La huronne/14

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Librairie Granger et frères limitée (p. 107-110).


XIV

LA MORT DU CHAMOIS



LORSQUE Ginofenn, après une nuit d’insomnie et des heures d’une torturante inquiétude, avait vu revenir son grand-père sur un brancard, porté par deux indiens, elle avait eu la conviction que c’était fini… En effet. Le Chamois revint à lui pour quelques instants, reconnut sa petite-fille et voulut lui parler… mais il ne put articuler une seule parole… alors, levant la main dans un geste de bénédiction, il la posa sur la tête de la jeune fille à genoux près de lui et la regarda avec une tendresse indicible… puis sa main retomba inerte… ses yeux devinrent fixes… L’âme du vieux Chamois avait rejoint celle des ancêtres dont il était si fier…

Refoulant ses larmes, Ginofenn questionna les deux Iroquois. Ils lui dirent que le Chamois avait été blessé lors de la plus forte explosion, qu’on l’avait trouvé dans une grotte à demi écroulée non loin du fort et qu’un jeune garçon avait été trouvé auprès de lui, blessé et sans connaissance… Le Commandant du détachement français l’avait fait transporter au camp… ils n’en savaient pas plus !

— Ne sait-on pas qui il est ? demanda la jeune fille.

— Non. On dit que c’est un petit Anglais…

Ginofenn réfléchit pour un instant… Marc n’avait donc pas eu le temps de recouvrer son coffret, puisqu’on ne le savait même pas Français… le contenu de la boîte aurait révélé son identité…

— Allez-vous rejoindre les soldats ? demanda-t-elle aux Indiens.

— Non. Ils sont déjà partis… Nous restons pour empêcher qu’on approche des ruines du fort.

— Pourquoi ? dit-elle.

— Parce qu’il y a encore des grenades qui font explosion et c’est trop dangereux ?

— Tout près, mais pas aux alentours, n’est-ce pas ? dit-elle.

— C’est bien dangereux aux alentours aussi, parce que des grenades et de la poudre, il semble y en avoir encore beaucoup !

Ginofenn regarda le Chamois étendu sans vie, et ne répondit pas. Elle songeait : Qui donc va enterrer pauvre grand-père ?…

— Dites, mes amis, comment vais-je faire, toute seule, et loin de la tribu, pour enterrer mon grand-père ?

— Pauvre petite, répondit l’un d’eux, nous pourrions bien, nous-mêmes, rendre au Chamois les derniers devoirs… C’était un brave Oneyout et un vaillant chef de tribu… mais nous ne pouvons rester… ou bien, il faudrait l’enterrer tout de suite.

Des larmes coulèrent des yeux noirs de Ginofenn… Tout de suite ! Le donner tout de suite à la terre ! Mais puisqu’il était mort et qu’elle ne pouvait être seule pour l’enterrer…

— Vous êtes absolument sûrs de sa mort, tous les deux ? leur dit-elle.

— Absolument sûrs.

— Alors, faites, je vous prie, ce qui est nécessaire je vous indiquerai un endroit…

On revêtit le Chamois de sa tunique de guerre. Le panache de plumes auquel il avait droit comme chef de tribu fut placé sur sa tête et les plumes noires et rouges posées sur son épaisse chevelure blanche lui donnaient un air étrangement vivant… On lui mit dans la main son tomahawk ancestral et sur sa poitrine, une amulette pour conjurer le mauvais sort. On l’enroula ensuite dans une grande peau de daim. Dans un coin reculé de la petite cour, on creusa une fosse profonde et doucement… on y descendit le vieux chef, tandis que Ginofenn, en pleurs, priait pour lui ce Dieu des Visages-Pâles en qui le vieil Indien n’avait jamais eu foi…

Lorsque tout fut terminé, la jeune Huronne remercia les Iroquois, et ils la laissèrent pour aller se mettre en faction auprès des ruines du Fort Bull.

De retour dans le wigwam, Ginofenn songea au pauvre petit Français, blessé, malade et n’ayant plus son précieux coffret… Les Iroquois avaient bien dit que les soldats étaient déjà partis… mais qu’importe… Marc reviendrait bien chercher ce coffret auquel il tenait tant… mais, si l’explosion l’avait détruit… impossible, la sainte Vierge était là pour le protéger.

Elle résolut d’essayer de le retrouver… Qu’importait le danger ? Elle était seule maintenant… tandis que Marc avait une mission à remplir…

Alors, bravement, elle se mit en route, se cachant autant que possible pour n’être pas vue des gardiens.

Le cœur triste de son isolement, elle allait parmi les branches et les broussailles desséchées, avançant lentement mais sûrement vers le lieu du péril… Soudain, une détonation retentit… la jeune fille s’arrêta subitement, regardant voler en éclats quelques pierres tout près des ruines du fort… puis elle continua sa route. Trois fois de légères explosions la retinrent… mais elle n’abandonna pas son projet ! Sans se rendre compte que son acte était héroïque, elle allait bravement vers le danger, car sous la tunique de cuir de la petite Huronne battait un cœur d’élite, dans ses veines coulait le sang des guerriers qui n’avaient jamais connu la peur et dans son âme de nouvelle croyante, la foi était inébranlable…

Elle atteignit enfin la grotte, son pauvre petit sanctuaire en ruines, pénétra à l’intérieur et vit la statuette de la Vierge restée intacte dans la crevasse du rocher… Elle l’enleva rapidement, aperçut le coffret de Marc, le saisit et avec une joie reconnaissante au cœur, elle se retourna vers la petite sortie… mais, tout à coup, une détonation effroyable retentit… Ginofenn poussa un cri et tomba la face contre terre…