La journée d’Iéna/01

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La journée d’Iéna
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 554-579).
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La journée d’Iéna




I




I. — LES PRÉLIMINAIRES

Le coup de foudre d’Austerlitz avait terrassé l’Autriche, mais le Tsar, si découragé qu’il fût, n’avait fait aucune ouverture de paix, et la Prusse, malgré les efforts pacifiques du comte de Haugwitz, gardait une attitude équivoque. Et il y avait encore, il y avait toujours l’Angleterre. Les huit premiers mois de l’année 1806 se passèrent en multiples négociations officielles ou secrètes entre les cabinets et les cours. En attendant, Napoléon maintenait dans les vastes cantonnemens de la vallée du Danube son armée victorieuse, prêt à faire face aux Prusso-Russes ou à fondre sur les Autrichiens par Salzbourg, si ceux-ci se refusaient à exécuter toutes les clauses du récent traité de Presbourg. Mais, alors, Napoléon voulait la paix et il la croyait à peu près certaine. Il ne pouvait penser que la Prusse qui, en raison des circonstances, devrait former, avec sa belle armée, le tranchant d’une nouvelle coalition, risquerait de subir le premier choc, quand l’année précédente elle s’était refusée de marcher avec 200 000 Russes et Autrichiens.

Le 3 novembre 1805, en effet, un traité d’alliance entre la Prusse, l’Autriche et la Russie avait été signé à Potsdam, et la nuit suivante, dans une scène d’un romantisme à la Schiller préparée par la reine Louise, Frédéric-Guillaume et Alexandre s’étaient juré amitié et fidélité devant le tombeau de Frédéric II, au fond de la crypte de la Garnisonkirche. Aux termes de ce traité, la Prusse devait, se posant en médiatrice, offrir à Napoléon une paix générale sous des conditions que les alliés eux-mêmes jugeaient inacceptables pour lui ; s’il refusait, 150 000 Prussiens viendraient immédiatement renforcer l’armée austro-russe. Mais pour agir contre Napoléon, il ne fallait pas perdre un jour. Or le vieux duc de Brunswick, commandant l’armée prussienne, déclarait qu’il serait impossible d’entrer en campagne avant un mois ; et le comte de Haugwitz, chargé de remettre à l’empereur des Français l’ultimatum déguisé, ne s’y montrait pas empressé. Resté partisan de la paix, il espérait plus de l’expectative que de l’action. Dupe du plus faux des calculs, il s’imaginait que les événemens agiraient pour lui. Après une bataille perdue par les Français, pensait-il, notre médiation n’en aura que plus de poids ; s’ils ont une victoire, nous nous prévaudrons de notre neutralité. On temporisa si bien que le comte de Haugwitz vit l’Empereur seulement le 28 novembre. Il lui parla, en termes modestes et vagues, d’un projet de médiation, à quoi Napoléon ne sembla pas faire mauvais accueil ; mais le diplomate prussien s’était bien gardé de préciser et même d’indiquer les conditions que son souverain prétendait poser. L’Empereur remit à quelques jours de là la suite de l’entretien. Dans l’intervalle, le canon avait parlé à Austerlitz. Quand Haugwitz revit Napoléon, le 14 décembre, à Schönbrunn, ses premiers mots furent pour le féliciter sur cette victoire. « Voilà, riposta aigrement l’Empereur, un compliment dont la fortune a changé l’adresse. » Mais l’Empereur vit la confusion de Haugwitz. Il en profita pour lui offrir soudainement un traité d’alliance, aux termes duquel la Prusse cédait Anspach à la Bavière, et à la France Clèves et Neuchâtel, mais recevait de la Bavière un territoire de 20 000 âmes et de la France le Hanovre. Haugwitz, qui pouvait s’attendre à pis, s’empressa d’accepter, signa le traité et rentra à Berlin pour le soumettre à la ratification du Roi. Frédéric-Guillaume hésita. Bien qu’il redoutât la guerre, il avait quelque scrupule à faire la paix, même sous des conditions avantageuses, au prix d’un manquement de foi. Le traité avec la Russie du 3 novembre, sa parole donnée au Tsar devant le tombeau du grand Frédéric lui défendaient, pensait-il, de conclure une alliance avec la France. La reine Louise, toujours très ardente pour la guerre, le parti de la cour également belliqueux, surtout depuis les probabilités de paix, le prince Louis-Ferdinand, les officiers généraux, des ministres même, dont Hardenberg, engagèrent le Roi à résister. Au conseil, on se montra d’abord nettement hostile à la ratification. Puis, sur les instances de Haugwitz, on modifia le traité, et lui-même fut chargé de le porter à Paris sous cette nouvelle forme. Mais dans l’intervalle Napoléon en avait fini avec l’Autriche par le traité de Presbourg. Loin d’accepter les modifications demandées par le cabinet de Berlin, il posa comme nouvelle condition que le gouvernement prussien fermerait aux bâtimens anglais les ports et les fleuves de la mer du Nord. Haugwitz était désespéré, mais il voyait le spectre de la guerre. Il signa et, chose plus surprenante, le roi Frédéric-Guillaume, à qui ce traité fut apporté le 23 février, le ratifia dès le 26, la crainte d’une rupture immédiate le faisant passer outre à ses scrupules et aux représentations indignées de ses en tours.

Mais, la paix faite, ceux-ci ne désarmèrent pas. À la cour, l’exaspération était extrême. Ce traité, disait-on, déshonore la Prusse. La belle reine Louise se fit l’âme du parti de la guerre. Elle ne parlait, elle ne rêvait que d’armées et de combats. En son ardeur militaire, elle demanda au Roi de la nommer colonel du régiment de Bayreuth, qui prit le nom de dragons de la Reine. Non contente d’en porter l’uniforme et de parader vêtue en Bellone, dans des revues et des prises d’armes, elle voulait s’occuper de l’administration de son régiment : « Je vous suis bien obligée, écrit-elle au général Kalkreuth, de m’avoir envoyé le rapport de mon régiment. J’accepterai volontiers les feuilles de rapport, et j’espère recevoir bientôt le livre du régiment afin que je puisse prendre connaissance de toutes les nouvelles. — Votre reine affectionnée. » Pour le jour de sa fête, elle imagina une scène théâtrale. Quatorze enfans, costumés en grenadiers du grand Frédéric, récitèrent devant elle un poème guerrier où l’ombre du vainqueur de Rosbach lui confiait l’honneur, la puissance et la fortune de la Prusse. À ces démonstrations publiques, la Reine ajoute naturellement des intrigues occultes. Chaque jour elle correspond ou s’entretient avec Hardenberg, avec Wittgenstein, avec la duchesse héréditaire de Weimar, sœur du Tsar, avec la princesse de Cobourg, femme du grand-duc Constantin, avec Alopéus, ambassadeur de Russie. Elle écrit même à l’empereur de Russie qu’elle appelle l’ange de consolation, le chevalier de l’Europe, lui rappelant le pèlerinage nocturne au tombeau de Frédéric. C’est justement que Napoléon, bien renseigné par son ambassadeur à Berlin, comparera la reine Louise à Armide « mettant le feu à son propre palais. »

Non seulement la Reine avait pour elle le prince Louis-Ferdinand qui s’était « fiancé à la gloire militaire, » les patriotes comme Stein, les ennemis déterminés de Napoléon et de la France comme Hardenberg, d’ambitieux généraux qui aspiraient à une campagne quelconque comme Rüchel, et le plus grand nombre des jeunes officiers qui se promettaient de mettre en fuite les Français à coups de cravache. Mais son action se faisait sentir sur des gens plus indifférens à la politique européenne et moins naturellement belliqueux. La reine Louise était jeune, elle était séduisante, elle était souverainement belle. On l’aimait. Elle voulait la guerre, et toute la cour, la noblesse, une partie même de la bourgeoisie de Berlin et une petite fraction du peuple voulurent la guerre comme elle. Il y eut, au printemps et dans l’été de 1806, un mouvement d’opinion contre la France. Mais ce mouvement, à ce qu’il semble, était assez superficiel ; il n’agitait pas les couches profondes de la population ; il avait son origine uniquement dans un complot de cour et dans l’esprit professionnel des jeunes officiers. Mais bien qu’une bande de populaire ait brisé les vitres de l’hôtel du comte de Haugwitz, comme négociateur de l’alliance avec Napoléon, on peut douter que la masse du peuple, dans les villes et dans les campagnes, se soit enthousiasmée pour l’idée de guerre.

De même dans l’armée l’élan n’était pas unanime. Les jeunes officiers, ardens et présomptueux manifestaient par leurs paroles et leurs fanfaronnades la rage de combattre qui les possédait. En façon de bravade, des gendarmes de la Garde vinrent affiler leurs sabres sur les marches de l’hôtel de l’ambassadeur français. Parmi les officiers généraux, qui, pour la plupart, avaient dépassé soixante ans, les uns comme le prince Louis-Ferdinand Hohenlohe, Rüchel, Blücher, Marwitz, Reiche, Tauenzien, désiraient la guerre : d’autres comme Kalkreuth, Kurheim, Scharnhorst en auguraient mal. Sans être aussi bien informés et sans prévoir autant les périls d’une lutte avec Napoléon que certains généraux, les officiers supérieurs et même la majorité des capitaines n’en étaient pas plus belliqueux. Ils étaient trop vieux, usés par l’âge et par le service, encore susceptibles de combattre résolument et même avec intrépidité, mais à peu près dénués d’ambition et incapables d’élan. La troupe, « alourdie et amollie, » dit Pertz, composée de recrues n’ayant pas fait la guerre et de vieux soldats déshabitués de la guerre, préférait la vie de garnison, si dure qu’elle fût sous le bâton des sous-officiers, aux fatigues et aux dangers d’une campagne. Les deux tiers des hommes étaient mariés et s’inquiétaient à l’idée de quitter femme et enfans. « Le sentiment de l’armée, dit l’auteur de l’Histoire de la campagne de 1806, était tout à fait hostile à la guerre. »

L’armée prussienne, cependant, faisait illusion à son roi, à nombre de ses chefs, à son pays et aux étrangers même qui avaient assisté à ses revues et à ses parades. Comme un monument délabré à l’intérieur, elle imposait par sa belle façade restée intacte. On la croyait invincible avoir sa superbe attitude sous les armes, l’ordre et la précision de ses mouvemens, la pompe et la régularité de ses défilés, le développement méthodique de ses revues-manœuvres, savantes et compliquées, où tout était réglé d’avance et tout exécuté ponctuellement dans la fumée de la poudre et le tumulte apparent de la petite guerre. C’était toujours, pensait l’opinion, l’armée de Frédéric, l’armée de Rosbach. Après une revue à Potsdam, le Tsar disait que « l’on ne pouvait rien voir de plus beau que les troupes prussiennes. » Reiche disait : « On peut tout espérer d’une telle armée. » Avec un accent lyrique tout à fait surprenant chez ce sévère tacticien, Clausewitz écrivait à sa fiancée : « Puissions-nous bientôt quitter l’abri de nos toits et braver la fureur des élémens, et puisse la peur qu’inspirent nos armes nous faire oublier la peur des phénomènes de la nature. » Blücher disait avec moins de pathos mais tout autant de résolution : « L’armée est bonne et l’on peut tout espérer du courage opiniâtre des hommes, de la bravoure et de la prudence des chefs… Je ne crains pas de rencontrer les Français… Je préparerai le tombeau de tous ceux qui se trouvent le long du Rhin, et comme je l’ai fait après Rosbach, j’en apporterai la bonne nouvelle. » D’autres généraux affirmaient du ton le plus sérieux que si Napoléon avait pu venir aisément à bout des Autrichiens, il en verrait de belles quand il aurait devant lui l’armée du grand Frédéric.

Le colonel des gendarmes du Roi, en voyant ses cavaliers affiler leurs sabres sur les marches de l’ambassade française, disait : « Il n’y a pas besoin de sabres, des gourdins suffiraient pour ces chiens de Français ! » « J’ai battu les Français dans plus de soixante affaires, disait Hohenlohe, non sans quelque exagération, et ma foi, je battrai Napoléon. »

La confiance traditionnelle et irraisonnée du Roi et de la cour dans l’armée prussienne ne fut pas la cause efficiente de la guerre. Mais elle rassura Frédéric-Guillaume, raidit sa volonté vacillante, l’affermit dans ses prétentions et dans sa résistance à toute concession.

En 1806 comme en 1805, Napoléon voulait sincèrement et ardemment la paix avec la Prusse, et, pour la maintenir, il était disposé aux plus importantes concessions. Mais connaissant sa force et la faiblesse de la Prusse, il se croyait trop sûr de la soumission de cette puissance. Il cédait sur les questions de forme, sur les points secondaires, sur les petites questions, mais il se montrait absolu sur ce qu’il regardait comme l’essentiel des intérêts français. Après avoir donné le Hanovre, il parlait de le reprendre sans le moindre scrupule. Il humilia la Prusse, la lassa, l’exaspéra ; et la Prusse irritée et ulcérée finit par recourir aux armes. Mais si Napoléon agit envers la Prusse avec trop de sans-façon, surtout dans l’été de 1806, s’il ne tint pas assez compte de la fierté légitime de cette puissance, ses négociations avec elle furent toujours franches et empreintes de sincères sympathies pour le Roi. Dans le cabinet de Berlin, au contraire, il y eut constamment mauvaise foi et duplicité. Dès janvier 1806, on y avait des arrière-pensées de guerre, des regrets des temporisations, des remords de subir l’alliance française. Or si la Prusse eut de graves motifs d’irritation dans l’été de 1806, dans l’hiver de cette année-là, elle n’avait encore aucun grief personnel contre la France. Napoléon commit une faute en traitant cavalièrement la Prusse, mais, à bien étudier les documens, on reconnaît que, par sa conduite louche et sa diplomatie déloyale, la Prusse méritait d’être traitée ainsi.

Dès le mois de juin 1806, le roi Frédéric-Guillaume se prépara à une campagne. Pour la première fois, il émit des bons du Trésor, ce qui fut regardé à Berlin comme un indice certain de la guerre. Le 1er juillet, il signa un traité d’alliance avec la Russie, aux termes duquel « les deux souverains s’occuperaient des moyens nécessaires pour mettre leurs armées sur un pied formidable et d’un plan d’opérations détaillé, pour être exécuté aussitôt que le temps d’agir viendrait à échoir… » Le 9 août, l’ordre de mobilisation est donné. Les troupes stationnées en Silésie commencent des mouvemens de concentration, multiplient les revues, les parades, les défilés par les rues de la capitale. Berlin prend l’aspect d’une ville de guerre. Les garnisons de Berlin et de Potsdam se tiennent prêtes à marcher, et puis nouvelles hésitations, nouvelles temporisations. Enfin, le Roi se détermine, et les 12 et 13 septembre, sans déclaration de guerre, les têtes de colonnes débordent des frontières prussiennes.

L’état-major prussien se flattait de surprendre les différens corps de l’armée française dans leurs cantonnemens espacés. Ce plan de campagne était aventureux, téméraire même, mais, dans les circonstances, il n’était pas aussi extravagant qu’on l’a prétendu. Sans doute la Prusse, qui comptait sur l’appui de la Russie, aurait dû temporiser trois mois encore avant de prendre les armes, afin de donner aux masses russes le temps d’arriver sur l’Oder. Mais puisque, poussée par un vent de folie, elle courait à la guerre immédiate, une offensive audacieuse et prompte était le meilleur moyen de compenser l’infériorité de ses forces, d’entraîner des alliés hésitans, et peut-être de violenter la victoire. Le plan défensif, conseillé par Dumouriez, et qui consistait à attendre les Français derrière l’Elbe, et à se replier ensuite, en cas de défaite, derrière l’Oder, ne pouvait donner aucun bon résultat. Les Prussiens ne pouvaient défendre l’Elbe en forces sur tous les points de son cours, et ce fleuve n’est pas infranchissable. À la vérité, la campagne eût duré davantage, offert plus de moyens de défense et plus de points de ralliement et n’eût pas exposé l’armée prussienne à une entière destruction. Les Prussiens n’auraient pu tenir assez longtemps les lignes de l’Elbe, puis de l’Oder, pour attendre la venue des Russes ; leur jonction avec l’armée du Tsar n’aurait pu s’opérer que vers la Vistule ; Napoléon, vainqueur dans une ou plusieurs batailles, serait entré à Berlin au mois de novembre au lieu d’y entrer au mois d’octobre. S’il crut un instant que les généraux prussiens l’attendraient couverts par l’Elbe, c’est que c’était la stratégie la plus élémentaire et qu’il la jugeait à leur portée. Opinion imméritée. Les Prussiens repoussèrent tout plan défensif, si même ils en discutèrent. Ils voulaient l’offensive avec la même ardeur qu’ils voulaient la guerre. Leur confiance était extrême. Ils croyaient au talent de leurs vieux chefs, élèves du grand roi ; ils avaient foi dans la tactique frédéricienne ; ils espéraient tout de la discipline au feu, de la vaillance de leur infanterie et de l’élan de leurs irrésistibles escadrons. « Bonaparte, disaient les généraux, n’est pas digne d’être caporal dans notre armée. »

« Et que deviendront, disait-on encore dans les états-majors, devant nos généraux qui ont appris la guerre dès leur jeunesse, ces tailleurs et ces savetiers improvisés généraux par leur Révolution. » Quant aux soldats français, « ce sont toujours les soldats de Rosbach ; il suffit de foncer dessus pour les mettre en fuite. » « En trois mois, dit le major Kamps, et avec des forces égales aux deux tiers des leurs, nous chasserions à coups de fouet ces gaillards-là au-delà du Rhin ! »


II. — PREMIÈRES HOSTILITÉS

Pendant tout cet été de 1806, Napoléon croyait fermement au maintien de la paix. Le 17 août, il écrivait à son major général le prince Berthier : « Il faut songer sérieusement au retour de la Grande Armée, puisqu’il me paraît que tous les doutes d’Allemagne sont levés… Vous pouvez annoncer que l’armée va se mettre en marche. Mais dans le fait je ne veux rendre Braunau que quand je saurai si le traité avec la Russie a été ratifié. Il a dû l’être le 15 août. Ainsi, dans dix jours, j’en saurai la nouvelle. Cependant, il faut cesser tout préparatif de guerre et ne faire passer le Rhin à aucun autre détachement et que tout le monde se tienne prêt à repasser en France. » L’Empereur n’ignorait pourtant pas les arméniens de la Prusse, mais il les jugeait si vains, si ridicules qu’il ne s’en inquiétait pas. Le 26 août, il écrivait à Berthier : « Le Cabinet de Berlin s’est pris d’une peur panique. Il s’est imaginé que dans le traité avec la Russie, il y avait des clauses qui lui enlevaient plusieurs provinces. C’est à cela qu’il faut attribuer les ridicules arméniens qu’il fait et auxquels il ne faut donner aucune attention, mon intention étant effectivement de faire rentrer mes troupes en France. J’espère enfin que le moment n’est pas éloigné où vous allez revenir à Paris. » Le 4 septembre, il accorde un congé de vingt jours à Ney et à Davout. Le 5, à la vérité, il écrit à Berthier que « les nouvelles circonstances le portent à penser sérieusement à la situation de ses armées ; » en conséquence, il va envoyer des renforts à la Grande Armée, il demande l’état de situation générale, et aussi des renseignemens sur les débouchés des chemins qui conduisent de Bamberg à Berlin. Mais si déjà son plan de campagne éventuel est arrêté dans son esprit (« Huit jours après que j’en aurai donné l’ordre, il faut que toutes mes armées soient réunies à Bamberg… Je conçois qu’en huit jours tous mes corps d’armée se trouveraient réunis au-delà de Kronach. Or de ce point, frontière de Bamberg, j’estime dix jours de marche jusqu’à Berlin ; ») il ne donne encore aucun ordre de rassemblement. Dans sa lettre du 9 septembre, au même Berthier, il parle encore de la guerre comme toute conditionnelle : « … Si je faisais la guerre contre la Prusse… » Le 10, tout en l’informant du prochain départ de la Garde et lui disant que « la Prusse a perdu la tête et veut recevoir une leçon, » il dit : « Si je me brouillais avec la Prusse, ce que je ne crois pas, mais… si jamais elle en fait la folie… » Le 12 septembre encore, il écrit à Talleyrand : « Je ne crois pas que les Russes se rehasardent à envoyer 100 000 hommes en Allemagne, et l’idée que la Prusse puisse s’engager seule contre moi me paraît si ridicule qu’elle ne mérite pas d’être discutée… La Prusse agira constamment comme elle a fait. Elle armera et désarmera. Elle armera, restera en panne pendant qu’on se battra et s’arrangera avec le vainqueur. » Ce même jour, l’Empereur fit deux nouvelles ouvertures de paix à la Prusse dans ses instructions à son ambassadeur La Forest et, dans une lettre personnelle à Frédéric-Guillaume, pleine de franchise, de raison et de bon vouloir, où il disait « qu’il considérerait une guerre avec la Prusse comme une guerre civile, tant les intérêts de nos États sont liés. » Mais déjà les Prussiens étaient entrés à Saxe, acte que Napoléon avait précisé d’avance comme un casus belli.

Enfin l’Empereur voit clair. Décidément « la Prusse a perdu la tête. » Il multiplie ses ordres pour le rassemblement, l’organisation, le commandement, les mouvemens, les nouvelles levées, l’envoi de renforts, l’approvisionnement, le départ de la Garde en poste. Lui-même quitte Saint-Cloud le 25 septembre, passe quatre jours à Mayence, où il prépare sa base d’opérations, et, dans la nuit du 2 au 3 octobre, il arrive à Wurzbourg, au milieu de ses soldats.

La Grande Armée, selon ses ordres expédiés de Saint-Cloud et de Mayence, était alors concentrée tout entière en Franconie dans un rayon de douze lieues autour de Bamberg, prête à faire front sur tous les points. Il y avait 128 000 fantassins, 28 000 cavaliers et 10 000 canonniers, sapeurs du génie, hommes du train, gendarmes, etc., avec 256 bouches à feu : 1er corps (Bernadotte : 21 163 hommes) à Kronach ; 5e corps (Lannes : 21 533 hommes) à Königshoffen ; 3e corps (Davout : 28 756 hommes) à Bamberg ; 4e corps (Soult : 28 960 hommes) à Amberg ; 6e corps (Ney : 19 267 hommes) à Nuremberg : 7e corps (Augereau : 19 536 hommes) et la Garde (8 726 hommes) à Wurzbourg ; corps de cavalerie (Murat : 18 267 hommes) en avant des corps d’armée et dans les intervalles.

À cette date du 4 octobre, l’armée prussienne, dont les chefs s’étaient flattés de surprendre les Français dans leurs cantonnemens espacés, occupait, par masses et par groupes, une ligne de 35 lieues (140 kilomètres) d’Eisenach à Swickau. L’armée royale sous Brunswick : compris le corps de Rüchel, et le détachement sous Blücher, 60 500 hommes, à Eisenach, Gotha, Erfurt et Weimar ; l’armée d’Hohenlohe, y compris la division saxonne (46 500 hommes), à Iéna, Roda, Schleiz, Hoff, Géra et Swickau. Il y avait en outre en réserve, à Magdebourg, le corps du prince de Wurtemberg (20 000 hommes) et, en Silésie, environ 25 000 hommes de troupes. L’armée prussienne montait donc en tout à 152 000 fusils et sabres, dont 107 000 seulement sur le terrain présumé des opérations, et encore singulièrement espacés. Il y avait plusieurs causes à ce morcellement de l’armée prussienne. D’abord la mobilisation en avait été malaisée et lente, et sans attendre que tous les corps en formation pussent commencer leur mouvement, les corps déjà concentrés s’étaient portés en avant. En outre, il y avait, dans le commandement, rivalité de personnes et divergence de plans. Brunswick a le commandement en chef, mais il commande spécialement l’armée principale, tandis que Hohenlohe a un commandement particulier. Et il y a de plus le roi Frédéric-Guillaume, que l’un et l’autre de ces grands chefs s’efforce de gagner à sa conception stratégique. « On compte trois généraux en chef, écrit Clausewitz le 28 septembre, alors qu’il ne devrait y en avoir qu’un seul. » Hohenlohe veut l’offensive par Hoff et le Frankenwald, de façon à attaquer les Français de front dans la marche qu’il leur suppose : Brunswick propose de déboucher en Franconie par Erfurth, Gotha et Fulda sur la ligne d’opérations de Napoléon ; il espère le couper du Rhin. On fait d’abord un compromis entre ces deux plans. L’armée est formée en deux masses dont l’une manœuvre par Hoff et le Frankenwald, et l’autre par Erfurth et Fulda. Puis, le 25 septembre, on discute et on adopte au quartier général du Roi, à Naumburg, un nouveau plan. Les deux principales armées franchiront parallèlement le Thuringerwald, se portant, celle de Brunswick sur Meinengen, celle de Hohenlohe sur Hildburghausen, « de façon à couper par le centre la ligne d’opérations de l’ennemi. » À l’extrême droite, les corps d’observation de Rüchel et de Blücher manœuvreront vers Eisenach et Hassefeld pour donner des jalousies à l’armée française, et à l’extrême gauche le corps de Taueuzien observera les débouchés de Bayreuth. Le passage de la forêt de Thuringe aurait lieu les 10 et 11 octobre. Mais les 4, 5 et 6 octobre, nouvelles conférences au conseil de guerre à Erfurth. On sait que la concentration de l’armée française s’opère en Franconie, et Brunswick suppose qu’elle y attendra son attaque. Hohenlohe, appuyé par plusieurs généraux, représente les difficultés et les périls d’une offensive par le Thuringerwald. Mais Brunswick s’en tient à son plan, il y ajoute seulement comme correctif que sa marche générale en avant sera précédée par de grandes reconnaissances. Le 7 octobre, Napoléon reçut à Bamberg l’ultimatum de la Prusse, daté de Naumbourg, 26 septembre. Le cabinet de Berlin posait comme première condition l’évacuation immédiate de l’Allemagne. Le mouvement de retraite de l’armée française devait commencer dès le 8 octobre. L’Empereur sourit et dit à Berthier : « On nous donne un rendez-vous d’honneur pour le 8. Jamais un Français n’y a manqué. Mais comme on dit qu’il y a une belle reine qui veut être témoin du combat, soyons courtois, et marchons, sans nous coucher, pour la Saxe. »

Depuis plusieurs jours, l’Empereur méditait une vaste manœuvre. Au lieu d’attendre les Prussiens ou de marcher droit à eux, il allait les tourner par leur gauche, les couper de leur base d’opérations sur l’Elbe et les contraindre à subir une bataille à front renversé qui serait décisive. Les 4 et 5 octobre, Napoléon avait donné des ordres préparatoires à une marche générale vers l’Ouest ; le 6 octobre ce mouvement se dessine ; le 7, il se précise, se développe, s’accélère. Le 8 et le 9, l’armée en trois grosses colonnes parallèles franchit le Thuringerwald dans la partie qui mure la Franconie à l’Est et qui s’appelle le Frankenwald. La colonne de gauche (corps de Lannes et d’Augereau) débouche sur Graffenthal ; la colonne du centre (corps de Bernadotte et de Davout, cavalerie de Murat et Garde impériale) sur Lobenstein ; la colonne de droite (corps de Soult et de Ney) sur Hoff. On est en Saxe, la gauche prussienne est débordée.

Cette grande marche stratégique s’est opérée avec un ordre, une précision et une rapidité admirables. D’ailleurs, sauf la nature même du terrain escarpé, on n’a rencontré aucun obstacle. Pas un col, pas un passage n’était gardé. C’est seulement assez loin dans la campagne, au pied du versant Est, que l’on trouva des partis ennemis. Tauenzien, de l’armée de Hohenlohe, occupait avec son petit corps d’armée la boucle de la Saale ; son quartier général était à Schleitz. Le 8 octobre, Murat étant arrivé à Lobenstein dans la matinée, lança en avant de fortes reconnaissances. Le général Wattier avec le 4e hussards et le 29e de ligne passa la Saale sur un pont à demi détruit, chassa de Saalbourg le millier de Prussiens qui l’occupait et le rejeta vers Schleitz. Le 9 octobre, l’Empereur qui, à la nouvelle qu’on avait pris le contact, avait gagné la tête de la colonne centrale, poussa Bernadotte sur Schleitz. Tauenzien s’y disposait à la défense ; mais, apprenant que les Français avaient passé la Saale sur plusieurs points, il craignit un enveloppement et se replia sur Auma et Triptis. Son arrière-garde, forte de deux bataillons et de cinq escadrons, vivement poursuivie par l’infanterie légère de Maison et la brigade de Wattier, perdit deux canons et 54 hommes.

Le lendemain, 10 octobre, le combat échut à la colonne de gauche (Lannes). Le prince Louis-Ferdinand de Prusse commandant l’avant-garde de l’armée de Hohenlohe avait rassemblé, le 8, autour de Rudolstadt ses troupes qui comprenaient 7 500 fantassins 2 500 cavaliers et 40 pièces de canon. Par suite de nouvelles instructions de Brunswick à Hohenlohe, transmises par celui-ci à Louis-Ferdinand, le Prince devait attendre dans sa position l’avant-garde de l’armée principale et se porter ensuite sur Possneck. Mais informé de la présence de nombreuses colonnes françaises sur les deux rives de la Saale, il prit sur lui de défendre Saalfeld, s’il y avait lieu, tout en couvrant Rudolstadt. Dès le soir du 8, il dirigea sur Saalfeld, comme renfort au détachement qui l’occupait déjà, un bataillon et deux escadrons, et il se tint prêt à s’y porter le lendemain de bon matin avec la majeure partie de ses forces.

On a attribué plusieurs motifs à cette hasardeuse résolution. On a dit que le prince Louis ayant l’ordre de se porter sur Possneck après avoir été relevé à Rudolstadt par l’avant-garde de l’armée principale, et craignant que les Français en venant occuper Saalfeld ne lui coupassent le seul chemin carrossable pour se rendre de Rudolstadt à Possneck, avait voulu s’assurer la possession de ce débouché. Cette raison paraît mauvaise, puisqu’il y avait une route, plus longue, il est vrai, de Rudolstadt à Possneck par Kahla où l’on passait la Saale et Neustadt. On a dit aussi qu’il y avait à Saalfeld des magasins dont le Prince désirait assurer la conservation. Mais si l’on connaît bien le caractère du prince Louis, il y a un autre motif. Brûlant de haine contre les Français et un des plus ardens promoteurs de la guerre, il était plein d’espoir, ardait de combattre et était fort irrité contre les temporisations et les hésitations de l’état-major général. Jugeant que l’armée française marchait vers Leipzig et que les mouvemens offensifs vers la Saale n’étaient que des démonstrations destinées à masquer sa marche, il conçut le projet d’ouvrir lui-même la campagne par un coup d’éclat. Il avait le dessein, non seulement d’arrêter à Saalfeld le parti français qui y marchait, mais encore de le repousser, de passer la Saale et de tomber sur les colonnes éparses de Napoléon. Il voulait faire, le premier, tonner le canon vengeur et ouvrir la campagne par une victoire. Il écrivait à Hohenlohe, le 9 au soir : « Puissions-nous, fidèles à l’ancien système prussien que nous avons toujours suivi, passer à une offensive vigoureuse, conforme à l’esprit du temps, de l’armée, de ses chefs ; et commandée par les circonstances ! Les forces de l’ennemi s’accroîtront sans cesse, et tout délai de notre part ne fait que paralyser nos moyens. » « Des fenêtres du château de Rudolstadt, on apercevait les feux des Français au bivouac, dit Hopfner. Le Prince était très gai. La perspective du combat du lendemain remplissait de joie toute son âme. » Il voyait dans son rêve Condé à la veille de Rocroi.

La petite vallée de Saalfeld s’étend entre la Saale à l’Est et les dernières pentes du Frankenwald à l’Ouest de la petite ville située sur les deux rives de la rivière, presque à l’extrémité Sud de cette vallée. Jusqu’à la Schwarza qui la circonscrit au Nord, il y a une étendue de six kilomètres de long sur une largeur, de 2 500 mètres en moyenne. Le prince Louis ne connaissait pas ce terrain, mauvaise position à défendre, sans profondeur, face à des pentes boisées et adossée à une rivière. Si impatient qu’il fût de combattre, il se leva tard le 10 septembre, et quand il arriva à Saalfeld, vers 9 h. 45, déjà ses bataillons et escadrons, venus de Rudolstadt, s’étaient déployés sur trois lignes, à la droite de Saalfeld, et déjà aussi l’avant-garde de Suchet (corps de Lannes) débouchant de la route de Cobourg à travers les derniers escarpemens du Frankenwald s’engageait contre les avant-postes prussiens au Sud de Saalfeld. Le Prince, présumant que l’effort des Français se porterait sur Saalfeld, trouva bonne la position prise par ses troupes : il comptait les porter de là sur le flanc gauche des assaillans quand, ayant débouché en plaine, ils s’avanceraient en masse et en bel ordre contre Saalfeld.

Mais le Prince s’abusait beaucoup en croyant, selon les expressions du général Bonnal, que « Saalfeld était l’objectif naturel des Français, l’appât qui devait les attirer infailliblement. » « L’objectif des généraux français de ce temps-là, dit encore le général Bonnal, était tout simplement le gros des forces ennemies, où qu’il fût, et quelle que fût sa disposition, avec la ferme intention de le détruire en y mettant le temps, s’il le fallait, et en manœuvrant suivant les lieux et les circonstances. » Lannes marchait avec la tête de la division Suchet. Au premier coup d’œil, en découvrant la petite vallée, Saalfeld, et le corps du prince Louis adossé au cours d’eau, il conçut le dessein non point d’attaquer sérieusement Saalfeld, mais de manœuvrer contre la droite ennemie de façon à couper aux Prussiens leur seule ligne de retraite et à les prendre tous entre ses baïonnettes et la rivière. D’après ses ordres, un seul bataillon, avec deux pièces d’artillerie légère, marcha par la route de Cobourg sur Saalfeld, tandis que la cavalerie de Treillard s’avançait à travers bois, par d’autres sentiers, à environ 1 500 mètres à la gauche de cette infanterie. Tout le reste de la division longea la montagne par les sentiers forestiers, se portant tout à fait à la gauche.

Ce mouvement, opéré sous le couvert des bois encore très touffus à la mi-octobre, échappa d’abord à l’attention du prince Louis. Il s’occupait surtout de Saulfeld, où il était venu de sa personne et avait appelé quelques renforts. C’est seulement vers onze heures que l’apparition de nombreux tirailleurs français sortant de toutes les lisières des bois, l’éclaira sur les périls qu’il courait avec sa petite armée. Il prit aussitôt le parti de battre en retraite vers Rudolstadt. Il envoya un bataillon et une demi-batterie à Schwarza pour en protéger les ponts, et un bataillon sur la hauteur du Sandberg qui commandait les chemins de Schwarza. C’était garder son débouché de retraite, mais il ne pouvait, pour l’atteindre, risquer une marche de flanc sous les attaques certaines des Français. Il fallait d’abord se dégager par une vigoureuse offensive contre leur front. Le Prince porta en avant tout ce qui lui restait d’infanterie disponible, les régimens Saxons, Électeur et Xavier. Ces six beaux bataillons s’avancèrent en échelons, — le dispositif renouvelé de Frédéric le Grand, — à cent pas de distance, dans un ordre admirable, mais, décimés par les balles des tirailleurs du 17e léger postés sur la hauteur boisée de Beulwitz, ils firent halte, pour riposter par des feux de bataillon qui, ils s’en apercevaient eux-mêmes, n’avaient nul effet. Bientôt chargés sur le flanc droit par deux bataillons du 34e, débouchant de Beulwitz, ils se rejetèrent en arrière, laissant le 17e léger qui, lui aussi, avait pris l’offensive, s’emparer du petit village de Crosten. Ramené, cependant, par le Prince lui-même, le régiment Électeur reprit Crosten et s’y maintint. Toutefois la contre-attaque de Louis-Ferdinand resta sans résultat. Les Français avaient encore gagné du terrain.

Pendant quelque temps, l’action se borna à le canonnade et à des feux de tirailleurs, car il y eut un ralentissement dans l’attaque de Lannes. Il n’avait encore en ligne que deux régimens d’infanterie et une partie de sa cavalerie. Les 40e, 64e, et 68e avaient beaucoup de difficultés à déboucher des hauteurs par les chemins forestiers. Quant à la division Gazan, elle était encore loin en arrière. Le Prince voulut profiter de ce répit pour un changement de front, sa gauche à la Saale et sa droite vers la hauteur du Sandberg, où il avait dirigé, une heure auparavant, un bataillon et de l’artillerie. Mais cette manœuvre ne put s’opérer, les instructions du prince, qui lui-même était accouru à Saalfeld que les défenseurs abandonnaient, étant mal comprises et plus mal encore exécutées par des sous-ordres démoralisés et des troupes en confusion.

Vers une heure, les trois brigades de Suchet ayant enfin débouché, Lannes commanda l’attaque générale. À la droite, le bataillon d’élite de la brigade Claparède entre dans Saalfeld et en poursuit les défenseurs. À la gauche, les 34e et 40e et le 21e chasseurs se portent vers le Sandberg. Au centre, Lannes et Suchet avec le 17e léger et le 64e de ligne, ayant en réserve les 9e et 10e hussards et le 88e. Sur ce point, les bataillons saxons et prussiens ralliés opposèrent d’abord quelque résistance partielle. Lannes, voyant la désunion de leurs mouvemens et le flottement de tout leur front, les fit charger sur deux lignes par les 9e et 10e hussards. Mais avant d’atteindre l’infanterie, le 9e hussards subit le choc de cinq escadrons saxons menés à une allure furieuse par Louis-Ferdinand, l’épée au poing. Cette charge désespérée était le dernier espoir du malheureux prince, et il put un instant croire au succès. Abordé sur son flanc gauche, le 9e hussards fut rompu jusqu’au deux tiers de son front. Mais en seconde ligne, il y avait une autre « muraille, » les cavaliers du 10e hussards. Ceux-ci se divisant, assaillent sur les deux flancs la cavalerie saxonne, la disloquent entièrement, et la poursuivent, pointe aux reins, pendant quinze cents mètres, jusqu’à la Saale, culbutant et sabrant au passage les fantassins en fuite. Aux bords de la rivière où les vaincus s’acculent en désordre, atroce mêlée et corps à corps sanglans, que termine la mort ou la mise bas les armes de ceux des fuyards qui n’ont pu traverser la Saale à gué ou à la nage.

Dans ce furieux combat de cavalerie, le prince Louis-Ferdinand s’était valeureusement conduit. Entraîné dans la déroute jusqu’au bord de la Saale et ne voyant là, autour de lui, aucune fraction de troupes encore en ordre dont il pût prendre le commandement, il se résigna à fuir. Mais, au lieu, de traverser la Saale comme il pouvait le tenter avec succès, bien monté comme il était, il s’avisa d’en descendre la rive gauche de façon à gagner Schwarza où il pensait que l’on combattait encore. Il était au galop, poursuivi d’assez loin par quelques hussards français, dont le haut plumet blanc de son chapeau et la plaque de l’Aigle noir brillant sur son uniforme avaient provoqué l’attention et qui le voulaient faire prisonnier. Il gagnait sur eux, grâce à la supériorité de son cheval, lorsque soudain l’animal s’arrêta court ; passant une petite haie, il s’était entravé. Ce brusque arrêt donna le temps à l’un des hussards, le maréchal des logis Guindey, qui avait devancé ses camarades, de joindre le Prince au moment où celui-ci venait de se dégager. « Rendez-vous ! » cria-t-il. Louis-Ferdinand connaissait bien le français, mais il n’entendait pas ce français-là. Il fit face et pour toute réponse tira son épée et en frappa le hussard. Guindey riposta avec son sabre. Un duel furieux et terrible s’engagea entre les deux hommes. Dans cette lutte acharnée, Guindey eut deux blessures qui nécessitèrent un traitement d’un mois à l’hôpital, et le Prince reçut six coups de sabre, dont le dernier le renversa expirant à bas de son cheval. Par cette mort intrépide, corps à corps avec son ennemi, le prince de Prusse racheta pour sa mémoire le lamentable combat de Saalfeld qu’il avait si présomptueusement engagé et si imparfaitement conduit. Tandis que Suchet balayait devant lui tout le terrain jusqu’à la Saale, à sa gauche ses deux autres brigades et le 21e chasseurs s’emparaient du Sandberg et du village de Schwarza et en rejetaient les défenseurs sur la rive gauche de la Schwarza après un grand carnage. Son chef mort, l’un de ses deux généraux captif, ses débris en fuite au Nord et à l’Est, près de 3 000 hommes tués, blessés ou prisonniers laissés sur le champ de bataille avec 34 pièces de canon, 4 drapeaux et tous ses bagages, le corps du prince Louis était pour ainsi dire détruit. Du côté français, il y avait seulement 172 hommes hors de combat. C’est un témoignage que l’ennemi avait fait une défense peu acharnée ; et c’en est un aussi, entre tant d’autres, qu’à la guerre, les pertes des vainqueurs sont toujours beaucoup moindres que celles des vaincus.


III. — LA VEILLE DE LA BATAILLE

Au début de cette campagne, combinée et préparée à loisir par les renommés stratèges de Frédéric-Guillaume tandis que Napoléon était encore à Paris, l’Empereur manœuvra de telle façon que l’état-major prussien dut changer sans cesse ses dispositions stratégiques. Chaque jour ou à peu près, on écartait le plan arrêté la veille, pour en décider un nouveau, qui était abandonné le lendemain. Brunswick, informé les 7 et 8 octobre de la marche des Français vers le Frankenwald, avait naturellement renoncé à son projet d’offensive en Franconie, et, combinant un nouveau plan, il avait envoyé des ordres pour un rassemblement général au sud de Weimar, dans le triangle dont la base est formée par la Saale, de Rudolstadt à Kahla, et le sommet par le village de Blankenhain. Il comptait que son armée se trouverait là en bonne position soit pour résister aux Français s’ils s’avançaient sur la rive gauche de la Saale, soit pour se porter elle-même sur la rive droite et les attaquer en flanc dans leur marche présumée vers Leipzig. Brunswick se bornait à marquer à ses lieutenans les positions à occuper, il ne leur révélait rien de ses desseins éventuels pour la défensive ou l’offensive. Lui-même d’ailleurs s’en remettait aux circonstances. Les circonstances décidèrent si bien que la nouvelle de l’attaque de Schleiz et de la défaite de Saalfeld le détermina à rester sur la défensive. D’après ses nouvelles dispositions du 11 octobre, le quartier général revint à Weimar ; les divisions de l’armée principale concentrées près de Blankenheim ou en marche pour s’y réunir rétrogradèrent sur Weimar, Hohenlohe évacua toute la rive droite de la Saale et s’établit entièrement sur l’autre rive, sa gauche à Iéna, sa droite à Kapellendorf. Ces mouvemens s’opérèrent dans la soirée du 11 et la journée du 12.

Les colonnes françaises poursuivaient leur mouvement enveloppant dans la direction de Leipzig. Le 12 octobre, Murat marche de Géra sur Zeilz et Nambourg ; Bernadotte de Géra sur Zeitz, à la suite de Murat ; Davout de Mittel-Pöllnitz sur Naumbourg ; Lannes de Neustadt sur Iéna par la rive gauche de la Saale ; Ney de Schleiz sur Auma et Mittel-Pöllnitz ; Soult de Weyda sur Géra ; Augereau de Saalfeld sur Kahla ; Napoléon, avec la Garde, d’Auma sur Géra. Le contentement de l’Empereur éclate dans ses lettres. Il écrit à Lannes : « Je leur barre le chemin de Dresde et de Berlin. » Il écrit à Murat : « J’enveloppe tout à fait l’ennemi. » Il écrit dans le deuxième Bulletin : « L’armée prussienne tournée par sa gauche, prise en flagrant délit au moment où elle se livrait aux combinaisons les plus hasardées, l’armée prussienne se trouve dès le début dans une situation assez critique. » Il écrit à Talleyrand : « Les affaires vont ici tout à fait comme je les avais calculées, il y a deux mois, à Paris, marche par marche, presque événement par événement. Je ne me suis trompé en rien… Il se passera d’ici à deux ou trois jours des affaires intéressantes ; mais tout paraît me confirmer dans l’opinion que les Prussiens n’ont presque aucune chance pour eux. Leurs généraux sont de grands imbéciles. On ne conçoit pas comment le duc de Brunswick, auquel on accorde des talens, dirige d’une manière aussi ridicule les opérations de cette armée. »

Mais, tout en exprimant sa satisfaction de la pauvre stratégie des généraux prussiens et du succès de ses premières opérations, l’Empereur est cependant hésitant. De même que Brunswick n’a pas de renseignemens certains sur l’objectif des Français et sur la direction exacte de leur marche, de même Napoléon n’en est qu’aux suppositions sur les desseins auxquels se fixera l’état-major prussien. Il a écrit à Soult : « Quelque chose que fasse l’ennemi, s’il m’attaque, je serai enchanté ; s’il se laisse attaquer, je ne le manquerai pas ; s’il file par Magdebourg, vous serez avant lui à Dresde. » Mais l’ennemi attaquera-t-il ? se laissera-t-il attaquer ? filera-t-il vers la Prusse ? Voilà ce que l’Empereur voudrait bien savoir au plus tôt. Dans ses nombreuses lettres à ses commandans de corps d’armée, il les presse de lui donner des nouvelles de l’ennemi. Il faut « savoir positivement quels sont les mouvemens de l’ennemi, » dit-il à Murat. « Faites-moi donc connaître ce que vous avez devant vous, » écrit-il à Soult. Il fait écrire à Davout d’« envoyer des coureurs aussi loin que possible, tant pour avoir des nouvelles de l’ennemi que pour faire des prisonniers ; » à Augereau : « Envoyez des coureurs en avant pour avoir des nouvelles de l’ennemi ; » à Lannes : « Prenez tous les renseignemens possibles pour savoir ce que fait l’ennemi depuis trois jours. »

Pendant ces trois jours, les idées de l’Empereur ont changé sans cesse. Le matin du 10 octobre, il a espéré une grande bataille avec un déploiement de 100 000 hommes entre Schleitz et Saalfeld. Un peu plus tard dans la matinée, il a prévu une concentration des Prussiens à Géra ; dans la nuit du 11 au 12, il pense à un retour offensif des Prussiens d’Erfurth sur Saalfeld ; et il prend en tel mépris les généraux ennemis qu’il admet la probabilité que des succès partiels comme Schleitz et Saalfeld encore renouvelés suffiront à écraser l’armée prussienne « sans qu’il soit peut-être besoin d’affaire générale. » Puis, dans la matinée du 12, il écrit que l’ennemi bat en retraite derrière l’Ilm pour se replier vers la basse Saale. Les opinions divergentes qu’il se fait, faute de renseignemens précis, retardent sa décision. Comme les Prussiens attendent pour prendre un parti le développement des manœuvres de l’Empereur, lui, pour se déterminer, attend de connaître les premiers mouvemens des Prussiens. Mais il a sur eux cette supériorité et cet avantage que, tandis qu’ils piétinent autour des mêmes points, lui fait faire à ses troupes des étapes de dix lieues. La belle manœuvre qu’il a conçue, dit-on, dès avant son départ de Paris est déjà plus qu’à moitié opérée. Il a complètement tourné la gauche ennemie, et, prêt à parer à chacune des éventualités qu’il prévoit, il les envisage toutes avec tranquillité. Il n’est pas inquiet, mais il est impatient. Comme il l’a écrit à Soult, il « désire beaucoup une bataille. » D’ailleurs, s’il a coupé aux Prussiens leur ligne de retraite par la Saale sur Dresde et sur Leipzig, ils peuvent encore aller passer l’Elbe à Magdebourg. C’est ce qu’il voudrait empocher. Aussi, présumant que, grâce aux temporisations et aux hésitations de ses chefs, l’armée prussienne va encore s’immobiliser à Erfurth, il arrête, dans la nuit du 12 au 13, un plan qu’il a ébauché le 10 et le 11 et qui consiste à passer la Saale pour se porter sur Weimar et y livrer bataille. Toutes les dispositions de marche sont déjà fixées dans son esprit. La Garde, la cavalerie de réserve, Soult et Lannes marcheront par Iéna ; Bernadotte et Davout par Dornbourg et Apolda ; Ney et Augereau par Kahla et Magdala. Toutefois, dans cette matinée du 13 octobre, il veut que l’armée ne fasse aucun mouvement « pour que les troupes, dit-il, prennent un peu de repos, et pour donner le temps de rejoindre. » Ce ne sont point des prétextes, ce sont des raisons ; mais la principale, Napoléon ne la dit point : c’est qu’il n’est pas encore tout à fait déterminé. Pendant l’heure qui suit, il reçoit de nouveaux renseignemens où il prend la certitude que Brunswick, changeant derechef de position et d’objectif, se replie sur l’Elbe. « Enfin, le voile est déchiré, écrit-il à Murat, à neuf heures du matin, l’ennemi commence sa retraite sur Magdedourg. Portez-vous le plus tôt possible avec le corps de Bernadotte sur Dornbourg. » Et, incontinent, il fait passer à Soult, à Ney, à Augereau, à Lefebvre à Nansouty, à Klein et à d’Hautpoul, dont les troupes devaient ce jour-là rester au repos, l’ordre de marcher au plus vite vers Iéna, où il sait que Lannes se trouve déjà et où il va l’aller rejoindre. L’Empereur sait que l’armée prussienne bat en retraite vers l’Elbe, mais auparavant n’attaquera-t-elle pas Lannes dans Iéna ? Iéna ainsi devient pour Napoléon le point stratégique essentiel. C’est là qu’il battra les Prussiens, ou c’est de là qu’il débouchera pour les gagner de vitesse et les prendre de liane dans leur retraite.

Les renseignemens ou les conjectures de l’Empereur touchant la retraite de l’ennemi étaient justes. Il voyait clair. Pour la quatrième ou cinquième fois, Brunswick venait de changer son plan de guerre. D’après les ordres du 11 octobre, son armée avait pris les positions suivantes : l’armée de Hohenlohe déployée en première ligne, à peu près parallèlement à la route d’Iéna à Weimar, sur un front de dix kilomètres, sa gauche à Iéna, sa droite à Kapellendorff. L’armée principale, au Sud-Est de Weimar, dans le triangle formé par la bouche de l’Ilm, se liant par la gauche au corps de Rüchel cantonné à l’ouest de cette ville. Ainsi posté sur une étendue de hauteurs, ayant 110 000 hommes bien concentrés sur deux et trois lignes avec un front de cinq lieues, Brunswick se trouvait en excellente position pour recevoir la bataille que Napoléon se préparait à lui livrer. Il aurait dû se maintenir sur ce terrain avantageux. Mais les manœuvres de Napoléon, le désastre de Saalfeld, la mort du prince Louis, la confusion que ces événemens provoquaient parmi certaines troupes et le trouble où ils mettaient les chefs de l’armée, avaient ébranlé sa confiance dans une action immédiate. À peine avait-il réuni ses forces pour la bataille, qu’il songeait déjà à les disloquer pour la retraite. À la nouvelle, le 12 au soir, qu’un parti de Français occupait Naumbourg, il se détermina incontinent à se retirer vers l’Elbe. Dans la matinée du 13, il rédigea un ordre général en exécution duquel l’armée principale commença le même jour sa retraite vers Magdebourg par Auerstaedt et Freyburg. Quant à l’année de Hohenlohe, elle devait rester provisoirement dans sa position de Kapellendorff-Iéna, de façon à couvrir la marche de l’armée principale. Sur l’extrait de cet ordre porté au prince de Hohenlohe par le colonel Massembach, Brunswick avait ajouté : « On donne au prince de Hohenlohe l’ordre exprès de ne point attaquer l’ennemi, en lui déclarant qu’il s’attirerait la plus sévère responsabilité s’il contrevenait à cet ordre. »

Hohenlohe reçut ces instructions en pleine action de guerre, dans une circonstance des plus dramatiques. La veille (12 octobre), Lannes, conformément aux instructions de l’Empereur, s’était porté de Neustadt sur Iéna par Kahla et la rive gauche de la Saale, et en route il avait débusqué de Winzeslas (3 kilomètres au Sud d’Iéna) un détachement prussien. Le 13, au point du jour, il continua sa marche sur Iéna, et, après un petit combat, en chassa le bataillon de Tauenzien qui l’occupait encore. Maître de la petite ville, il pousse des avant-gardes sur les hauteurs du Nord et dirige par le défilé du Muhlthal et les rampes de Cospeda une forte reconnaissance dans la direction d’Isserstedt et de Lutzeroda. Ces troupes s’engagent contre deux bataillons prussiens, bientôt soutenus par un autre bataillon, de la cavalerie et de l’artillerie qu’appelle Tauenzien. Hohenlohe lui-même arrive sur le terrain, apprend l’occupation d’Iéna par les Français, la marche de leurs tirailleurs sur les hauteurs, voit la situation, juge qu’il faut profiter de ses forces beaucoup plus nombreuses pour rejeter incontinent les assaillans sur la Saale, donne des ordres pour la marche en avant de toutes les troupes qu’il a aux environs et prépare une vigoureuse attaque. « Pour l’armée prussienne, dit le général Hopfner, c’est un moment décisif. »

Il était un peu plus de midi, et Hohenlohe allait ébranler ses colonnes lorsqu’il reçut des mains de son chef d’état-major, Massenbach, la dépêche de Brunswick lui prescrivant de rester dans sa position de Kapellendorff pour couvrir le flanc droit de la principale armée en retraite et lui donnant l’ordre formel de ne point attaquer. Le prince, paraît-il, laissa éclater son irritation ; mais il obéit. Les troupes déjà rassemblées ou en marche regagnèrent leurs cantonnemens. Des deux côtés, l’action faiblit et dégénéra en feux de tirailleurs qui se prolongèrent sans résultat jusqu’à la fin du jour.
IV. — LA VEILLÉE D’IÉNA

La ville d’Iéna, située sur la rive gauche de la Saale, est dominée au Nord et à l’Ouest par de vastes plateaux onduleux qui s’étendent de la Saale à l’Ilm, et dont les plus hautes sommités (360 mètres d’altitude) s’élèvent tout proche au nord de la petite cité en, pentes très roides d’un accès rude et difficile. « La montagne est rapide comme le toit d’une maison, » disait le grenadier Coignet qui l’avait gravie avec sa charge réglementaire. » Au pied de ces monts appelés les Langrafenbergen, la route d’Iéna à Weimar s’engage entre des escarpemens dans les gorges du Muhlthal. Sauf un chemin étroit qui gravit en serpentant les rampes occidentales du Windknollen et atteint une espèce de petit col s’ouvrant entre ce sommet et les hauteurs de Cospeda, et sauf aussi deux sentiers presque abrupts qui montent directement de la vallée, le défilé du Muhlthal est la seule voie donnant accès aux plateaux d’au-delà des Landgrafenbergen. Encore cette route fort resserrée présente-t-elle de grandes difficultés et de grands périls pour le débouché d’une armée devant l’ennemi.

Le prince de Hohenlohe qui connaissait ce terrain ne prit donc pas alarme de l’occupation par les Français du vallon d’Iéna, d’où ils auraient la plus grande peine à déboucher. La pensée lui vint bien sans doute que l’ascension directe du Landgrafenberg serait pour eux un moyen plus prompt et plus avantageux d’atteindre les plateaux. Mais il écarta cette crainte comme trop chimérique. En raison des escarpemens des Landgrafenbergen, il jugeait cette escalade impraticable à une armée avec de l’artillerie, et, en conséquence, il ne pouvait admettre que cette cime qu’il présumait inaccessible « put devenir le point de départ d’une attaque sérieuse. »

Napoléon allait, à coups de canon, lui démontrer son erreur. Arrivé de Géra à Iéna vers trois heures et demie, par une marche de onze lieues, l’Empereur gravit aussitôt le Landgrafenberg où se trouvait Lannes avec les tirailleurs du 40e de ligne. Il descendit de cheval, prit sa lunette et commença d’inspecter le terrain et l’ennemi. Le temps était redevenu beau et clair. Les premiers plateaux, en contre-bas d’une quinzaine de mètres en moyenne, lui apparurent dans toute leur étendue avec leurs ondulations, leurs bois, leurs champs, leurs vignes et leurs nombreux villages : face au Landgrafenberg, à 1 000 mètres, Lutzeroda, Vierzenheiligen, Krippendorf et Altengonna : à l’est, le grand bois de Closewitz fermait l’horizon du côté de Löbstedt et de Zwätsen. Il y avait une chaîne de tirailleurs en avant de Lutzeroda et de Closewitz qui paraissaient fortement occupés, des petits postes à la lisière des bois d’Isserstedt et de Closewitz ; et, sur le Dornberg, mamelon situé au nord de Lutzeroda et de Closewitz, on pouvait distinguer un camp nombreux d’infanterie et de cavalerie.

L’Empereur vit tout de suite la force que lui donnerait pour la journée du lendemain cette belle position, véritable tête de front par où son armée déboucherait sur les plateaux. Le Landgrafenberg était la porte du champ de bataille. Il commanda à Lannes de faire monter sans tarder sur ce point tout le 5e corps avec l’artillerie et la cavalerie ; même ordre fut transmis au maréchal Lefebvre, commandant la Garde à pied dont la tête de colonne approchait d’Iéna.

On avait préparé le logement de l’Empereur au château d’Iéna, mais il préféra bivouaquer au milieu de ses troupes, comme la veille d’Austerlitz. La nouvelle, vite connue des soldats, les mit en joie. Les grenadiers du 40e de ligne, désignés pour garde à l’Empereur sur le Landgrafenberg, s’avisèrent de lui dresser un abri. En moins d’une heure, ils construisirent une cabane assez confortable avec des branches de bouleaux et des paillassons qui servaient à protéger les vignes ; un trou creusé dans le sol forma le foyer. Napoléon soupa frugalement vers huit heures dans cette hutte avec plusieurs officiers généraux.

À la nuit les deux divisions d’infanterie de Lannes et une partie de l’infanterie de la Garde s’étaient déjà massées sur le plateau. Mais l’artillerie dont l’Empereur avait jugé l’ascension possible à grands renforts de chevaux ne paraissait point. Il voulut s’informer lui-même, voir de ses propres yeux. Il descendit vers Iéna et rencontra les batteries de Suchet arrêtées dans un ravin que l’obscurité avait fait prendre pour un chemin et qui était si resserré que les fusées des essieux portaient des deux côtés sur les rochers. Une file de près de cent voitures se trouvait ainsi immobilisée, ne pouvant plus ni avancer ni reculer. Le général commandant l’artillerie et nombre d’officiers avaient quitté les batteries sans doute pour aller souper à Iéna. Napoléon eut un accès de colère froide qui ne se trahit que par la contraction de ses traits. Il reprit vite son calme, et l’Empereur se refit le capitaine d’artillerie du siège de Toulon. D’après ses ordres, les outils du parc, des falots, des torches furent distribués aux canonniers qui commencèrent à élargir la ravine. Lui-même, un falot à la main, indiquait les parois de roche à entamer et dirigeait les travailleurs. Ces soldats étaient à demi morts de fatigue, mais la présence et l’acte de Napoléon mettant pour ainsi dire la main à l’œuvre les exaltaient. Ils piochaient et taillaient sans relâche, sapaient avec ardeur, tout en ne se gênant pas pour exprimer leur surprise indignée que l’Empereur fût contraint de remplacer ses officiers. Il resta jusqu’à ce que les premières pièces, hissées chacune par douze chevaux, eussent atteint les crêtes du Landgrafenberg.

Il remonta alors à son bivouac, parcourant la ligne des avant-postes, en compagnie de Suchet, inspecta de nouveau les lignes ennemies qui lui parurent plus nombreuses qu’au jour, car il pouvait distinguer désormais des feux multiples vers Kapellendorff. Il s’avança si loin qu’il dépassa la ligne des sentinelles. Comme il revenait, un petit poste voyant des ombres s’avancer du côté où se trouvait l’ennemi tira dans cette direction avant que l’Empereur eût pu se faire reconnaître. Rentré dans sa cabane, il dicta à Berthier les dispositions de marche pour le lendemain matin à communiquer aux commandans de corps d’armée, puis il dormit quelques instans, mais sans se coucher, assis sur une chaise, les pieds étendus vers les tisons qui brûlaient dans le foyer improvisé. Bientôt réveillé, il fit appeler le maréchal Lannes et lui donna ses dernières instructions ; puis il parcourut derechef le bivouac, se glissant pour ainsi dire entre les lignes. Les soldats de Lannes et de la Garde avaient, à ce qu’il semble, presque tous passé la nuit debout, faute de place pour s’étendre. L’espace était si resserré que la poitrine des hommes de chaque régiment touchait presque le dos de ceux du régiment précédent. L’Empereur avait dû imposer aux troupes cette gêne douloureuse pendant la nuit pour pouvoir à l’aube les lancer du plateau en forces sans embarras ni perte de temps. Les soldats semblaient comprendre son dessein, ils étaient gais. Et « jamais, dit Victor, Sa Majesté n’avait paru plus calme ni plus satisfaite. »

Tauenzien qui bivouaqua à Closewitz et Hohenlohe qui coucha à Kapellendorff étaient-ils aussi calmes et aussi satisfaits ? il semble en tout cas que, pendant cette nuit-là, ils dormirent beaucoup plus longtemps que Napoléon, car ils ne prescrivirent aucune disposition pour la matinée du lendemain. Les troupes devaient simplement, jusqu’à nouvel ordre, rester dans leurs positions et s’y bien garder. Après avoir renoncé, vers midi, à rejeter des hauteurs Lannes dans la vallée de la Saale, Hohenlohe avait eu l’idée de se porter avec 4 bataillons, 21 escadrons et 2 batteries à Dornburg, où un ordre reçu de Brunswick enjoignait d’envoyer un détachement pour couvrir la marche en retraite de l’armée principale. Dornburg n’étant pas occupé par les Français, il fit cantonner le détachement dans cette ville et aux environs, en confia le commandement au général Holtzendorf, et ayant ainsi privé Tauenzien de plus de 4 500 fusils et sabres, il revint en toute sécurité coucher à son quartier général de Kapellendorff. Bien qu’il sût depuis midi que les tirailleurs de Lannes couronnaient le Landgrafenberg et qu’il eût appris dans la nuit, par une dépêche de Tauenzien, que les Français augmentaient en nombre sur ce plateau et y travaillaient même à amener de l’artillerie, il n’envoya aucun ordre nouveau à ce lieutenant, ni aux généraux de sa propre armée. Il n’y avait aucun doute que la bataille fût imminente. Il ne lit rien pour s’y préparer ou s’y dérober.


HENRY HOUSSAYE.