La légende de la mort chez les Bretons armoricains/Introduction

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La légende de la mort chez les Bretons armoricains
Honoré Champion (1p. i-lxxiii).


INTRODUCTION


I


Les lecteurs de la première édition de cet ouvrage[1], s’ils lui font l’honneur de le relire sous sa forme actuelle, éprouveront sans doute un vif désappointement de ne plus trouver à cette place la belle introduction de Léon Marillier. Je les prie de croire que, s’il n’avait dépendu que de moi, elle y serait encore. Et leurs regrets de l’en voir absente ne sauraient, hélas ! égaler les miens. Outre que je n’ignore pas tout ce qu’une telle suppression fait perdre à ce livre, qui en reste comme découronné, c’eût été pour moi un devoir de piété fraternelle de maintenir ici des pages que la mort de leur auteur m’a rendues sacrées. Un devoir plus impérieux, auquel je ne cède que le cœur saignant, me contraint de les exclure. Et, si je m’en ouvre au public, ce n’est pas tant pour me disculper à ses yeux, que parce que rien n’honore davantage la mémoire du probe et pur savant que fut Léon Marillier.

Lorsqu’en 1892, devenu mon frère par alliance après avoir été mon frère d’études, il écrivit à ma demande la préface de ce recueil, il était encore tout jeune débutant dans le domaine des sciences religieuses où il ne devait pas tarder à passer maître. Ce n’en était pas moins déjà, dès cette époque, un débutant d’une rare valeur, et il y parut bien, au fond comme à la forme de son introduction à la Légende de la Mort, le premier travail de ce genre où il se fût essayé. Il en reçut de grands éloges qui n’allaient naturellement pas sans quelques critiques. Celles-ci surtout le touchèrent. Sa conscience infiniment scrupuleuse s’en exagéra, plus qu’il n’eût fallu peut-être, la portée, si bien qu’il ne tint plus aucun compte des qualités de son œuvre et n’en mesura que les faiblesses. Il me signifia dès lors son ferme propos de ne la plus laisser reparaître en tête des éditions ultérieures qu’autant qu’il lui aurait été donné de la refondre et de la récrire. Je lui répondis que j’attendrais le loisir espéré, un loisir, hélas ! qui ne devait venir jamais. Où l’eût-il trouvé, au milieu des tâches, d’année en année plus multiples, qui sollicitaient de toutes parts son activité prodigieuse et son esprit universel ? Maître de conférences à l’École des Hautes-Études, professeur d’histoire nationale à l’Hôtel de Ville, chargé d’un cours de morale à l’École normale des institutrices de la Seine et d’un cours de psychologie à Sèvres, directeur de la Revue de l’Histoire des religions — que sais-je encore ? — les attributions les plus diverses se partageaient son puissant cerveau, et il n’en était pas une où le haut sentiment qu’il avait de ses devoirs ne lui fit une obligation de se répandre tout entier. Il se reposait de ces charges accablantes en s’en créant de nouvelles. A quelle œuvre de justice, ou de progrès social, ou de fraternité entre les peuples, n’a-t-il pas apporté le concours de sa lumineuse intelligence et de son dévouement toujours dispos ? Par la parole et par la plume, je ne crois pas qu’il y ait une forme de l’idéal humain pour laquelle il n’ait combattu. Même chez lui, il ne s’appartenait point. Sa maison était aussi hospitalière que sa pensée : il y était tout à tous et à chacun. Jamais personnalité plus riche ne se détacha de soi-même avec une abnégation plus sereine et ne se distribua plus magnifiquement. Il accumulait ainsi mille vies en une seule. C’est peut-être pourquoi la sienne fut si tragiquement interrompue par les destins jaloux. L’impeccable étude de mythologie comparée, qu’au lieu et place de l’ancienne introduction il rêvait d’écrire pour la réédition de cet ouvrage, il se proposait précisément d’y consacrer les vacances au début desquelles il fut frappé. Il en est d’elle maintenant comme de toute l’opulente moisson d’idées que promettait au monde ce cerveau exceptionnel : elle s’en est allée en terre, avec lui, dans l’humble nécropole trégorroise où il dort le dernier somme, à côté de tant d’êtres chers, victimes de la même catastrophe, auxquels, par un raffinement sauvage de la fatalité, il dut survivre plusieurs semaines, comme pour épuiser, avant de les rejoindre, toutes les affres de leur perte.

Ce fut au cours de cette longue agonie, où l’admirable lucidité de sa pensée ne subit pas une éclipse, que, s’entretenant avec moi, stoïquement, de tout ce qu’il était condamné à laisser derrière lui d’incomplet ou d’inachevé, il me fit, entre autres recommandations, défense expresse de redonner ici non-seulement l’introduction que l’on sait, mais encore les notes et références qui sont accompagnées de ses initiales dans le volume primitif. « Tout cela, déclara-t-il, est du travail trop hâtivement fait ; je ne le signerais plus aujourd’hui : par égard pour ma mémoire scientifique j’entends que tu le supprimes. » Vainement je lui représentai ce qu’une pareille exigence avait de douloureux pour moi et de peu équitable envers lui-même. Il ne s’en voulut point départir... J’obéis donc à la volonté suprême de l’ami qui n’est plus. Mais j’en ai, je pense, assez dit, pour n’avoir pas besoin d’insister davantage sur l’amère impression de tristesse que j’éprouve à effacer de la couverture de ce livre le nom de Léon Marillier.

J’ajoute tout de suite que ce m’est, du moins, une précieuse compensation de pouvoir l’y remplacer par celui de M. Georges Dottin. Marillier lui-même, j’en suis sûr, pour le commentaire qu’il projetait d’entreprendre, ne se fût point souhaité un plus digne suppléant, et il n’en eût pas trouvé, en tout cas, de qui espérer une plus heureuse réalisation de son dessein. Si mes souvenirs sont exacts, l’erreur capitale signalée par la critique dans l’Introduction à la Légende de la Mort, et que l’auteur ne se pardonnait pas d’y avoir commise, résidait en des comparaisons trop étendues, partant trop aventureuses, entre les croyances funéraires des Bretons et celles de peuplades lointaines n’ayant avec eux ni parenté ethnique, ni conformité d’humeur. Il est aisé, dès lors, d’augurer dans quel sens il eût corrigé sa rédaction première et quelle méthode, tout inverse, il eût adoptée. Cette méthode, la même qui a suscité en linguistique des découvertes si fécondes, quelqu’un la formulait récemment en ces termes : « Le rapprochement de deux mots ou de deux contes provenant de deux peuples qui n’ont jamais eu de rapports historiquement constatés ne peut donner aucun résultat scientifique, s’il n’a pas été précédé par l’étude du mot ou du conte dans la langue d’origine et chez le peuple où on l’a recueilli, et si cette étude n’a pas été complétée par un examen attentif du vocabulaire ou des traditions des langues de la même famille ou des peuples de la même race. On arrive ainsi à distinguer les traditions propres à telle race ou à tel peuple du fonds commun à tous les hommes. C’est seulement par une suite d’éliminations que l’on peut arriver à des conclusions sûres, sans s’exposer à rapprocher des faits, en apparence analogues, dont un examen plus méthodique aurait montré la différence originelle[2]. » Ou je me trompe fort, ou tel est à la lettre le programme que Marillier se fût attaché à suivre dans la réfection de son travail. Et de qui sont ces lignes ? De M. Georges Dottin.

Les principes qu’il y établit de façon si nette, nul n’était mieux qualifié que lui pour en faire l’application au contenu de cet ouvrage. Disciple des Gaidoz, des d’Arbois de Jubainville et des Loth, il est du petit groupe des savants français qui ont le plus contribué, de notre temps, au progrès des études celtiques. Ses traductions des contes irlandais recueillis par M. Douglas Hyde ou publiés dans The Gaelic Journal — pour ne parler que de la partie de son œuvre qui intéresse spécialement le folklore — nous ont révélé l’existence d’une littérature populaire curieuse au premier chef et présentant un caractère dramatique parfois saisissant. Mais si la compétence de M. Dottin s’est plus particulièrement exercée dans le domaine des études gaéliques, son érudition ne laisse pas de s’étendre à tout ce qui touche les formes de la vie traditionnelle chez les autres Celtes des îles ou du continent. C’est de quoi l’on aura vite fait de se convaincre, à l’abondance comme à la précision des notes dont il a bien voulu enrichir ces deux volumes. Ils acquièrent ainsi une valeur et une signification que je ne pouvais prétendre à leur donner. Là où je n’aspirais à soumettre pour la seconde fois au public qu’une catégorie de documents, limités, comme les recherches mêmes dont ils sont le fruit, à l’une des fractions les plus humbles du monde celtique, voici que l’on trouvera désormais, réunis et condensés avec autant de conscience que de science, les éléments d’une information d’ensemble sur les conceptions relatives à la mort dans le monde celtique tout entier. C’est la grande nouveauté, ce sera aussi, je n’en doute point, la grande originalité de cette réédition : tout le mérite en revient à mon distingué collaborateur qui, seul, trouvera excessif que j’aie tenu à lui témoigner ici ma gratitude.


II


« Un des traits par lesquels les races celtiques frappèrent le plus les Romains — écrit Renan[3] — ce fut la précision de leurs idées sur la vie future, leur penchant pour le suicide, les prêts et les contrats qu’ils signaient en vue de l’autre monde. Les peuples plus légers du Midi voyaient avec terreur dans cette assurance le fait d’une race mystérieuse, ayant le sens de l’avenir et le secret de la mort. » Aussi loin que nous remontions, en effet, dans l’histoire des Celtes, la préoccupation de l’au delà, comme nous disons aujourd’hui, semble avoir exercé sur leur imagination un prestige vraiment singulier. César nous montre les Gaulois se réclamant, sur la foi des druides, de la paternité du dieu de la Mort, et faisant profession d’en être tous descendus [4]. « C’est pour cette raison, ajoute-t-il, qu’ils mesurent la marche du temps, non par les jours, mais par les nuits.[5]» Nous savons également, grâce aux Commentaires, quelle importance ils attachaient aux funérailles, quelle somptuosité tout exceptionnelle ils y déployaient[6]. Nous savons enfin, toujours par la même voie, que le principal souci de l’enseignement druidique était d’inculquer aux âmes la certitude qu’elles ne périssaient pas. Il est vrai qu’à ce propos César parle moins d’une survie que d’une sorte de métempsychose[7]. Mais M. Gaidoz[8] fait remarquer à bon droit l’étrangeté de cette assertion, contredite par d’autres textes de César lui-même. Si, par exemple, on brûlait avec le défunt tout ce qu’il passait pour avoir aimé de son vivant, y compris ses chiens et ses esclaves[9], c’était évidemment pour qu’ils continuassent à le servir par delà le trépas. De même les prêts[10] auxquels il a été fait allusion plus haut : on ne les eût naturellement pas consentis, sans une ferme croyance à l’immortalité personnelle. Que les druides n’aient point partagé à cet égard l’opinion commune, qu’ils aient eu leur doctrine propre, peu différente ou, si l’on veut et comme quelques auteurs l’avancent, directement inspirée de la conception pythagoricienne, il n’est pas impossible. Pomponius Mela nous donne à entendre[11] qu’ils ne livraient point au vulgaire toute leur science, qu’ils la gardaient au contraire presque exclusivement pour eux et pour leurs adeptes. Dans la question qui nous occupe, rien n’empêche de supposer que, tout en ayant leur théorie particulière et secrète sur les futures destinées de l’âme, ils se bornaient, pour la masse, à prêcher que l’être survit à la mort.

C’était, en tout cas, le seul point que les Gaulois eussent retenu de leur enseignement en cette matière, si nous en jugeons par les vers de la Pharsale où Lucain, s’adressant aux druides, s’exprime ainsi : « D’après vos leçons, les ombres ne vont pas aux silencieuses demeures de l’Erèbe ni dans les pâles royaumes souterrains de Pluton ; le même esprit anime les membres dans un autre monde ; si votre science n’est pas du charlatanisme, la mort est le milieu d’une longue vie[12]. » Reste à déterminer quel était pour les Celtes cet autre monde, cet orbis alius, où la vie était censée reprendre et se poursuivre au lendemain de la mort. Roget de Belloguet a tenté de prouver qu’il s’agissait de la lune[13] ; Henri Martin, lui, a mieux aimé se prononcer en faveur du soleil[14]. Tous deux, d’ailleurs, ont fait fausse route, pour n’avoir pas vérifié l’acception du mot orbisqui, comme l’a montré naguère M. Salomon Reinach[15], désigne, dans la langue de Lucain et des poètes de son époque, non le globe entier, mais seulement une région de la terre. Ce n’est pas dans une planète différente de la nôtre qu’il faut aller chercher l’élysée celtique. L’« autre monde » dont parle Lucain n’était pas situé hors de celui-ci. Les morts ne s’évadaient pas plus de la terre qu’ils ne s’évanouissaient dans ses profondeurs. Mourir, c’était simplement émigrer. Lorsque le guerrier gaulois qui, au IV° siècle avant notre ère, occupait avec son clan les provinces bataves actuelles, voyait les vagues déchaînées de la mer du Nord se ruer vers sa cabane pour l’engloutir, lui et les siens, impuissant à conjurer le péril, il revêtait son costume de bataille, puis, l’épée nue à la main, le bouclier au bras, sa famille serrée à ses côtés, il attendait sans défaillance l’instant suprême[16], assuré, cet instant franchi, de se retrouver sain et sauf sur une autre rive et de continuer une existence identique dans un nouveau pays.

Ce pays des morts, où les Celtes le plaçaient-ils ? c’est ce que l’on ne saurait guère indiquer avec précision. Eux-mêmes n’avaient sans doute sur ce point que des notions assez flottantes et confuses, et probablement la tradition variait-elle avec le milieu, selon qu’il était continental ou marin, comme cela se constate aujourd’hui encore en Basse-Bretagne, où les gens de l’intérieur n’assignent pas aux âmes des défunts le même séjour que les gens de la côte. Les populations celtiques du littoral de l’Océan étaient tout naturellement portées à localiser ce séjour dans une ou plusieurs des multiples îles dont ils apercevaient la silhouette indécise au large des eaux et qui, tour à tour éclairées par le soleil ou voilées par les brumes, devaient leur apparaître comme des espèces de terres enchantées. Au VI° siècle après Jésus-Christ, du temps de l’historien Procope, c’est l’île de Bretagne qui est réputée, dans la croyance populaire, pour être la patrie des morts. Sur la côte d’en face, nous raconte en substance cet historien, sont disséminés quantité de villages dont les habitants pratiquent de concert le labourage et la pêche. Sujets des Francs pour tout le reste, ils sont cependant dispensés de leur payer tribut, en raison de certain service (c’est leur mot) qui leur incombe, disent-ils, depuis une époque déjà reculée : ils se prétendent voués au passage des âmes. La nuit, durant leur sommeil, ils sont soudain réveillés en sursaut par des coups heurtés à la porte : du dehors, une voix les appelle à l’ouvrage. Ils se lèvent en hâte. Vainement se refuseraient-ils à obéir : une force mystérieuse les arrache au logis et les entraîne vers la grève. Des barques sont là, non point les leurs, mais d’autres. En apparence, elles sont vides ; en réalité, elles sont chargées de monde, presque à couler bas : l’eau vient affleurer le bordage. Ils y montent et saisissent les rames. Une heure après, malgré le poids des invisibles passagers, ils sont à l’île, alors qu’en temps ordinaire le trajet ne demande pas moins d’une nuit et d’un jour. On n’a pas plus tôt touché le rivage breton que, brusquement, les barques s’allègent, sans qu’ils aient vu descendre aucun de leurs compagnons de traversée, et, à terre, une voix se fait entendre, celle-là même qui les a réveillés dans leur lit. C’est le conducteur des âmes qui présente un à un les morts qu’il amène, aux personnes qualifiées pour les recevoir, en appelant les hommes par le nom de leur père, les femmes, s’il y en a, par le nom de leur mari, et en déclinant pour chaque ombre les fonctions qu’elle exerçait de son vivant.

Tel est, dans ses grandes lignes, le récit de Procope[17], l’épisode le plus complet que l’antiquité nous ait transmis de la légende de la mort chez les Celtes. Tout y est suggestif à souhait, depuis le glissement de ces barques inconnues sur la mer nocturne jusqu’au mystérieux défilé funèbre à l’appel de l’invisible nomenclateur. Comment ne point rapprocher quelques-uns des détails contenus dans ce récit des traits analogues que nous a conservés la vieille poésie épique de l’Irlande ? Là aussi il est question d’un autre monde, où l’on se rend également par mer, soit dans un vaisseau de verre, soit dans un vaisseau de bronze. Les noms qu’on lui donne sont des plus divers : c’est tantôt mag mell, la « plaine agréable », tantôt tir innam beo, « la terre des vivants », tantôt tir nan ôg, la « terre des jeunes ». Dans les tableaux qu’on en fait, il est dépeint comme une contrée merveilleuse. La belle Fand le célèbre en termes séduisants à Condlé, fils de Cond : « Il y a un pays où il n’est pas malheureux d’aller. Je vois que le soleil baisse  ; quoique ce pays soit loin, nous y serons avant la nuit. C’est le pays de la joie ; ainsi pense quiconque le parcourt[18]. » Ni la mort, ni le péché, ni le scandale n’y sont connus ; le temps s’y passe en plaisirs sans fin. Bref, il réunit, semble-t-il, toutes les conditions d’une terre élyséenne. Faut-il en conclure qu’il répondait, dans la pensée des file, à l' orbis alius de Lucain, à la Bretagne insulaire de Procope  ? Le doute est peut-être permis.

Les habitants de ce séjour de délices nous sont, en effet, présentés le plus souvent, non comme des morts, mais comme des êtres d’une nature à part, supérieure à l’humanité. On les désigne par le nom de sidhe qui veut dire « fées ». Ils logent dans des palais somptueux, où se voient jusqu’à cent cinquante lits, ornés de colonnes bien dorées, avec des cuves d’hydromel qui ne tarissent jamais[19]. Leurs occupations habituelles sont les festins et la guerre. Il n’est pas rare qu’ils y convient les simples mortels. Car, visibles ou invisibles à leur gré, volontiers ils fréquentent ce monde  ; leurs chars enchantés volent à la surface des eaux. Mais ce sont surtout les filles de Mag Mell qui viennent quérir fortune d’amour aux rivages de l’Irlande. Elles ne ressemblent point aux femmes de ce pays  ; quand elles sortent, elles laissent flotter leur chevelure blonde ; leurs poitrines aux belles formes sont couvertes d’or ; elles possèdent des attraits sans nombre : un charme est dans leurs paroles qui blesse infailliblement au cœur. Elles savent leur pouvoir et se plaisent à l’éprouver sur les fils des hommes. Parce que la sidhe qui s’était donnée à lui l’a quitté, Cûchulainn l’indomptable languit d’un mal sans remède, jusqu’à ce que les druides lui aient fait boire un breuvage d’oubli[20]. Quand elles ont jeté leur dévolu sur un jeune homme, elles lui remettent une pomme merveilleuse ; s’il en mange, il leur appartient pour toujours : aucune influence, aucune incantation n’ont désormais la vertu de le détacher d’elles ; il rompt les liens les plus chers pour les suivre sur les vagues « dans les régions situées au-delà des mers immenses » et quelquefois disparaît ainsi sans retour[21]. Non pas que celui qui a été ravi au « pays des fées » soit condamné à n’en plus sortir. Ce n’est point ici la terre d’où l’on ne revient pas. Nous voyons des héros s’y rendre, y demeurer un mois ou deux, puis regagner intacts leurs foyers. Il en va de même des mortels ordinaires, sauf que, rentrés dans leur patrie, ils restent astreints à certaines obligations magiques qu’ils ne sauraient impunément violer.

III


On a quelque peine à découvrir en quoi ce monde de pure féerie rappelle, à proprement parler, l’ « autre monde »[22]. L’homme de France le plus compétent en la matière, M. d’Arbois de Jubainville, n’hésite pourtant pas à les confondre[23]. C’est une hypothèse à laquelle l’ont conduit, je suppose, les nombreux rapports qu’il a été le premier à signaler entre la légende irlandaise et la légende hellénique. Rapprochant la « plaine agréable » des Gaëls de la « plaine Elusion » des Grecs, il identifie avec les Bienheureux qui peuplent l’une, les sidhe qui peuplent l’autre. Ceux-ci sont, comme ceux-là, des morts. Et ainsi s’expliquent ces dénominations de « jeunes » et de « vivants » qui leur sont attribuées dans les textes, puisque, morts, ils jouissent de la vie sans fin et sont assurés d’une jeunesse éternelle... Rien, dans l’ancienne épopée, n’autorise expressément une pareille interprétation. Il est, toutefois, d’autres traditions qui semblent militer en sa faveur. Tels, les récits qui avaient cours sur les Tùatha Dê Danann. Ces Tùatha Dê Danann formaient la population de l’Irlande quand les fils de Milé (considérés comme les pères de la race actuelle) envahirent le pays. Vaincus, ils cédèrent la place aux nouveaux occupants, et disparurent, sans, toutefois, abandonner l’île où, tantôt visibles, tantôt invisibles, comme les sidhe, ils ne tardèrent pas à jouer, dans la croyance populaire, le rôle jadis réservé à ces personnages surhumains. Si donc l’histoire des Tùatha Dê Danann[24] a quelque fondement réel, si elle n’est pas une conception mythique, il en résulterait que la légende des ancêtres morts se serait de bonne heure mélangée, substituée même, à l’antique légende des fées. Or, il est certain que les parages attribués comme séjours d’outre-tombe aux Tùatha Dê Danann sont particulièrement riches en sépultures de l’époque primitive : témoin la vaste nécropole des bords de la Boyne, si souvent visitée des archéologues, où les annales irlandaises situaient le palais merveilleux du roi Dagdé2[25].

Le morceau intitulé « L’expédition de Néra », qui sert d’introduction au Táin bó Cuailnge (Enlèvement des vaches de Cuailngé), épopée du Xe siècle, est le premier texte irlandais qui fasse mention précise d’un fantôme. Et voici à quelle occasion. « Un soir de Samhain — c’est-à-dire dans la nuit qui précède la Toussaint — le roi Ailill et la reine Medb proposèrent un prix au guerrier qui serait assez hardi pour aller nouer d’un lien d’osier les pieds d’un captif, pendu de la veille. Néra, seul, accepta de braver les ténèbres et l’horreur d’une semblable nuit, que les démons ont coutume de choisir pour se montrer. Lorsqu’il eut atteint l’endroit, ce fut le pendu qui lui indiqua lui-même comment fixer le lien d’osier : après quoi, il lui demanda de le prendre sur son dos et de le mener boire. Néra le prit donc et le porta de seuil en seuil. Le mort ne voulait entrer que dans une maison où l’on n’aurait ni vidé les seaux, ni couvert le feu. Quand il eut trouvé ce qu’il cherchait et qu’il eut fini de se désaltérer, il lança la dernière gorgée d’eau sur les hôtes de la maison et, tout aussitôt, ceux-ci moururent[26]. » Cet épisode est significatif, en ce que l’acte mis ici au compte d’un pendu, c’est généralement à des fées qu’on l’impute. Beaucoup des récits où elles figurent nous les représentent, en effet, comme ennemies nées de la malpropreté et du désordre. Elles pénètrent, elles aussi, dans les maisons, inspectent le ménage et se montrent impitoyables pour les gens qui négligent de jeter dehors les eaux sales[27]. La confusion des morts et des fées est donc évidente dans l' Echtra Nerai. Un passage du Togail Bruidne dâ Derga (La destruction du château de Dâ Derga) fournit un argument encore plus caractéristique peut-être à l’appui de la doctrine de M. d’Arbois. Comme le roi Conaire est en voyage, il aperçoit en avant de lui, sur la route, trois hommes rouges à cheval. Il dépêche vers eux un de ses guerriers pour leur offrir d’entrer à son service, et il en reçoit cette réponse : « Nous montons les chevaux de Donn Tetscorach, du séjour des sidhe : bien que nous soyons vivants, nous sommes morts. » Les trois hommes rouges avaient été bannis du pays des sidhe pour avoir menti[28].

Mais ces textes sont les seuls où l’on ait affaire à de véritables revenants. Par ailleurs, toutes les fois que des êtres venus de l’autre monde apparaissent dans l’épopée irlandaise, ces êtres sont des fées, et non des morts. Dans les croyances modernes, au contraire, l’identification des uns avec les autres est chose quasi constante. Les exemples abondent qui en font foi. A l’île de Man, un homme franchit le seuil d’une salle où les fées banquetaient ; parmi les convives, il reconnaît des personnes de sa connaissance. L’une d’elles l’avertit charitablement de ne goûter à rien de ce qu’on pourra lui offrir, s’il ne veut s’exposer à ne jamais revoir sa demeure. Il se hâte de répandre sa coupe à terre et, à l’instant même, la salle, le festin, les gens assemblés, tout s’évanouit comme un mirage. La personne qui lui avait donné ce salutaire conseil était un mort[29]. En Irlande, la bean-sdhe[30] , cette mystérieuse annonciatrice du trépas, est indifféremment, selon les cas, une fée ou un fantôme, et les âmes errantes des parents morts sont parfois assimilées à des nains qui courent les routes, la nuit, en faisant de la musique[31]. Comme les fées, les défunts sont censés habiter des résidences souterraines[32] ; comme les fées, on les rencontre par les chemins, à cheval sur de fantastiques montures qui galopent à toute vitesse[33] . Le fer, qui protège contre les fées, est aussi un préservatif contre les revenants[34]. Les jours consacrés aux fêtes des sidhe dans la mythologie irlandaise sont Belténé (le 1er mai) et Samhain (le 1er novembre) : or, ce sont pareillement les dates où les morts redeviennent leurs maîtres et recouvrent une liberté sans entraves[35]. La nuit de Samhain, ils participent aux réjouissances des fées, boivent du vin dans les coupes des fées, dansent sous la lune aux accords des instruments féeriques[36]. Un homme que les fées avaient enlevé pour assister à leur partie de balle trouve chez elles sa sœur qu’il avait perdue trois années auparavant et obtient qu’elle lui soit rendue vivante[37]. La croyance que la mort n’est réelle que pour les gens âgés est générale chez les Irlandais. Lorsqu’on disparaît de cette vie en pleine jeunesse, c’est qu’on a été ravi par les fées[38]. La même croyance existe en Écosse. Dans un conte recueilli par Campbell, une vieille femme, causant avec les fantômes de ses anciens maîtres, apprend de leur bouche que les sidhe viennent de s’emparer d’un jeune homme pleuré comme mort[39]. Enfin, là où les deux catégories d’êtres ne sont pas entièrement confondues — et où ne s’est pas implantée l’idée chrétienne que les fées sont des démons[40] — ces dernières passent pour la descendance des Tûatha Dê Danann[41] qui, dans ces traditions plus récentes, sont authentiquement conçus comme des ancêtres morts, et non plus comme un peuple surnaturel.

Ainsi la légende transmise par la voie orale supplée dans une large mesure aux silences de l’épopée savante. Ce que les filé[42] des premiers siècles ne nous disent pas ou qu’ils nous laissent à peine soupçonner, les conteurs des âges plus rapprochés nous l’enseignent. Quelle que soit, au surplus, l’opinion que l’on adopte sur ce point spécial, il n’en reste pas moins que la conscience irlandaise fut toujours hantée, comme toute l’âme celtique, par l’impérieuse image d’un autre monde. Et ce qui le montre peut-être avec plus d'éloquence encore, c’est le parti que le christianisme sut tirer de cette préoccupation, en la détournant et en l’exploitant à son profit. On a vu que la tradition relative au séjour des sidhe ou des morts est double, en quelque sorte. Tantôt il revêt l’aspect d’un pays marin, baigné par des eaux immenses, dans les lointains lumineux du couchant. Mais tantôt aussi il nous est représenté sous la forme d’une cité souterraine, comme c’est le cas pour les palais qui abritèrent dans leurs profondeurs la race vaincue des Tûatha Dê Danann. Il y a lieu de penser que la vénération païenne dont ces antiques nécropoles étaient l’objet ne fut pas étrangère à la naissance, puis au développement du mythe chrétien du Purgatoire de saint Patrice.

On connaît cette fable pieuse[43]. Lorsque saint Patrice voulut prêcher aux hommes d’Hibernie les dogmes du paradis et de l’enfer, il se heurta chez eux à la plus violente incrédulité. La vie future envisagée comme une sanction de la vie présente n’était pas, en effet, une conception celtique. « Si tu veux que nous croyions à la réalité des tourments dont tu nous parles, dirent les auditeurs de Patrice, permets qu’un des nôtres s’en rende compte par ses yeux et nous en rapporte des nouvelles. » Le saint, pour les convaincre, exauça leur désir. Une fosse fut creusée, à moins qu’elle n’existât déjà, sous forme de grotte ou de chambre funéraire — car, ainsi qu’on l’a justement observé, l’aspect physique des pays est pour beaucoup dans la création de ce genre de mythes — et un Irlandais s’y aventura. Quand il reparut, il avait sur la face toute l’épouvante des régions traversées et des spectacles entrevus. Cela se passait, dit-on, sur une petite île du Loch-Derg, dans le comté actuel de Donegal. Ce coin sauvage et reculé de l’Irlande était destiné à devenir par la suite un centre de pèlerinage pour toute la chrétienté. Le voyage au « puits » ou purgatoire de saint Patrice fut une des dévotions les plus ferventes du moyen âge. Ceux qui l’avaient accompli en perdaient le goût des joies humaines et demeuraient semblables à des morts parmi leurs contemporains. Les épreuves à subir étaient longues et redoutables. C’était toute une initiation, analogue à celle des mystères anciens ou de la franc-maçonnerie moderne. Le postulant devait d’abord s’assurer, par un scrupuleux examen de conscience, s’il se sentait la force d’âme et la bravoure nécessaires. Sa résolution arrêtée, il allait trouver l’évêque de la région qui, après lui avoir représenté les risques de l’entreprise, lui remettait une lettre pour le prieur du monastère de l’île sacrée. La navigation sur le lac se faisait, non sans péril, dans un tronc d’arbre évidé, juste assez large pour contenir le corps d’une personne : elle durait parfois des jours entiers, pendant lesquels le pèlerin était réduit au pain et à l’eau. Aussitôt débarqué, il se rendait à la cellule pénitentielle que le prieur, sur le vu de la lettre épiscopale, lui assignait et qui était à peine plus spacieuse qu’un cercueil. Il y restait sept jours, défunt au siècle, priant et se mortifiant. Le huitième jour, on l’enfermait dans une cellule encore plus profonde où il ne recevait plus d’aliment d’aucune sorte. C’est là qu’on le venait chercher le lendemain — qui était le jour solennel — pour le mener en grande pompe à l’église. Il se confessait, communiait, entendait une messe de requiem, sa messe de mort, puis, précédé des clercs et des laïques chantant des litanies, il s’acheminait vers l’entrée de la sombre caverne. Sur le seuil, le prieur l’avertissait une dernière fois de renoncer à son dessein, pendant qu’il en était encore temps, et, s’il persistait, lui donnait sa bénédiction avec son accolade, en lui disant : « Allez ! ». L’instant d’après, il était retranché du monde : la porte retombait derrière lui, comme la dalle d’un sépulcre. On la rouvrait le jour suivant, à la même heure, avec le même cérémonial. Si l’homme ne reparaissait point à ce moment précis, on jugeait qu’il avait succombé par manque de foi et l’on faisait le silence sur lui pour jamais.

Ceux qui sortaient victorieux de l’épreuve ne tarissaient point en récits sur les merveilles ravissantes ou terribles dont ils avaient été les témoins. Dans l’Europe du XIIIe et du XIVe siècle, la fortune de ces récits étranges fut presque aussi grande que celle des romans gallois. Dante, on le sait, s’en est visiblement inspiré. La relation du chevalier Owen, surtout, eut un succès prodigieux. Marie de France la mit en vers[44]. Et, quatre cents ans plus tard, quoique défigurée au cours des âges, elle gardait encore assez de vertu féconde pour fournir un de leurs plus beaux thèmes dramatiques aux deux émules espagnols Calderon[45] et Lope de Vega[46]. Mais nulle part, j’imagine — l’Irlande exceptée — elle n’eut une action plus directe sur les âmes que dans la Bretagne armoricaine, où ce fut également le théâtre qui la popularisa. La Vie de Louis Eunius[47], naïvement découpée en scènes et dialoguée en vers frustes par quelque paysan inconnu, reste la lecture favorite des Bretons d’aujourd’hui, comme elle fut, pour leurs ancêtres, le spectacle le plus passionnant. « Il n’y a pas deux livres pareils à celui-là, me confiait une vieille fileuse trégorroise  ; — pensez donc ! on y voit comment les choses se passent dans l’autre monde. »


IV


C’est que, de tous les peuples celtiques, les Bretons sont peut-être celui qui a conservé le plus intacte l’antique curiosité de la race pour les problèmes de la mort. Il n’y a pas de sujet qui les captive davantage, ni qui leur soit plus domestique en quelque sorte, et plus familier. La physionomie même du pays qu’ils habitent semble avoir contribué à les entretenir dans cet état d’esprit. « Lorsqu’en voyageant dans la presqu’île armoricaine, dit Renan, ... on entre dans la véritable Bretagne, dans celle qui mérite ce nom par la langue et la race, le plus brusque changement se fait sentir tout à coup. Un vent froid, plein de vague et de tristesse, s’élève et transporte l’âme vers d’autres pensées ; le sommet des arbres se dépouille et se tord  ; la bruyère étend au loin sa teinte uniforme  ; le granit perce à chaque pas un sol trop maigre pour le revêtir  ; une mer presque toujours sombre forme à l’horizon un cercle d’éternels gémissements... Il semble que l’on entre dans les couches souterraines d’un autre âge, et l’on ressent quelque chose des impressions que Dante nous fait éprouver quand il nous conduit d’un cercle à un autre de son enfer[48]. » La peinture est sans doute poussée au noir. Il n’en est pas moins incontestable qu’il y a une gravité, une mélancolie propres à cette contrée. L’indécision de la lumière, la fréquence des brouillards, les déformations souvent singulières qu’ils font subir aux objets, les silhouettes fantômales et mystérieusement animées qu’ils prêtent, par exemple, aux rochers des côtes ou aux troncs, déjà bizarres en soi, des chênes ébranchés sur les talus, la plainte du vent qui règne ici en maître, celle de la mer dont l’accent n’est jamais le même le long d’un rivage découpé à l’infini, tantôt creusé d’entailles profondes, tantôt semé de récifs ou jonché de galets, tout concourt à favoriser le penchant inné de l’imagination bretonne au fantastique et au surnaturel.

Le paysage est, en effet, de complicité avec le climat. A suivre les vieilles routes abandonnées, feutrées d’herbe molle, on s’explique sans trop de peine que la rencontre subite d’un passant tardif y puisse prendre le caractère d’une apparition. Telles régions, d’une solitude farouche et presque sinistre, appellent nécessairement le mythe. Et, pour qui a visité l’immense marais de tourbe noirâtre, désigné sous le nom de Yeun Elez, dans le canton le plus sauvage de la Bretagne intérieure, au centre d’un dur horizon de granit d’où toute vie, même végétale, est comme absente, il n’est pas étonnant que le peuple en ait fait quelque chose d’analogue au Loch Derg d’Irlande, une sorte de vestibule des palais souterrains de la mort. C’est encore à la nature des lieux, c’est au déferlement de la vague dans les fissures du littoral que doivent leur tragique légende tous ces « enfers » marins d’où montent des voix si lamentables, — enfer de Plougrescant, enfer de Plogoff, enfer de Groix, pour ne mentionner que les plus connus. On comprend de même, au seul aspect des montagnettes bretonnes, qu’avec leurs profils tumulaires et leurs couronnements pyramidaux de quartz ou de schiste, elles soient devenues dans la tradition locale de vastes sépultures des âges immémoriaux, abritant ou bien des sages doués de l’esprit prophétique, comme le Gwennklan qui dort sous le Ménez-Bré  ; — ou bien de fabuleux chefs de guerre, comme le roi Marc’h à qui est consacré l’un des sommets du Ménez-Hom  ; — ou enfin des êtres de stature et de puissance plus qu’humaines, comme ce Gewr, enseveli dans la montagne de Loqueffret et qu’il fallut plier neuf fois sur lui-même pour l’y faire tenir tout entier.

Pour ces raisons et d’autres encore, on a pu dire de la Bretagne qu’elle était avant toute chose le pays de la mort. Et l’homme a parfait à cet égard l’œuvre de la nature. Sur cette terre si propice aux évocations d’outre-tombe, il a prodigué les monuments funéraires. Voyager en Bretagne, c’est fouler le sol classique des ossuaires et des charniers. Il n’est pas de bourgade si humble, pour ainsi parler, qui n’ait le sien ou qui n’en exhibe au moins les débris. Anciennement, une église bretonne n’allait jamais sans un ossuaire, soit aménagé dans ses murs mêmes, soit distant d’elle de quelques pas. En face de la maison de Dieu, on voulait la « maison des morts », ces autres dieux de la mythologie primitive, et la dévotion des vivants ne s’attachait pas moins à l’une qu’à l’autre. Souvent l’ossuaire était plus beau, plus orné, plus monumental que l’église, comme c’est le cas pour les chapelles funéraires de la Roche-Maurice et de Saint-Servais. Beaucoup sont de pures merveilles architecturales. Les citer tous équivaudrait à dresser une interminable liste de paroisses. Il en est, comme le campo-santo de Saint-Pol-de-Léon, avec sa large enceinte jalonnée d’édicules gothiques, qui donnent l’impression, non plus d’un temple, mais d’une véritable cité de la mort. Les plus misérables d’aspect sont, du reste, parfois les plus saisissants, et, pour mesurer à quel point les Bretons se complaisent aux voisinages funèbres les plus tristement suggestifs, il n’est que de pérégriner dans les pauvres villages de la montagne, à Lanrivain, par exemple, ou à Spézet. Vieux, délabré, la toiture crevassée par les vents ou les pluies, le charnier semble s’effondrer de la même ruine que les ruines humaines qu’il contient ; derrière les barreaux de la claire-voie, pêle-mêle avec des planches de cercueils, les ossements sont empilés par monceaux : il arrive qu’ils débordent et l’on peut frôler, sur l’appui extérieur de la fenêtre, des rangées de crânes moussus qui suivent, de leurs yeux vides, les allées et les venues des passants.

Comme si ce n’était pas assez de la muette éloquence d’un tel spectacle, la plupart de ces « maisons des morts » sont agrémentées d’inscriptions latines, françaises, bretonnes, ressassant toutes le même refrain hallucinant. Memento mori, dit l’ossuaire de Guimilliau  ; Cogita moriRespice finem, répète celui de Lannédern. A Saint-Thégonnec, on croit s’entendre interpeller par les morts eux-mêmes : « C’est une bonne et saincte pensée de prier pour les fidèles trépassés — Requiescant in pace : amen. — Hodie mihi, cras tibi. — O pécheurs, repantez-vous estants vivants, car, à nous, morts, il n’est plus temps. — Priez pour nous, trépassés : car, un de ces jours aussi, vous en serez. — Soiez en paix. » L’inscription de La Martyre, en vers bretons, plus sobre, moins gémissante, a quelque chose de plus âpre aussi et de plus véhément :

An Maro, an Barn, an Ifern ien
Pa ho soing den e tle crena.
Fol eo na preder e speret
Guelet ez-eo ret deceda.


[La Mort, le Jugement, l’Enfer froid, — quand l’homme y songe, il doit trembler. — Fol est à coup sûr son esprit, — s’il ne voit qu’il faut décéder.]

Les motifs sculpturaux qui décorent ces édifices sont naturellement en harmonie avec leur destination. Ce sont des os en croix, des têtes de morts  ; c’est quelquefois un ange élevant dans ses bras un petit personnage nu qui symbolise une âme ; quelquefois un cadavre essayant avec effort de secouer les plis de son linceul et de se dégager de la tombe  ; c’est surtout la figuration de la Mort elle-même, sous les traits d’un squelette armé de la lance qui lui est également donnée pour attribut dans les drames comiques et les mystères bretons. Son nom, dans le langage populaire, est l’Ankou (le Trépas). Certains de ces Ankou de pierre ou de bois ont une célébrité régionale : il y a l’Ankou de Bulat, celui de Ploumilliau, celui de Cléden-Poher, celui de la Roche-Maurice, celui de Landivisiau, — et j’en passe. L’Ankou de Ploumilliau a longtemps trôné au-dessus de l’autel des morts, dans l’église même, et, de toutes les paroisses d’alentour, les gens le venaient prier, quelques-uns en lui apportant des offrandes. Sur le tailloir de granit qui surmonte le crâne décharné de l’Ankou de Landivisiau, se lit cette ironique épigraphe : « Or çà, je suis le parrain — De celui qui fera fin. » L’Ankou de La Roche-Maurice, lui, brandissant sa lance comme un javelot, a ce cri de menace ou de triomphe : « Je vous tue tous ! »

L’usage est qu’une fois l’an, le soir de la Toussaint, le Breton visite processionnellement les charniers où sont entassées les reliques de ses ancêtres ; mais il n’est guère de jour dans l’année qu’il ne s’agenouille, au cimetière, sur les tombes de ses morts plus récents. Ailleurs, par mesure d’hygiène, on tend à éloigner de plus en plus des villages les lieux affectés aux sépultures. En Bretagne, de pareilles entreprises sont regardées comme de pures profanations. Exiler les morts du voisinage immédiat de l’église, n’est-ce pas, en quelque sorte, les faire mourir deux fois, en les retranchant de la communion de leurs proches, aux faits et gestes desquels on ne doute point qu’ils ne continuent de s’intéresser ? Aussi, le cimetière, sauf de très rares exceptions, occupe-t-il partout le centre de la bourgade. Il en est, à vrai dire, l’élément essentiel et comme le noyau vital. Les maisons qui l’entourent ne semblent groupées là que pour lui tenir compagnie. D’aucunes font corps avec son enclos, et je me souviens d’une salle d’auberge, à Saint-Jean-du-Doigt, dont la table avait pour pendant au dehors une dalle funéraire dont elle n’était séparée que par le vitrage d’une fenêtre ouvrant au ras du sol sacré[49]. Cette promiscuité quasi perpétuelle de la vie et de la mort est une des choses qui frappent le plus en ce pays.

Il serait mauvais que l’enfant qui vient de naître n’eût pas à traverser le cimetière pour aller se faire baptiser. Jeune homme, c’est sous les ormes ou les ifs du cimetière qu’il donnera rendez-vous, après vêpres, à la jeune fille dont il aura « désir », et c’est sur le mur du cimetière que sa « douce » attendra, les jours de pardon, qu’il l’invite à la promenade ou à la danse. C’est encore des marches du cimetière que se font les proclamations, les annonces, les bans. Le cimetière est tout ensemble une tribune publique et un mail[50]. On y fréquente par devoir et par goût. Sur la semaine, on s’y attarde volontiers en flâneries pieuses, le soir, après le travail fini, jusqu’à ce que les derniers tintements de l’Angélus aient expiré dans le silence. Le dimanche, la population l’envahit. Pour les Bretons, en effet, le dimanche est autant le jour des morts que le jour de Dieu. Et les fabriques paroissiales le savent bien. Le plus clair de leurs ressources, elles le doivent aux oboles dominicales versées en mémoire des morts. Assistez à une messe de village : trois, quatre quêteurs défilent, invoquant la générosité des fidèles en faveur de telle Notre-Dame ou de tel saint ; c’est à peine s’ils recueillent de-ci de-là quelque chétive offrande. Mais, derrière ceux-là, voici s’avancer un cinquième solliciteur. Il dit : Ewit an Anaon ! (pour les âmes) ; aussitôt le billon de pleuvoir, et souvent les menues pièces blanches. Il n’est si pauvre servante de ferme ni si misérable gardeur de vaches qui ne tienne en réserve son « sou des morts ».

L’office terminé, c’est à qui se répandra le plus vite parmi les tombes. Sur chaque tertre, sur chaque bloc mortuaire s’abat un essaim vivant. Et, là, un autre office commence, célébré, cette fois, par les croyants eux-mêmes et où il est aisé de voir, aux physionomies comme aux attitudes, qu’ils apportent ce qu’il y a en eux de plus personnel, de plus intime et de plus profond. L’acte religieux par excellence, c’est au cimetière que le Breton l’accomplit. J’ai connu, à Paris, des familles d’ouvriers, d’hommes d’équipe, transplantées de Bretagne dans les quartiers de Grenelle ou de Vaugirard, qui, lorsqu’elles étaient de quelque loisir, s’en allaient, sous prétexte de prendre l’air, rôder par les avenues du cimetière Montparnasse. « Ça nous rappelle un peu chez nous », disaient-elles. A parcourir ces asiles funèbres, elles s’imaginaient retrouver leur pays.


V


Au fond, toute la conscience de ce peuple est orientée vers les choses de la mort. Et les idées qu’il s’en fait, malgré la forte empreinte chrétienne qu’elles ont reçue, ne semblent guère différentes de celles que nous avons signalées chez ses ancêtres païens. Pour lui, comme pour les Celtes primitifs, la mort est moins un changement de condition qu’un voyage, un départ pour un autre monde. Et sans doute, à propos de cet autre monde, il prononce bien les mots de paradis, d’enfer, de purgatoire  ; mais il est visible qu’il ne s’en sert que comme d’une langue apprise et que ce qu’il aperçoit derrière ces vocables n’a qu’un rapport très lointain avec les notions particulières qu’ils expriment.

Pas plus que les Gaulois du temps de Lucain ou les Gaëls de la vieille Irlande, les Bretons ne relèguent les morts dans une patrie distincte de celle des vivants. On retrouve, en effet, chez eux, très reconnaissables encore sous des modifications de détail, les vestiges de la double tradition irlandaise qui voit dans l’autre monde tantôt une région souterraine, tantôt une région marine. La première est figurée, en Bretagne, par le Yeun Elez où les morts s’engouffrent dans les entrailles du sol, par un trou vaseux, le Youdic  ; la seconde est figurée par un îlot rocheux, le Tévennec, au large de la Pointe du Raz. Comme dans le récit de Procope, les morts y sont conduits en barque, nuitamment. Ailleurs, au mythe de l’île on substitue celui de la ville engloutie. C’est ce qui arrive en particulier sur toute la côte du Trégor. Là dort sous les eaux une terre immense dont les chapelets d’îles égrenés le long du littoral sont les débris encore subsistants. Une ville merveilleuse la couvrait de ses jardins, de ses rues, de ses portiques, de ses églises et de ses palais. C’était Ker-Is. Dans les beaux soirs d’été, quand les vents s’assoupissent et que la mer est calme, on entend la sonnerie de ses cloches. Car, surprise en pleine vie, en pleine activité, par un cataclysme soudain, elle continue de vivre d’une vie mystérieuse, d’une vie enchantée. Ceux qui l’habitent pourraient dire, au rebours des trois hommes rouges de la légende irlandaise : « Bien que nous soyons morts, nous sommes vivants. » Ce n’est, du reste, pas le seul trait par où elle rappelle le fabuleux pays des sidhe.

Avant le châtiment qui la frappe — et qui est une fiction chrétienne — elle apparaît, elle aussi, comme la contrée de la joie. Tous les jours, toutes les nuits, ce ne sont que liesses, ripailles et voluptés. Comme Tethra, le roi de Mag-Mell, Grallon, le roi de Ker-Is, prêche d’exemple à ses sujets. Et, dans Ahès ou Dahut, sa fille, qui ne reconnaîtrait la sœur bretonne de Fand, à sa flottante chevelure d’or, à sa beauté sans pareille, aux prestiges de sa jeunesse, au charme irrésistible de sa voix  ? Ainsi que Fand, Dahut recherche les fils des hommes  ; ainsi que Fand, elle est experte aux maléfices d’amour, et les cœurs sont aussi dociles à son appel qu’à l’appel de Fand les cœurs d’un Cûchulainn ou d’un Condlé. Joignez que le même incertitude plane sur la ville sous-marine que sur la terre « des vivants ». Est-elle un séjour élyséen ou simplement une cité de féerie ? On ne saurait le dire au juste. Non pas que des gens de ce monde ne l’aient visitée ; il en est d’elle, sur ce point encore, comme de Mag-Mell, et il n’est pas nécessaire d’être sorti de cette vie pour y avoir accès. D’aucuns ont donc franchi ses portes et causé avec ses habitants. Mais leurs témoignages ne nous apprennent rien de précis sur les êtres qu’ils ont rencontrés : on se demande s’il s’agit de morts véritables ou si ce ne seraient pas plutôt des victimes analogues à celles des sidhe, que des sortilèges magiques retiendraient captifs au fond des eaux. Les deux conceptions se mêlent et se pénètrent si étroitement qu’il est bien difficile de les débrouiller.

En Bretagne comme en Irlande, la confusion s’est produite de bonne heure entre les personnages purement fantastiques et les fantômes. C’est ainsi que les formes redoutables, primitivement engendrées par la peur des ténèbres, sont, à la longue, devenues des morts. Les Kannerezed-noz (lavandières de nuit) qui, d’abord ont dû être des fées des eaux, passent aujourd’hui pour tordre le linge des morts, sur la berge des étangs ou la margelle des fontaines, au creux des vallons déserts. Le hopper-noz (crieur de nuit), le buguel-noz (enfant ou pâtre de la nuit) et, de façon générale, tous les Esprits de l’ombre, à mesure que s’obscurcissait dans la croyance populaire la notion de leur caractère antérieur, ont été rangés de même parmi les revenants. A titre de revenants anonymes, toutefois, et sans autres attributions définies que d’être de mystérieux semeurs d’épouvante. Par là peut-être restent-ils vaguement distincts des morts proprement dits.

Ces derniers continuent, en effet, pour la plupart, de faire dans l’autre monde ce qu’ils faisaient dans celui-ci. Et, de tous les rapprochements qui s’imposent entre la légende bretonne et l’ancienne conception celtique, ce n’est pas ici sans doute le moins significatif. Le trépas ne change rien à la condition de l’homme. Le mort est « parti », mais la vie qu’il mène dans sa nouvelle résidence est identique à son existence d’autrefois. Comme le Celte des âges épiques était assuré de retrouver sur l’autre rive son harnais de guerre et ses armes, ainsi le Breton de nos jours est censé reprendre « là-bas » ses outils et ses habitudes. Les boutiquiers de Ker-Is n’ont pas cessé d’offrir aux chalands leurs étoffes, ni les maraîchers leurs légumes. Ailleurs, nous voyons le fantôme d’un laboureur pousser la charrue, ou bien c’est le rouet d’un vieux fileur d’étoupes qui se fait entendre, après sa mort, aussi obstiné que de son vivant. Ces êtres d’outre-tombe sont désignés par un nom collectif : ann Anaon, les Ames. Mais ces âmes n’apparaissent point séparées de leurs corps. Le défunt garde sa forme matérielle, son extérieur physique, tous ses traits. Il garde aussi son vêtement coutumier  ; il porte la même veste de travail, le même feutre à larges bords qu’on lui a connus, quand il était de ce monde. Et ses sentiments non plus, ni ses goûts, ni ses préoccupations, ni ses intérêts ne sont devenus autres. Les idées chrétiennes n’ont pu entamer sur ce point la vieille croyance primitive. Le mort a ses sympathies et ses aversions, ses amours et ses haines. Un manque d’égards le met hors de lui  ; si on lui fait du tort, il se venge. Son âpreté paysanne ne l’abandonne pas, ni davantage, il est vrai, le souvenir des dettes qu’il a laissées impayées et dont, au reste, il ne s’acquitte pas moins religieusement que ne faisait le Celte du temps des druides. Comme de son vivant, il se passionne, fermier, pour son champ, pêcheur, pour sa barque et pour ses filets. Sa maison, il la hante presque autant que par le passé. Il revient s’asseoir dans l’âtre, chauffer ses pieds à la braise, converser avec les servantes, surveiller le train des gens et celui des choses.

Il revient, ai-je dit ? L’expression est impropre. Ce ne sont point là des revenants, puisque, à parler exactement, ils ne se sont point éloignés, ou si peu ! On n’a pas plus tôt cloué le cadavre dans sa bière qu’on le rencontrera minute d’après, adossé à la barrière de son courtil. Si la mort est un voyage, le retour, en tout cas, suit de bien près le départ. Peut-être est-ce au mode chrétien de sépulture qu’il faut attribuer cette déformation de l’ancien mythe. La création des cimetières a dû suggérer l’idée que l’autre monde commençait au seuil de la fosse : il n’a donc plus été localisé dans une région déterminée, spéciale, isolée par des montagnes ou par la mer. Le Yeun Elez s’est vu dépouiller ainsi d’une partie de son prestige : on a continué d’y acheminer les âmes, mais seulement les âmes inquiètes, dangereuses, celles qu’on ne peut faire tenir en repos que là. De même pour le rocher de Tévennec et les autres élysées maritimes : on n’y a plus logé que les mânes inapaisés des morts de la mer dont nul enclos de terre bénite n’a recueilli les restes.

Le surplus — c’est-à-dire l’immense majorité des morts — on ne se les représente plus accomplissant ces lointaines équipées funèbres. Il semble qu’en entrant dans la tombe, ils entrent du même coup dans l’autre vie. Ils revivent donc, en définitive, aux lieux mêmes où ils ont toujours vécu. Le séjour des morts se confond avec celui des vivants. Il n’est plus ici ou là, dans tel canton terrestre ou dans tel îlot marin : il est partout  ; il s’étend aussi loin que s’étend la Bretagne, et c’est le pays breton tout entier qui devient à la lettre le « pays des morts ». Les légendes le montrent expressément. Invisibles le jour, mais non absentes, les âmes, dès le coucher du soleil, envahissent les champs, les landes, les chemins, pour vaquer à leurs silencieuses besognes. Elles sont aussi nombreuses, aussi pressées « que les brins d’herbe d’une prairie ou les grains de sable de la grève ». Elles devisent entre elles dans le frisson des feuillages et le murmure du vent. Elles rôdent autour des maisons, elles y pénètrent, elles s’y installent jusqu’au premier chant du coq. Longtemps ce fut un usage, en Bretagne, de ne point verrouiller les portes, la nuit, en prévision de la venue possible des morts. Aujourd’hui encore, on a soin de couvrir de cendre la braise de l’âtre, pour qu’ils soient assurés de trouver du feu à toute heure. Et les aliments qu’on dispose ou qu’on laisse sur la table, le soir de certaines fêtes, répondent à la même préoccupation. Par une espèce d’accord tacite, il est entendu que la terre appartient, le jour, aux vivants, la nuit, aux morts. Et le pacte veut être respecté de part et d’autre. Le vivant qui le rompt s’expose à de fâcheuses rencontres, susceptibles d’entraîner les plus funestes conséquences. Mais le mort, de son côté, ne peut l’enfreindre sans dommage : lequel  ? On ne nous le dit pas de façon explicite. Mais nous voyons constamment les âmes errantes trembler d’être surprises par le jour. Une puissance supérieure — celle de Dieu, déclarera le christianisme — les contraint de regagner, souvent à regret, les résidences diurnes qui leur sont assignées.

Serait-ce qu’il a existé, dans la conception populaire primitive, une sorte d’organisation hiérarchique et de police régulière du peuple de l’Anaon  ? Plusieurs indices tendraient à le faire croire. L’un des plus caractéristiques est le personnage de l’Ankou. Son multiple rôle prête à des hypothèses fort diverses. Il se peut qu’il ait été, à l’origine, soit le similaire de ce Dispater dont les Gaulois de César se proclamaient descendus, soit un de ces dieux, un de ces « rois » des morts, que les traditions irlandaises font trôner au pays des sidhe. « Salut, Labraid, rapide manieur d’épée ! » chante un poème du cycle d’Ulster. « Il hache les boucliers, il disperse les javelots, il blesse les corps, il tue les hommes libres  ; il recherche les carnages, il y est très beau ; il anéantit les armées  ; il disperse les trésors. 0 toi qui attaques les guerriers, salut, Labraid[51] ! » On retrouve comme un écho de ces strophes farouches dans la ballade bretonne qui exalte l’omnipotence de l’Ankou. De même que les rois de Mag-Mell, l’Ankou voyage sur un char, un char qui ne rappelle guère, il est vrai, les brillantes descriptions de l’épopée gaélique, mais qui, pour grinçants que soient ses essieux, n’en répand pas moins la terreur et la dévastation sur son passage. Par tous ces traits, l’Ankou fait évidemment penser à quelque antique divinité de la mort. Il en a d’autres, par contre, qui semblent provenir d’une conception très différente. Parfois, en effet, il nous est représenté comme une espèce d’administrateur, préposé à la garde et à la surveillance des choses d’outre-tombe. « C’est lui le maire des morts », me disait un jour un paysan. Dans cette conception, chaque paroisse a son Ankou. Cet Ankou local est pris dans le commun des morts et sa charge n’est que temporaire : elle revient de droit au dernier défunt de l’année, lequel en est investi jusqu’à la fin de l’année suivante. Peut-être, comme l’a insinué Marillier[52], faut-il voir ici la survivance lointaine d’un ancien culte ancestral : l’Ankou de chaque village aurait été, aux temps reculés, le chef le plus récemment mort  ; puis, l’organisation par clans et le culte des ancêtres ayant tous deux disparu, la croyance populaire aurait attribué à n’importe quel mort, pourvu qu’il fût le plus récent, les prérogatives du chef jadis adoré.

Quoi qu’il en soit de la valeur ou de l’inanité de ces conjectures, ce qu’on ne saurait nier, c’est que la religion de la mort, si chère à la conscience celtique, a conservé des racines singulièrement vivaces et profondes dans l’âme du peuple breton. Si elle n’est pas toute sa religion, comme on serait presque tenté de le soutenir, du moins en est-elle la trame la plus résistante et le fond le plus permanent. Le christianisme n’a pu que consacrer ce qu’il était impuissant à détruire. Et ainsi s’est perpétué jusqu’à nos jours l’anachronisme d’une race ne vivant que de ses morts et avec ses morts, goûtant leur commerce tout en le redoutant, et faisant d’eux, de leurs gestes, de leurs démarches, de leurs joies ou de leurs tristesses, de leurs regrets ou de leurs désirs, je ne dis pas seulement sa pensée constante, mais son entretien éternel.


VI


Entrez sous le premier chaume venu, par une de ces soirées d’hiver qui, créant au Breton des loisirs forcés, l’arrachent à sa taciturnité habituelle et lui fournissent l’occasion d’épancher le trop-plein de ses rêves. La famille, à qui se sont jointes quelques personnes du voisinage est rassemblée dans la pièce principale — souvent la pièce unique — servant à la fois de cuisine, de salle à manger et même de dortoir, comme en témoignent les grands lits-clos à devants de chêne sculpté, qui se font face de chaque côté de l’âtre et auxquels est adossé, en guise de marchepied, un long coffre de bois, destiné aussi à tenir lieu de siège, le banc-tossel. Les hommes prennent place sur ces bancs ou dans les fauteuils primitifs — des troncs d’arbres façonnés à coups de hache — qui occupent à demeure les deux encoignures profondes du vaste foyer. D’aucuns éfibrent du chanvre, d’autres tressent des cordonnets de paille pour les paniers ou pour les ruches, la plupart se délectent à fumer en paix de minuscules pipes de terre noire qui pendent à leurs lèvres, le fourneau renversé. Un peu à l’écart du groupe masculin s’installe la partie féminine de l’assistance. Ainsi le veut l’étiquette bretonne : le haut-bout de la maison appartient, de par l’antique préjugé social, au sexe fort  ; le bas-bout est le lot des femmes. Celles-ci tricotent, filent, cardent. Au ronronnement monotone des rouets se mêlent le cliquetis léger des aiguilles et le rude grincement des peignes. Dans l’âtre, le feu flambe d’un éclat vif ou brûle d’une douce clarté, selon qu’il est d’ajonc sec ou de mottes. Une mince chandelle de résine fixée à une pince de fer complète le décor : la lumière inégale qu’elle projette n’a guère d’autre effet que de balancer les masses d’ombre à son vacillement fumeux.

Maintenant, écoutez la conversation. Tout d’abord, elle ne roule que sur les menus faits de la journée. Les hommes parlent de leurs travaux : on a ensemencé tel champ, défoncé telle friche, empierré tel chemin. Les femmes échangent les commentaires les plus divers sur la quantité de lait donnée par les vaches, sur le sermon entendu le dimanche d’avant, à la grand’messe, sur le cours du beurre au marché, sur la petite chronique scandaleuse du village et le dernier racontar local. Ce sont des sujets vite épuisés. Quelqu’un dit : « Hé, les filles ! si vous chantiez un sône !... » Ou bien c’est une « histoire » que l’on souhaite d’ouïr, une de ces innombrables histoires d’aventures et de merveilles dont Luzel a recueilli avec une conscience si admirable les types les plus importants. Au dehors, cependant, la nuit se fait plus lourde et plus compacte, et son oppression mélancolique semble gagner peu à peu les âmes elles-mêmes, à l’intérieur de l’humble logis. Les propos s’espacent : il y a de grands intervalles de silence vaguement inquiet. Qu’à ce moment une bouffée de vent ébranle la vitre, que la flamme agonisante ait un brusque sursaut, que la corde d’un rouet vienne à se rompre, ou que la nappe qui enveloppe le pain sur la table frémisse à quelque souffle d’air, c’est assez pour communiquer à tous ces hommes, à toutes ces femmes, le sentiment délicieux et poignant à la fois de la confuse présence de l’Anaon. Et, comme à un signal attendu, les voilà partis sur le chapitre, l’inévitable, le passionnant chapitre de la mort et des morts. Plus n’est besoin désormais de stimuler les mémoires ni les langues. Les propos se croisent, les récits succèdent aux récits, et avec quelle ferveur pénétrante ! avec quelle religieuse gravité !

Parmi les gens assemblés là, il n’en est pas un, depuis l’aïeul quasi-centenaire jusqu’au plus petit pâtre, qui n’ait eu quelque mystérieuse révélation des êtres ou des choses d’outre-tombe. Et cela n’a rien d’étonnant, si l’on songe qu’ils en sont encore à cet état d’esprit où l’événement le plus simple de la vie courante veut être expliqué par des raisons d’ordre surnaturel. La plupart de ces « légendes de la mort » ne sont, en effet, que des incidents réels, voire banals, qu’une imagination prévenue a interprétés dans le sens de ses désirs ou de ses craintes. Un paysan breton s’est-il laissé surprendre aux champs par le crépuscule ? Il se hâte vers sa demeure, déjà troublé à l’idée de quelque funèbre rencontre possible. En avant de lui, cependant, chemine un de ses pareils. A priori, il décide qu’étant donné l’heure tardive ce ne peut être un vivant, et il ralentit sa marche pour n’avoir point à le dépasser. Mais, tout en se tenant à distance respectueuse, il ne le quitte pas du regard. Et voici qu’à la taille, à l’allure, aux vêtements, il croit reconnaître tel de ses voisins qu’il enterra l’autre jour. Il croit ? non. C’est chez lui une conviction immédiate, une certitude absolue. Aussi, dès que le fantôme a disparu (entendez : dès que le passant a tourné dans un sentier de traverse), lui, le paysan, il prend sa course, arrive chez lui hors d’haleine et, aux questions de sa femme, de ses enfants épouvantés, répond qu’il vient de faire route avec leur voisin mort. La légende est créée. Le lendemain, on la colporte de seuil en seuil dans tout le village, non sans l’agrémenter de détails nouveaux. L’hiver d’après, elle est au répertoire des veillées, qui lui impose une sorte de consécration définitive, en la dramatisant.

Les Bretons excellent, en effet, dans ce genre de récits. Comme il n’y a pas de sujet qui les captive davantage, il n’y en a pas non plus où ils déploient des ressources plus riches et plus variées. Ils y mettent, semble-t-il, le tout d’eux-mêmes. Et ce tout n’est pas rien, s’il est exact que peu de races ont eu une manière plus originale de sentir et de penser. « Comparée à l’imagination classique, dit Renan, l’imagination celtique est vraiment l’infini comparé au fini[53]. » Le certain, c’est qu’on ne saurait vivre longtemps avec le peuple breton, sans être frappé de ce qu’il a dans l’âme de fin, de rare, et parfois d’exquis. Ses chants, du reste, sont là pour en témoigner. Une poésie d’essence peu commune s’y révèle, délicatement nuancée dans les Soniou, pleine d’accent et de sobre énergie dans les Gwerziou. Et ce qui n’est pas moins remarquable, c’est l’art inconscient et tout spontané avec lequel ce peuple sans culture s’entend à traduire ses émotions et ses rêves. Comme il est né poète, il est né conteur. Il a le sens instinctif de la composition ; il a surtout le don inné du mouvement, du pittoresque, de la couleur. Ainsi s’expliquent la forme et le ton, en quelque sorte littéraires, de ces légendes. Ce sont autant de petits drames que souvent le conteur a vécus lui-même, qui le touchent, en tout cas, au plus vif de son être, et auxquels il imprime dès lors le timbre et, si j’ose dire, le frisson de sa personnalité. Par là ces récits funèbres se distinguent des contes mythologiques. Le conte est impersonnel  ; il vient de loin  ; il a traversé les espaces et les durées  ; il parle de pays étranges, de héros fictifs, d’aventures extraordinaires dont on se divertit sans trop y croire ; on se le répète d’âge en âge, sans en changer la substance ni même les termes, un peu comme une leçon : il a quelque chose d’absolu et de définitif. La légende, au contraire, est un produit local : on l’a vue germer, croître, s’épanouir. Elle est perpétuellement en voie de formation et de transformation : elle est vivante. Les acteurs qu’elle met en scène, chacun les connaît ou les a connus. Ce sont des gens du canton, de la paroisse, ce sont vos proches, c’est vous-mêmes. Ce qui leur arrive peut arriver à n’importe qui, et dans les mêmes circonstances, et dans les mêmes lieux. Car le cadre aussi est réel : vous l’avez sous les yeux, à votre porte. C’est le chemin creux où vous avez passé cinquante fois, c’est la lande dont vous voyez d’ici moutonner les ajoncs, c’est le cimetière enfoui là-bas sous la sombre verdure des grands ifs, c’est la mer, cet autre cimetière sans épitaphes et sans croix, que si lamentablement vous entendez gémir. Pour atteindre à une espèce de grandeur tragique, le conteur de légendes n’a donc qu’à se livrer en toute simplicité d’âme aux fortes impressions qu’il a le premier reçues des choses qu’il raconte : sans le vouloir et sans le savoir, il crée de la beauté.

J’ai tâché qu’un peu de l’âpre saveur de ces récits demeurât sensible dans les versions que j’en donne. Je ne me flatte point d’y être parvenu. Du moins me suis-je appliqué, même au risque de paraître incorrect et barbare, à serrer d’aussi près qu’il m’était possible le texte breton. Car c’est en breton que presque tous ces documents ont d’abord été rédigés, et, sauf quelques indications de rites ou de croyances dues à l’entremise dé correspondants sûrs[54], ils ont tous été recueillis par moi, directement, sous la dictée des conteuses ou des conteurs. Pendant près de quinze années consécutives, je n’ai guère cessé, je puis le dire, de solliciter la mémoire populaire, parcourant à ce dessein toute la Bretagne, le Morbihan seul mis à part dont les dialectes m’étaient moins familiers. Des autres régions armoricaines, Goélo, Trégor, Léon, Haute et Basse Cornouailles, il n’y en a pas une où je n’aie promené mes recherches. Et, si je ne le laisse point ignorer, c’est sans doute pour que l’on soit renseigné sur la provenance multiple de ces légendes, mais c’est aussi parce que j’ai conservé de ces pérégrinations un souvenir dont le temps n’a point affaibli la douceur. Je revois les scènes et les visages : c’est tantôt un intérieur de sabotiers, dans l’Argoat, avec l’âtre primitif au centre de la hutte et, dans le trou du toit, un pan de ciel nocturne où les astres brillaient  ; — tantôt la chambre de veille, au phare de l’île de Sein, le gardien de service assis à son banc de quart et les réflecteurs de la lanterne balayant de leurs feux paisibles la mer démontée  ; — tantôt la misérable auberge de Corn-Cam, perdue dans les funèbres solitudes du Ménez-Mikêl, gîte précaire de rouliers en détresse qui, faute de lits, s’allongeaient sur le sol de terre battue pour dormir  ; — tantôt... Mais je n’en finirais pas d’évoquer les hospitalités peu banales qu’il me fut souvent donné de connaître. D’aucune d’elles je ne m’en allais les mains vides. Que les humbles qui m’y firent accueil trouvent ici l’expression de ma gratitude ! Nombre d’entre eux savent maintenant de science certaine ce qu’il y a de vrai dans ces fictions de la mort dont nous devisâmes ensemble, dans nos rencontres passées. Quelques parcelles de leur pensée resteront du moins mêlées à ce livre qui est un peu comme leur testament.

Si j’ai fait en sorte d’étendre mes investigations à toutes les contrées bretonnes dont les parlers m’étaient accessibles, il y a cependant des cantons où j’ai plus particulièrement séjourné et qui m’ont fourni la contribution la plus importante. Car il en est de la mémoire de nos paysans comme des bahuts qui ornent leurs fermes : elle est comble de choses, mais lente à s’ouvrir. Ce n’est que par une série de pesées régulières, en quelque sorte, que l’on arrive à forcer ses secrets et à lui arracher bribe à bribe ce qu’elle contient. Ce travail de patience veut des jours et des mois. Un des points de la Bretagne où j’ai pu le pratiquer avec le plus de fruit est le Port-Blanc, comme on aura l’occasion d’en juger par la fréquence avec laquelle ce nom revient aux pages de ces deux volumes. Pour donner une idée de la méthode que j’ai suivie, je ne saurais mieux faire, je crois, que de montrer comment je procédai dans ce milieu restreint.

Le Port-Blanc est un petit hameau marin dépendant de la commune de Penvénan, à quelque dix kilomètres de Tréguier, sur la Manche. Comme la station gauloise dont parle Procope, il est habité par une population de pêcheurs qui vivent autant de la culture de leurs champs que du produit de leurs barques. Ils en vivent, du reste, assez mal, le sol étant plutôt avare et la côte médiocrement poissonneuse. Aussi beaucoup s’embauchent-ils, à l’issue de l’hiver, pour la dure pêche polaire dans les mers d’Islande : ils n’en reviennent guère plus riches, hélas !... quand ils en reviennent. D’autres vont se louer à Jersey, pour la récolte des pommes de terre. Ceux qui répugnent à s’expatrier se créent des industries supplémentaires afin d’ajouter à leur maigre gain. Ils taillent de la pierre, par exemple, dans les vastes éboulis de roches dont ces parages sont semés ; ou bien ils s’emploient à la cueillette d’une espèce recherchée de varech qu’ils vendent aux pharmaciens  ; ou encore ils ramassent le goémon, le fanent, le brûlent pour en faire de la soude, Mais surtout ils quêtent les épaves le long des grèves, à la marée de nuit, quand les douaniers de guet sont hors d’état de les surprendre. En dépit de ces « mille métiers », comme ils disent, leur sort est précaire. Ils ne s’en plaignent pourtant pas. Ils ont dans le sang le bel optimisme de leur race. Chez ceux que la terrible plaie bretonne, l’alcool, n’a point abrutis, la physionomie est gaie, ouverte, avenante. Il n’est pas de réalité douloureuse dont ils ne se consolent par des rêves. Ils aiment les chimères. Dans leurs chaumières basses, devant les maigres feux de brande, ils se récitent ou se font lire des scènes extraites d’anciens romans de chevalerie accommodés en drames naïfs. Ils chantent volontiers et, lorsqu’ils se sentent en confiance, se plaisent aux longues causeries.

Le meilleur de mon adolescence s’est écoulé parmi eux. Plus tard, j’ai contracté l’habitude, qui m’est chère, de passer mes vacances au Port-Blanc. Ma maisonnette d’été voisine avec leurs logis. Me connaissant de vieille date, ils me traitent comme un des leurs. Lorsque j’entrepris d’explorer le champ des légendes funèbres de la Bretagne — le seul que mon regretté maître, M. Luzel, eût laissé à peu près intact — la région du Port-Blanc fut une de celles où je poussai les premières pointes. Tout d’abord, je dois l’avouer, les résultats furent pauvres. Les gens, interrogés séparément, ne savaient rien ou ne voulaient rien livrer. « Nous verrons, me disaient-ils, nous réfléchirons. Il faut du temps pour se rappeler. » Dans l’été de 1891, je pris le parti de les réunir chez moi. Je les invitai par groupes à venir « causer », le samedi soir, la semaine finie. Au début, ils se montrèrent hésitants. Puis la cordialité, la simplicité de l’accueil les ayant mis à l’aise, les premiers qui s’étaient risqués en amenèrent d’autres. Bientôt ce fut à qui s’empresserait. Pour qu’ils se sentissent moins dépaysés, nos assises se tenaient dans la cuisine. Chacun s’installait où il trouvait place. Ma femme servait du cidre aux hommes, du café aux commères. Il y avait une large provision de tabac en poudre pour les priseuses, et les fumeurs non plus n’étaient pas oubliés, ni davantage les chiqueurs. Ponctuellement, sur le coup de huit heures, huit heures et demie, nous entendions dans les petits chemins caillouteux du village retentir le bruit de sabots qui nous annonçait nos hôtes. Ils entraient, saluaient dès le seuil la « maisonnée » avec une politesse sans humilité qui est de tradition dans la race, et la veillée estivale commençait, toutes fenêtres ouvertes sur la mer et sur la nuit.

J’eus cependant à vaincre encore plus d’une résistance pour entraîner les conversations sur le terrain souhaité. On se demandait quel genre d’intérêt je portais à ces croyances et si mes questions n’étaient pas inspirées par une curiosité impie. « Ce n’est pas au moins pour tourner en dérision nos histoires, monsieur ? Les morts n’aiment pas la plaisanterie et nous ne nous soucions pas d’attirer leur courroux ! » Je dus faire appel à toute la force de persuasion dont j’étais capable pour rassurer leurs scrupules. Ma prétention de consigner par écrit les légendes qui m’étaient contées engendra de nouvelles craintes dans l’esprit timoré des femmes. Lorsque je voulus prendre la plume, je vis leurs fronts se rembrunir et leurs lèvres se pincer. Elles avaient peur qu’il n’y eût là quelque sacrilège. Plusieurs hochèrent la tête, en murmurant : « Si les prêtres le savent, ils nous refuseront nos Pâques. » Heureusement que les hommes, en ce pays trégorrois, sont de tempérament assez frondeur. Leurs moqueries triomphèrent des appréhensions, d’ailleurs injustifiées, de leurs compagnes, et j’eus enfin cause gagnée.

Ce furent de mémorables soirées auxquelles je ne repense jamais sans un vif sentiment de plaisir. Tandis que je feuilletais ces âmes primitives, il me semblait communier avec le génie profond de leur race. Pour mettre en train mon monde, c’était, à l’ordinaire, moi qui donnais le branle. J’entamais le récit de quelque épisode recueilli en d’autres régions. Et, dans le rond de clarté de la lampe, je voyais soudain toutes les têtes se pencher, les physionomies s’animer, les traits se tendre. Tout en parlant, j’assistais au travail de résurrection que chacune de mes phrases provoquait dans ces obscurs cerveaux peuplés de vastes souvenirs. Il était rare qu’on me laissât terminer sans m’interrompre. Nann, n’ê ket ével-sé ! (Non, ce n’est pas comme cela), s’écriait quelqu’un ; aman vé laret a fesson all (ici, l’on conte la chose de façon différente). On devine avec quelle hâte je lui passais la parole et, de conteur, me faisais scribe. Je n’avais plus qu’à crisper mes doigts sur la plume, dorénavant. Une émulation contagieuse enfiévrait peu à peu l’assemblée. De tous les coins de la pièce, des voix s’élevaient, réclamant leur tour. J’étais souvent obligé de contenir les impatiences et de modérer les ardeurs. Mais, sitôt que j’avais dit : « à vous, un tel », le silence se rétablissait instantanément  ; les corps se figeaient en une immobilité hiératique, le buste incliné, les mains aux genoux ; on entendait, à la lettre, voleter au-dessus de la lampe les papillons de nuit que sa lumière fascinait. Et quelle pâleur subite sur toutes les faces, quand, aux endroits pathétiques, le narrateur baissait involontairement le ton, en ralentissant son débit, comme épouvanté lui-même des mystères qu’il allait révéler !

Deux ou trois des habitués de ces réunions étaient vraiment des conteurs émérites. La grandiloquence de Laur Mainguy, par exemple, n’avait d’égale que la verve rude et sobre de Jean-Marie Toulouzan. L’un est un vieux tailleur de pierres, à demi-aveugle  ; l’autre, un ancien pêcheur d’Islande, retraité de la mer. Tous deux maniaient leur langue avec une admirable maîtrise. Les conteuses, toutefois, étaient peut-être encore supérieures aux conteurs les plus distingués. Il y en avait, comme Jeanne-Marie Bénard, comme Catherine Carvennec, qui conduisaient leurs « histoires » avec une expérience de feuilletonistes professionnels. Mais les « reines » de ces veillées étaient, de l’avis commun, Lise Bellec et Marie Cinthe Toulouzan, deux vieilles filles, sœurs par le talent, mais aussi dissemblables que possible d’aspect et de manières. Lise Bellec est couturière à la journée. C’est une petite femme rondelette, potelée, avec de fines extrémités d’aristocrate, des gestes sages, quasi précieux, et une douce figure de nonne. Sa causerie est charmante de gravité et d’onction. Elle s’exprime avec une aisance tranquille, sans une incertitude, sans une retouche, d’une voix toujours cristalline, souple néanmoins et harmonieusement nuancée. Vous diriez d’une flûte qui module. Elle se plaçait en général à mes côtés, sur une chaise basse, et, pendant que j’écrivais sous sa dictée, suivait des yeux le mouvement de ma main, s’arrêtant pour me permettre de la rattraper, dès qu’elle me sentait en retard. Bref, l’idéal de la conteuse. Marie-Cinthe, elle, est fruste, avec des traits sommaires, une peau rugueuse comme une écorce, et des prunelles vert d’eau, d’un éclat phosphorescent. Maigre, nerveuse, toujours en action, elle apportait dans ses récits une fougue extraordinaire : elle les mimait, les jouait, les vivait, avec une intensité presque farouche ; elle s’hallucinait de ses propres paroles. Il se dégageait de cette étrange vieille une sorte d’électricité qui, à de certains moments, nous faisait frissonner tous. Elle avait des silences éloquents, des silences tragiques. Elle intéressait au drame les choses mêmes qui nous entouraient, l’immense paysage de ténèbres du dehors. « Tenez !... Écoutez le vent !... Écoutez la mer !... » C’était d’une solennité impressionnante et sinistre.

Si la tâche de collecteur de légendes a souvent ses déboires, elle a aussi ses pures satisfactions et son charme. Je ne l’ai jamais mieux éprouvé que durant ces veillées de Port-Blanc, parmi ces fantastiques concerts de songes que semblait accompagner en sourdine la plainte infinie des vagues dans l’insondable de la nuit.


VII


Il va sans dire que je ne prétends point avoir donné dans ce livre, même après les additions considérables[55] que j’y ai faites, la somme des traditions bretonnes relatives à la mort. J’apporte simplement ma gerbe de moissonneur consciencieux, persuadé, tout le premier, qu’il en reste bien d’autres à faucher pour ceux qui repasseront sur mes traces. La mémoire des Bretons est inépuisable. Plus on l’explore, plus on désespère d’en toucher le fond. Je l’ai trop pratiquée pour ne savoir pas à quel point elle est la terre de l’imprévu, indéfiniment féconde en surprises. Mais surtout je n’oublie pas que la légende est, chez ee peuple, à l’état de création continue. Au moment même qu’on la fixe sous une de ses formes, elle est en train de s’épanouir en des formes nouvelles. Chaque âge, chaque génération, chaque tempérament la retravaille et la repétrit, lui imprime un autre caractère en lui insufflant une autre âme. Vivante, elle évolue sans cesse, selon la loi de tout organisme vivant.

Car elles vivent, ces légendes, elles vivent dans le cœur des Bretons d’aujourd’hui presque aussi intensément qu’elles vécurent dans le cœur de leurs plus lointains ancêtres. N’est-ce pas Marinier qui, naguère, écrivait à ce propos[56] : « Les croyances qui ont donné naissance à ces récits, où les acteurs principaux sont les âmes des morts, sont des croyances encore actives et fécondes ?... » Hélas ! il ne pensait pas si bien dire, le malheureux ! Sans elles, sans leur tyrannique empire sur des esprits terrifiés, il est probable qu’il n’eût point péri, ni peut-être plus d’un de ceux qui le précédèrent dans le trépas. Lorsque, après l’engloutissement de la barque qui le portait, lui et les autres, le courant l’eût déposé sur le récif auquel il dut de ne disparaître pas noyé, ce fut en vain qu’il emplit l’étroit estuaire marin du cri forcené de sa détresse. La côte était cependant assez rapprochée pour qu’il pût distinguer non-seulement le profil des maisons, mais jusqu’aux ombres des gens dans le cadre des vitres encore éclairées. A tout instant, il se disait : « On va venir ». Point. Les lumières du rivage s’éteignirent l’une après l’autre et personne ne bougea. Il cria toute la nuit : toute la nuit, on le laissa crier. Ce n’est qu’à l’aube — à l’aube, remarquez bien — qu’on se décida enfin à recueillir cette épave humaine que la mer avait épargnée et qu’un secours moins tardif nous eût sans doute permis de conserver à la vie, à la science, à toutes les nobles choses qu’il aima. Et pourquoi le secours ne vint-il que lorsqu’il ne pouvait plus servir qu’à prolonger la plus atroce des agonies physiques et morales ? Une femme de pêcheur à qui j’en faisais tristement reproche me répondit en baissant la tête : « Oh ! nous entendions bien les appels : ils déchiraient assez la nuit ! Mais, à cause de cela même, nous croyions que c’étaient les Ames de l’Enfer de Plougrescant qui hurlaient. »

Notez qu’il n’y a pas de marins plus intrépides que les habitants de cette côte. Ils se font un jeu quotidien de mépriser la mort. Mais ils ont des morts une peur irraisonnée, une peur sauvage capable de tout abolir en eux, même le plus élémentaire sentiment d’humanité. Dieu me garde de le leur imputer à crime! Ce n’est point leur faute s’ils n’ont pas encore répudié l’antique héritage d’une race sur qui pèse si lourdement le joug des superstitions primitives, oppressa gravi sub relligione[57]. Puissent du moins les bienfaits de l’instruction moderne libérer les cerveaux de leurs fils de ces fantômes d’un autre temps ! Puisse la Légende de la Mort n’être bientôt plus pour les Bretons qu’un souvenir, embaumé par l’un d’eux aux pages de ce livre, comme dans un linceul !

A. Le Braz._____

____Rennes, 19 mai 1902.



Nota bene. — Relativement aux notes qui accompagnent le texte de cet ouvrage, un avertissement est nécessaire. Parmi ces notes, quelques-unes sont de moi. Ce sont celles qui ont pour objet d’éclairer ou de compléter, soit par des observations personnelles, soit par des renseignements de topographie ou d’ethnographie, soit encore par des variantes abrégées, les récits des conteurs. Toutes les autres sont de M. Dottin et donnent à cette édition son véritable caractère par les comparaisons qu’elles établissent, d’une part, avec les légendes de la Bretagne armoricaine, publiées antérieurement à cette édition  ; d’autre part, avec les croyances analogues des Irlandais, des Écossais, des habitants de l’Ile de Man, du Pays de Galles et de la Cornouaille anglaise.

Pour ne pas étendre outre mesure ces notes, M. Dottin a dû se résoudre à éliminer les nombreuses références au folklore de la Haute-Bretagne que contenait la première édition. Les traditions de la Bretagne de langue française ou, comme on dit, du pays gallo, ne sont pas nécessairement d’origine celtique. Les rapports de cette partie de la province avec les provinces limitrophes de la Normandie et du Maine sont étroits et nombreux. Historiquement, on a sans cesse occasion de les constater, linguistiquement aussi. Nul doute que cette intimité de commerce, favorisée par la parenté des dialectes, n’ait eu fréquemment pour résultat des échanges de coutumes et de contes. Il convient cependant de remarquer qu’en fait il n’y a guère de tradition relative à la mort qui ne soit commune aux deux Bretagnes. Si l’on dépouille à ce point de vue le folklore gallo que MM. Decombe, Orain, et surtout M. Paul Sébillot[58] ont exploré depuis plus de vingt années avec autant de persévérance que de succès, on s’aperçoit vite que non-seulement il offre quantité de ressemblances avec le folklore breton, mais encore qu’il lui est le plus souvent identique. Alors, objectera-t-on, pourquoi l’avoir exclu ? C’est d’abord, nous l’avons dit, parce qu’il fallait se borner. C’est ensuite parce qu’à tout prendre l’identité que nous signalons est beaucoup moins intéressante en soi que la confrontation, même lacunaire, entre les croyances des Bretons armoricains et celles de leurs congénères des autres pays. Ce travail aidera du moins la pensée du lecteur à reconstituer, dans la mesure où de telles reconstitutions sont valables, le patrimoine d’idées commun, sinon propre, à tous les peuples celtiques.

Comme nous venons de le laisser entendre, il n’est pas sans présenter des lacunes. Si les références bibliographiques aux documents publiés jusqu’à ce jour sur la Basse-Bretagne sont, autant que possible, complètes, il n’en est probablement pas de même des comparaisons avec les croyances analogues chez les Gaëls, les Kymry et les Cornouaillais d’outre-mer. Sur un grand nombre de points, on a été obligé de circonscrire la tâche, soit que les renseignements précis fissent défaut ou ne fussent pas suffisamment accessibles, soit, au contraire, que l’abondance des exemples risquât de grossir indéfiniment le commentaire sans ajouter à son intérêt. On a pris soin, en revanche, de relever les différences au même titre que les ressemblances. Les premières ne sont pas moins instructives que les secondes. Puis, de ce que telles superstitions, tels usages, cités par M. Dottin, ne paraissent pas se rencontrer en Bretagne, il serait prématuré de conclure qu’ils n’y existent pas en réalité. Réservons l’avenir. Là où ni mes devanciers, ni moi, nous n’avons rien découvert de pareil, les enquêteurs futurs seront peut-être plus heureux. Et il reste, en tout cas, que les matériaux rassemblés ici sont assez variés, comme assez nombreux, pour donner une idée à peu près nette de l’ensemble des conceptions celtiques relatives à la mort.

Dans les notes, les titres des ouvrages sont souvent indiqués en abrégé. La bibliographie détaillée, placée ci-après, reproduit les titres complets, ainsi que les dates et les lieux de publication. L’index qui termine l’ouvrage, et qui est aussi l’œuvre de M. Dottin, a reçu tous les développements qu’il pouvait comporter. Il ne comprend pas seulement tous les faits surnaturels relevés dans la Légende de la Mort, mais encore les détails de mœurs et de coutumes les plus caractéristiques. On y a fait entrer de même les noms des conteurs et des auteurs cités, ainsi que les désignations de lieux. Seuls ont été omis les noms des personnages qui figurent dans les récits, pour la bonne raison que la plupart ne sont pas authentiques. J’ai dû, en effet, pour éviter des froissements légitimes, remplacer le plus souvent les noms réels par des noms supposés, lorsque les conteurs eux-mêmes ne se chargeaient pas de ce soin. Et maintenant, que ce livre suive ses destins ! Quels qu’ils doivent être, nous avons le sentiment d’avoir fait de notre mieux.


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INDEX DES LIVRES CITÉS
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Annales de Bretagne, publiées par la Faculté des Lettres de Rennes (depuis 1886). Rennes, in-8o.

Annuaire des traditions populaires. Paris, 1887-1888.

Cours de littérature celtique, par H. d’Arbois De Jubainville, t. V, L’épopée celtique en Irlande. Paris, 1892, Xliv-536 p.

Traditions and hearthside stories of West Cornwall, by W. Bottrell, 2d series. Penzance, 1873, in-8o, 298 p.

Bulletin de la Société archéologique du Finistère, Quimper, depuis 1873.

Voyage dans le Finistère, par Cambry. Paris, an VII, 3 vol. in-8o.

Popular tales of the West Highlands orally collected with a translation, by J. F. Campbell. Edinburgh, 1860-1862, 4 vol. in-12.

Superstitions of the Highlands and islands of Scotland, collected entirely from oral sources by J. Gregorson CampBell. Glasgow, 1900, in-8o, xx-318 p.

Fairy legends and traditions of the South of Ireland, by T. Crofton Croker (lst edition 1825), a new and complète edition by T. Wright. London, in-8o, 352 p.

Taies of the fairies and of the ghost-world, collected from oral tradition in South-west Munster by J. Curtin. London, 1895, in-8o, XII-I98 p.

Peasant lore from Gaelic Ireland, collected by Daniel Deeney. London, 1900, in-8o, XI-80 p.

Contes et légendes d’Irlande, traduits du gaélique par G. Dottin. Le Havre, édition de La Province, 1901, in-8o, 218 p.

Contes irlandais, traduits du gaélique par G. Dottin. Rennes, Plihon et Hervé, 1901, in-8o, VI-276 p. Les mêmes contes, accompagnés du texte irlandais, ont été publiés dans les Annales de Bretagne, t. X-XVII et chez D. Hyde, An Sgéaluidhe Gaedhealach. London. Ils ont été recueillis en Connaught par D. Hyde.

Folklore, a quaterly Review of myth, tradition, institution and custom. London, depuis 1890.

The Folklore Journal. London, 1883-1889, 7 vol. in-8o.

The Folklore Record. The Folklore Society, 1878-1882, 5 vol. in-8o.

Antiquités de la Bretagne, par M. le chevalier de FréMinville. Finistère. Brest, Lefournier, 1832, in-8o, 334 p.

Notes on the folklore of the North-East of Scotland, by W. Gregor. London, 1881, in-8o, XII-238 p.

Guionvac’h. Etudes sur la Bretagne, par L. Kérardven (L. Dufilhol), 2e éd. Paris, 1835, in-8o, 387 p.

Legendary Fictions of the Irish Celts, collected and narrated by Patrick Kennedy (1st edition 1866). London, 1891, in-8o, XVI-312 p.

The Fireside Stories of Ireland, by P. Kennedy. Dublin, 1870, in-8o XII-174 p.

West-Irish folktales and romances, collected and translated by W. Larminie. London, 1898, in-8o, XXVIII-258 p.

Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, par F. M. Luzel. Paris, 1881, 2 in-8, XI-363, 379 p.

Veillées bretonnes, mœurs, chants, contes et récits populaires des Bretons-Armoricains, par F. M. Luzel. Morlaix, Paris, H. Champion, 1879, in-16, 292 p.

Irish wonders, the ghosts, giants, pookas, démons, leprechawns, banshees, fairies, witches, widows, old maids, and other marvels of the Emerald isle, popular taies as told by the people, by D. R. Mac Anally. London, 1888, in-8o, xv-218 p.

Essai sur les antiquités du département du Morbihan, par J. Mahé. Vannes, 1825, in-8o, iv-500 p.

Mélusine, recueil de mythologie, littérature populaire, traditions et usages, dirigé par H. Gaidoz. Paris, 1877-1902, in-4o.

Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, Saint-Brieuc, depuis 1865.

Studies on the legend of the holy Grail, with especial reference to the hypothesis of its Celtic origin, by A. Nutt. London, 1888, xvi-281 p.

Beside the fire, a collection of Irish Gaelic folkstories, edited, translated and annotated by Douglas Hyde, with additional notes by Alfred Nutt. London, 1890, in-8o, LVIII-203 p.

Revue des traditions populaires, recueil mensuel de mythologie, littérature orale, ethnographie traditionnelle et art populaire, dirigé par P. Sébillot. Paris, depuis 1885.

Revue celtique, publiée par H. Gaidoz, 1870-1885 ; par H. d’Arbois De Jubainville, depuis 1885. Paris, in-8o.

Celtic folklore, Welsh and Manx, by John Rhys. Oxford, 1901, in-8», Xlviii-718 p.

Le Finistère en 1836, par Emile Souvestre. Brest, Come, 1838, in-4o, IV-256 p.

Les derniers Bretons, par Emile Souvestre. Paris, 1858 (1re édition, 1835-1837).

Voyage en Basse-Bretagne, par Vérusmor (Alexis Géhin), avec annotations complémentaires par B. Jollivet. Guingamp (1855), in-8», 348 p.

Ancient legends, mystic charms and superstitions of Ireland, with sketches of the Irish past, by lady Wilde. London, 1888, in-8o, XII-347 p.



  1. Paris, Champion, 1893.
  2. Contes et légendes d’Irlande, préface, p. 1-2. Le Havre, 1901.
  3. Essais de morale et de critique (Paris, 1860), p. 451.
  4. « Galli se omnes ab Dite patre prognatos praedicant, idque a druidibus proditum dicunt. » De Bello Gallico, VI, 18. D’après une très ingénieuse étymologiede M. J. Loth, le vieux breton walatr (qui ne se trouve plus qu’en composition dans certains noms propres, comme saint Branwalatr, dont on a fait saint Brelade) serait identique au scandinave Valfaδir, épithète fréquemment appliquée au dieu Odin. De même que Valfaδir remonte à un vieux-germanique valu-fader, de même walatr remonterait à un vieux-celtique valu-(p)atir. Valu- désignant, selon l’opinion généralement admise, « la collectivité de ceux qui ont succombé sur le champ de bataille », Valfaδir signifie proprement « Père des guerriers morts ». Si donc l’hypothèse de M. Loth est exacte, il s’ensuivrait que Walatr a le même sens et que, chez les Bretons comme chez les Germains, il a existé un personnage mythologique, un dieu « père des guerriers morts », ce qui viendrait confirmer le témoignage de César (Cf. Revue celtique, t. XV, p. 224-227).
  5. De Bello Galiico, VI, 18.
  6. Ibid., VI, 19.
  7. « Imprimis hoc volunt persuadere,non interire animas, sed ab aliis post mortem transire adalios. » Ibid., VI, 14.
  8. Encyclopédie des sciences religieuses, t. V, p. 437-438.
  9. De Bello Gallico, VI, 19.
  10. « Olim negotiorum ratio etiam et exactio crediti deferebatur ad inferos. » Pomponius Mela, De situ orbis, III, 2.
  11. « Unum ex eis quae praecipiunt in vulgus effluxisse videlicet, ut forent ad bella meliores aeternas esse animas vitamque alteram ad manes. » De situ orbis, III, 2.
  12. Pharsale, I, 449-453.
  13. Ethnogénie gauloise, t. III, p. 187.
  14. Cf. Ibid.,p. 184.
  15. Revue celtique, t. XXII, p. 447-457.
  16. Nicolas de Damas, fragm. 104 (Fragmenta historicorum graecorum, t. III, p. 457).
  17. De Bello Gothico, IV, 20. Tzetzès reproduit ce passage avec des variantes insignifiantes (ad op. 169, chez Dübner, Plutarch i fragmenta et spuria, p. 20-21).
  18. H. d’Arbois de Jubainville, L’épopée celtique en Irlande, p. 389.
  19. Voir l’index de L’épopée celtique en Irlande, et surtout les pages 199-200.
  20. C’est le sujet de l’épopée intitulée Serglige Conculaind (H. d’Arbois de Jubainville, L’épopée celtique en Irlande, p. 174-216).
  21. Par exemple dans l’Echtra Condla (H. d’Arbois de Jubainville, L’épopée celtique en Irlande, p. 385-390).
  22. Voir sur cette question le remarquable ouvrage de A. Nutt, The happy other worldand the Celtic doctrine of rebirth. London, 1897.
  23. Le cycle mythologique irlandais et la mythologie celtique. Paris, 1884.
  24. Le principal texte sur les Tùatha Dê Danann est le Cath Maige Turedh, Bataille de Moytura, traduit par H. d’Arbois de Jubainville, L’épopée celtique en Irlande, p. 393-448.
  25. A. Nutt, The celtic doctrine of rebirth, p. 234. H. d’Arbois de Jubainville, Le cycle mythologique irlandais et la mythologie celtique, p. 271-272.
  26. Publié et traduit par Kuno Meyer, Revue celtique, t. X, p. 214-227.
  27. Voir par exemple Curtin, Tales of the fairies, p. 178-179.
  28. Whitley Stokes, The destruction of Dâ Derga’s hostel (Revue celtique, t. XXII, p. 39).
  29. Rhys, Celtic folklore, p. 290.
  30. Curtin, Tales of the fairies, p. 32.
  31. Deeney, Peasant lore from Gaelic Ireland, p. 7.
  32. G. Dottin, Contes irlandais, p. 64 ; cf. Annales de Bretagne, t. IX, p. 97  ; Larminie, West-Irish folktales and romances, p. 33.
  33. G. Dottin, Contes et légendes d’Irlande, p. 18-19 ; cf. p. 27.
  34. J.-G. Campbell, Superstitions of the Highlands and islands of Scotland, p. 152.
  35. J.-G. Campbell, Superstitions of the Highlands and islands of Scotland, p. 18.
  36. Lady Wilde, Ancient legends, p. 78-80.
  37. L. L. Duncan, Further notes from county Leitrim, Folklore t. V, p. 180.
  38. The Gaelic Journal, t. V, p. 107, 124, 157, 170 ; cf. I. IV, p. 200 ; The Folklore Journal, t. IV, p. 358 ; Curtin, Tales of the fairies, p. 6-17, 23-28, 60-66, 68, 108-109, 158 ; Folklore, t. X, p. 121.
  39. J.-F. Campbell, Tales of the Highlands, t. II, p. 66.
  40. Haddori, A batch of Irish folklore, Folklore, t. IV, p. 352, cf. p. 117 ; Curtin, Tales of the fairies, p. 42  ; Cr. Croker, Fairy legends, éd. Wright, p. 36.
  41. Kennedy, The fireside stories of Ireland, p. 131.
  42. Les filé, dans l’ancienne Irlande, constituaient une classe importante de poètes et de conteurs.
  43. Cf. Th. Wright, Saint Patrick’s Purgatory. London, 1844 ; Romania, t. VI, p. 154 ; XV, 159, 629  ; Romanische Forschungen, t. VI, p. 139 ; Eckleben, Die älteste Schilderung vom Fegefeuer des heiligen Patricius, Halle, 1885.
  44. Poésies de Marie de France, publiées par B. de Roquefort, t. II, p. 411-499.
  45. Dans la pièce intitulée El purgatorio de San Patricio.
  46. Dans la pièce intitulée El mayor prodigio.
  47. Sur les manuscrits de Louis Eunius, voir Gaidoz et Sébillot, Bibliographie des traditions et de la littérature populaire de la Bretagne (Revue celtique, t. V, p. 318, 323 ; cf. t. XI, p. 413, 416).
  48. Renan, Essais de morale et de critique, p. 375-376.
  49. C’est la maison désignée sous le nom d’hôtel de la Duchesse Anne.
  50. C’est aussi sur les marches des cimetières que se placent les chanteurs ambulants, les dimanches et jours de pardon. Volontiers, du reste, ils s’inspirent du cimetière dans leurs productions sur feuilles volantes. Une de leurs chansons les plus répandues en pays trégorrois est le Cantic Var ar Berejou (cantique sur les cimetières). « Puisque j’ai un peu de loisir — dit l’auteur de cette composition — je vais faire un cantique au cimetière, afin qu’il soit plus respecté... Écoutez, mon frère, écoutez, ma sœur... Dans le cimetière sont les corps de nos pères et de nos mères, de nos frères et de nos sœurs, de nos proches et de nos amis. Ecoutez donc leur voix plaintive. Vous le pouvez, ne le refusez pas. Faites pour eux un bout de prière, pour soulager leur peine et leur angoisse... Quand vous traversez le cimetière, priez pour ceux qui sont décédés... Réfléchissez cependant que vous serez comme eux sans tarder. Alors, à votre tour, pour obtenir une prière, vous souhaiterez de voir des gens passer... Respectez la terre du cimetière : c’est par elle que vous avez passé pour (aller) recevoir le baptême, lorsque vous êtes venu en ce monde. Par elle il vous faudra passer encore, lorsque vous y serez mis comme les autres... Vous qui êtes enclins, à la boisson,... quand vous êtes ivres, vous traversez le cimetière comme des brutes sans égards,... en jurant, en proférant des paroles déshonnêtes, et cependant, après votre trépas, c’est lui qui recevra vos corps. » Le poète-paysan s’attaque ensuite aux propriétaires avares qui voudraient avoir à eux seuls toute la terre : « Non, jamais vous ne serez rassasiés de terre jusqu’à ce qu’on vous en ait rempli la bouche. Vous ne vous tiendrez pour contents que lorsque vous aurez eu votre lot dans le cimetière... Là, vous aurez de la terre sous vous, vous aurez de la terre de chaque côté, vous aurez de la terre sur vous. Vous serez enveloppé de terre, et ne verrez plus ni soleil ni lune. » Puis vient le thème de l’égalité devant la mort : « Au cimetière, il n’y a pas de primauté pour les gens de qualité. Le premier que l’on ensevelit est aussi celui qui a le pas pour entrer au cimetière. La seule différence qu’il y ait entre les lieux de sépulture est qu’une place est réservée pour enterrer les huguenots et ceux qui se sont donné la mort... Par ailleurs, il n’y a point de distinction entre les gens de peu et la noblesse. Les tombes des pauvres se reconnaissent aux tertres de terre épars dans le cimetière... Des tombes plus hautes indiquent au passant où sont enterrés les prêtres. » Relevons encore ce passage : « Notre corps ne fera qu’un avec la terre du cimetière... Quand on exhumera nos ossements, on les jettera pêle-mêle dans le cimetière ou dans le charnier, exposés à la pluie et au vent. Quelque temps après, on les ramassera de nouveau pour leur donner la sépulture définitive... jusqu’au dernier jour du monde, jusqu’au jour du Jugement, le jour d’angoisse et d’épouvante. » Ce Cantique des cimetières fait partie de la collection de chansons bretonnes sur feuilles volantes imprimée chez Le Goffic, à Lannion.
  51. H. d’Arbois de Jubainville, L’épopée celtique en Irlande, p. 185-186.
  52. La légende de la Mort en Basse-Bretagne, 1re édition, p. XLIX - LII.
  53. Essais de morale et de critique, p. 386.
  54. Les membres de l’enseignement primaire m’ont été d’un grand secours, et notamment MM. Labous, instituteur à Bénodet, Madeleneau, instituteur à Tréflez, Charles Le Bras, instituteur à Cléder, Joseph Le Bras, instituteur à Châteauneuf, puis à Pontl’Abbé. Je dois également une mention spéciale à plusieurs de mes anciens élèves du lycée de Quimper, MM. Le Corre, Barré, Créac’h, Guérin, Prigent, d’autres encore, et je ne saurais non plus omettre toutes les facilités que m’ont fournies dans ma tâche le docteur Colin, de Quimper, et mon beau-frère, le docteur Herland, de Rosporden. J’aurais voulu pouvoir nommer de même les membres du clergé qui se sont intéressés à mon enquête. Si je tais leurs noms, pour leur obéir, j’entends du moins ne pas leur taire ma reconnaissance.
  55. Ces additions sont de deux sortes : 1° des récits ; 2° des croyances et coutumes funéraires. Les récits ajoutés sont au nombre d’un peu plus de trente ; les croyances et coutumes, au nombre d’une centaine environ. Il s’en est suivi quelques remaniements dans la disposition générale de l’ouvrage. D’abord, il a fallu créer des chapitres nouveaux  ; puis, même pour les parties qui ne sont pas nouvelles, on a parfois modifié l’ordre adopté dans première édition, certains détails de mœurs et certaines légendes ayant paru mieux à leur place sous d’autres rubriques. L’index dressé à la fin du second volume permettra, du reste, au lecteur de s’orienter sans effort.
  56. La légende de la Mort en Basse-Bretagne, 1re édition, p. VII.
  57. Lucrèce, De natura rerum, I, v. 57.
  58. Des nombreuses publications de M. P. Sébillot, celles où l’on trouvera le plus de renseignements sur la légende de la mort en Haute-Bretagne sont les suivantes : Contes populaires de la Haute-Bretagne, Paris, 1880-1881 ; — Littérature orale de la Haute-Bretagne, Paris, 1881  ; — Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, Paris, 1882  ; — Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, Paris, 1886  ; — Petites légendes chrétiennes de la Haute-Bretagne, Paris, 1885. — M. P. Sébillot a bien voulu nous signaler quelques publications relatives à la légende de la mort en Basse-Bretagne et a même pris la peine de résumer des articles dont nous n’avions pu prendre connaissance. Nous tenons à lui en présenter ici tous nos remerciements. M. Decombe, qui est l’auteur d’un intéressant recueil de chansons populaires d’Ille-et-Vilaine, a publié dans Mélusine, t. III, col. 61, un article intitulé : Le Diable et la Sorcellerie en Haute-Bretagne. Parmi les ouvrages de M. A. Orain, outre un article dans Mélusine, t. III, col. 472 , sur le monde fantastique en Haute-Bretagne, il faut signaler le Folklore de l’Ille-et-Vilaine, Paris, Maisonneuve, 1898, deux volumes où l’on peut trouver de nombreux détails relatifs à la mort et aux usages funéraires.