La huronne/09

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Librairie Granger et frères limitée (p. 74-80).


IX

AU WIGWAM DU CHAMOIS



LE sergent expliqua à Marc le projet dont il lui avait parlé et que Mistress Gray avait trouvé très sage.

— Ce vieil Indien chez qui je veux t’amener, dit-il, est un Oneyout ; il s’appelle Le Chamois et demeure à un demi-mille environ du Fort Bull. Il est seul avec sa petite-fille dont le père et la mère sont morts. Le père était un Huron et demeurait aux environs de Québec, mais quand la petite devint orpheline, son grand-père, Le Chamois, alla la chercher et l’amena à son wigwam.

— Les Hurons, dit Marc, n’est-ce pas une tribu alliée des Français ?

— Oui… mais la petite Huronne ne s’occupe pas de la guerre, elle ne pense qu’à sa religion ! C’est une catholique.

— Oui ? Elle a donc été baptisée ?

— Sans doute, et elle sait toujours quand le missionnaire passe dans cette région. C’est pourquoi j’ai pensé te placer là, chez eux, et lorsque le prêtre français viendra, te confier à lui.

— Vous avez bien pensé, sergent… mais, pourront-ils me comprendre chez Le Chamois ?

— Parfaitement. Le Chamois comprend bien l’anglais et Ginofenn, sa petite-fille, élevée dans le voisinage d’un établissement français, comprend et parle cette langue.

— Oh ! que je suis content, sergent ! Ça ne vous fait rien, dites, que je sois un Français ? Vous êtes Anglais, et cependant je vous aime bien !

— Moi aussi, mon gars ! Ce n’est pas ta faute ni la mienne si nos deux patries sont en guerre !

— Non, dit Marc, et je voudrais bien que ce soit fini ! Pensez-vous que ça va durer encore longtemps ?

— Je ne l’ai pas dit à ma femme, mais j’en ai bien peur !

— Sergent, est-ce que je devrais remettre le médaillon avec sa chaînette autour de mon cou ou dois-je le laisser dans le coffret ?

— Je crois que tu feras mieux de le laisser dans le coffret. En arrivant, nous le confierons à Ginofenn qui le mettra en lieu sûr jusqu’à l’arrivée du missionnaire.

— À Ginofenn ? Je puis donc m’y fier tout à fait ?

— Sans aucun doute ! Je te dis que c’est une petite sainte.

— Puisque je serai près du Fort Bull, je pourrai vous voir, sergent ?

— Peut-être, mon boy, mais, tu sais, personne ne doit approcher du fort ! Cependant j’irai te retrouver chez le Chamois.

C’était le commencement de mars ; le temps était encore froid et sec, mais le soleil prenait de la force et faisait présager un dégel prochain.

Marc était bien anxieux de voir la hutte indienne où il aurait l’hospitalité. Il avait vu beaucoup de wigwams, mais de loin seulement. Depuis la mort de Martin il n’avait plus parlé français, et la perspective de converser dans sa langue le rendait bien joyeux.

Tout à coup, il dit :

— Mais sergent, qui donc paiera ces gens pour ma nourriture ? Je n’ai pas d’argent !

— Je leur donnerai quelque chose pour les récompenser, ne te tracasse pas pour ça ! dit le bon Jim.

— Quand je serai un homme sergent, je saurai me rappeler ce que vous et Mistress Gray avez fait pour moi !

— C’est ça !… Tu reviendras nous voir alors, et tu nous conteras tes aventures !

— Oui ! Et je ferai rire Rosie avec les histoires que je lui contais lorsque j’étais à la ferme ! Vous lui parlerez de moi, n’est-ce pas ?… mais elle est trop petite, elle m’oubliera !

Après deux jours de voyage, ils aperçurent un grand wigwam et, au loin, mais bien en vue, une bâtisse peu élevée que le sergent désigna à Marc.

— Voilà le Fort Bull

— C’est ça, le Fort Bull ? s’exclama Marc.

— Oui…

— Je croyais que c’était une forteresse…

— Ce n’est pas la Tour de Londres ! dit-il, mais, nous voici chez Le Chamois.

À leur arrivée un vieil Indien à cheveux blancs sortit de la cabane. Il reconnut Jim et le salua amicalement.

— Qui m’amènes-tu là ? dit-il en anglais, montrant Marc.

— Un protégé que je vais vous demander de garder pour quelques jours…

— Tu as toujours été honnête pour Le Chamois. Ton ami sera mon ami, dit-il avec cette formule solennelle dont se servent les Indiens.

Jim le remercia et présenta le petit Français.

— Je vous présente Marc Henri, dit-il. Marc, voici Le Chamois, chef oneyout.

— Bonjour, chef, dit Marc en lui tendant la main. Je suis content de connaître un chef indien.

— Tu n’en as donc jamais vu ?

— Jamais, avant aujourd’hui… je pensais qu’ils ne parlaient que la langue indienne !

— C’est souvent le cas, mais Le Chamois a toujours été en relations avec les Anglais et il a appris leur langue.

À ce moment, une jeune indienne arriva auprès d’eux et reconnaissant le sergent, elle sourit. Marc la regarda : c’était une jeune fille qui paraissait avoir seize à dix-sept ans. Ses cheveux noirs tressés en deux nattes encadraient son visage cuivré, aux traits virils, ses yeux foncés étaient doux et lumineux, sa bouche aux lèvres vermeilles, était souriante, ses dents, petites et d’une blancheur éclatante. Le Chamois lui dit quelques mots en indien ; elle acquiesça d’un signe de tête et d’un geste indiqua à Marc l’entrée du wigwam. Il y entra à sa suite tandis que Jim restait à causer avec Le Chamois.

— Que veux-tu faire de ce jeune garçon ? fit l’Indien.

Le sergent, en quelques mots, le mit au courant de la situation et il conclut :

— Ce petit Français est un brave enfant que j’aurais bien voulu garder, mais il veut retourner dans son pays, et comme il n’a pas de protecteurs, j’ai pensé le confier au missionnaire lorsqu’il passera par ici.

— Robe-Noire ne vient pas aussi souvent depuis la guerre, mais enfin, il vient parfois, et si tu n’es pas ici, je lui remettrai l’enfant avec les renseignements que tu me donnes.

— Merci. Maintenant, si le gars peut vous rendre service, il en sera heureux, de mon côté, je ne laisserai pas la chose sans récompense.

— C’est entendu… Le Chamois prend le petit sous sa protection… Je puis dire les faits à Ginofenn ?

— Certainement, d’ailleurs Marc est très franc, très ouvert… Il vous contera probablement lui-même son histoire.

— Tant mieux, alors, et nous l’aiderons volontiers.

Pendant que les aînés causaient au dehors, Marc et la jeune Huronne avaient fait connaissance.

Marc lui avait dit tout de suite :

— Je suis Français !

— Et moi Huronne ! répondit-elle.

— Alors, fit le mousse en souriant, nous sommes amis !

— Oh ! oui, dit-elle, j’aime bien les Français ! Robe-Noire qui m’a baptisée, c’est un Français !

— Pourquoi restez-vous en Nouvelle-Angleterre plutôt qu’en Nouvelle-France ?

— C’est grand-père qui le veut. Il ne se mêle pas de la guerre et il aime à rester ici. Il est âgé… je n’ai plus mes parents, alors je fais comme il veut !

— Moi non plus, je n’ai plus mes parents ! dit Marc.

— Pauvre petit Français ! dit Ginofenn… Et tu vas rester quelques jours avec nous ?

— Si vous le voulez bien ! dit Marc.

— Grand-père l’a dit… alors c’est décidé… Veux-tu venir voir les alentours ? Et elle l’entraîna au dehors pour lui faire voir, aux abords de la forêt, un enclos avec deux petits ours gris qu’elle tentait d’apprivoiser, un autre où il y avait un petit castor et un troisième, haut et recouvert où il put admirer deux jeunes chevreuils. Elle lui montra ensuite un petit abri où il y avait une croix de bois et une petite image de la sainte Vierge, avec un entourage de sapin, dont la verdure d’hiver formait un décor frais et rustique. Puis, elle indiqua le Fort Bull qui se dressait à peu de distance du wigwam.

Marc était très intéressé par tout ce qu’il voyait et semblait enchanté d’avoir fait une nouvelle connaissance.