert la porte, il aperçut la jeune femme que nous avons déjà présentée à nos lecteurs.

Il poussa un cri. Les mots s’arrêtèrent dans sa gorge.

— Elle ! s’écria-t-il. Alors, le médecin ! ce silence ! cette dissimulation ! ah ! je comprends tout, maintenant. Puis, retrouvant peu à peu ses esprits il expliqua à la jeune femme qui l’interrogeait ce qui s’était passé ; et prenant les objets dont il avait besoin, il sortit.

Quand il fut dans la rue il passa sa main sur son front.

— Est-ce que je deviens fou ? s’écria-t-il. Mais non, cependant, je ne me trompe pas. C’est elle ! Mais, c’est un vrai conte de fées ! Voilà donc pourquoi Lafortune était introuvable ! Allons au plus pressé. Demain, je demanderai des détails ; mais à présent il s’agit de retrouver Simon, dussé-je mourir à la peine. Que peut-il être devenu ?