La méthode philosophique de Renan

La bibliothèque libre.

LA MÉTHODE PHILOSOPHIQUE
DE RENAN




I


On ne s’affranchit pas d’une religion qui a pris à la Grèce sa métaphysique la plus raffinée et à l’âme humaine sa plus exquise poésie, on ne sort pas du labyrinthe d’une scolastique aux détours compliqués par la subtilité séculaire des théologiens, pour se contenter de la religion naturelle de M. Jules Simon et de la pauvre scolastique d’un manuel de baccalauréat. Renan avait de trop hautes ambitions pour s’enrégimenter sous le drapeau banal d’une philosophie officielle ; il était un volontaire de la pensée, il en aimait les hasards et les dangers, il en dédaignait la parade.

Dans un article d’une ironie charmante, Renan a dit ce qu’il pensait de Victor Cousin. Oh ! il ne l’attaque pas, il serait désolé qu’on lui attribuât une telle pensée, il n’a pas assez d’éloges « pour ce charmant esprit, toujours jeune, toujours ouvert à de nouvelles admirations et à de nouvelle sympathies[1] » Mais écrivain, orateur, politique, chef d’école, Cousin a été tout si ce n’est peut-être philosophe. Imaginez Descartes dans son poêle, Spinoza dans son pauvre réduit, Kant, les yeux fixés, durant quarante ans, sur une vieille tour du château de Königsberg, puis brusquement, Cousin à la Sorbonne, à l’Académie, au ministère, à la Chambre des Pairs, dans les ruelles du xviie siècle, partout, quel bruit après ce grand silence ! Pour faire de la philosophie un service d’État, pour la rendre « possible », il l’a de plus en plus réduite à une petite chose bénigne et sans venin. Ses disciples n’ont pu que varier ses phrases, parler sur place « Une école quelque peu active ne saurait borner sa mission à faire éternellement le même livre sur la spiritualité de l’âme et l’existence de Dieu. »

La religion pour le peuple, le spiritualisme universitaire pour la bourgeoisie, c’était une solution puérile aux grands problèmes qui troublent la pensée contemporaine. Cette philosophie apprivoisée tournait dans une classe de collège, les sciences physiques et naturelles ouvraient le monde devant elles. On était las de l’éloquence, las de la philosophie de manuel, las des arguments oratoires qui réfutent une doctrine par ses conséquences et endorment l’esprit au murmure des périodes surannées. Comme Taine, Renan vit clairement qu’il était temps de revenir à la grande tradition, de relier la philosophie à la science, dont elle ne peut pas plus être séparée que la pensée de son objet, en tenant compte des conditions nouvelles qui sont faites au penseur par les progrès des sciences positives. Que le philosophe redevienne un pur savant, qu’il n’aime que la vérité, qu’il ne veuille qu’elle, qu’il ne lui demande d’autre récompense que celle de l’avoir cherchée.

Cette résolution de penser librement, ce n’est encore que la volonté d’être philosophe ; il reste d’aller vers la vérité et pour cela de choisir la voie qui doit mener vers elle. Du séminaire, Renan a emporté le sentiment du divin, une sorte d’ambition théologique. Le problème religieux reste pour lui le problème suprême en vue duquel tous les autres sont résolus, « c’est comme élément de la science philosophique que tout a son prix. et sa valeur[2]. » D’autre part, sa curiosité se plaît au spectacle des choses, il répugne à le simplifier, il aime par-dessus tout la recherche, l’érudition, les petites découvertes qui stimulent l’activité de l’esprit sans l’arrêter brusquement. Il conçoit la philosophie à l’image de son esprit mobile et vivant ; il la veut toujours ouverte, toujours en voie de se faire, n’emprisonnant à aucun moment la pensée dans un système clos de formules. « C’est pour n’avoir pas assez compris le côté progressif et vivant de la science que la philosophie universitaire a si vite dégénéré en quelque chose de vide où l’on est réduit à se taire ou à se répéter[3]. » Que Spinoza a eu raison de mourir à quarante ans ! Qu’aurait-il fait après l’Éthique ? La méthode déductive d’un Platon, d’un Hegel n’est pas le fait de Renan ; il y faut l’audace de poser d’abord ses principes et de s’y tenir ; l’indécision de son caractère, son esprit critique, son imagination religieuse, ses qualités comme ses défauts s’unissaient pour le détourner d’une philosophie abstraite, réduisant la diversité indéfinie des choses à un système de concepts enchaînés selon les règles d’une logique inflexible. « La raison seule ne crée pas la vérité[4]… La tentative de construire la théorie des choses par le jeu des formules vides de l’esprit est une prétention aussi vaine que celle du tisserand qui voudrait produire de la toile en faisant aller sa navette sans y mettre du fil[5]. » Toute philosophie abstraite est une scolastique, elle donne l’illusion d’une science détachée des phénomènes, sans vérification possible ; « elle refroidit le zèle pour les recherches originales, elle diminue le goût des faits qui seuls peuvent servir de fondement aux vues générales[6]. » Comme il faut se féliciter que la métaphysique soit condamnée à un perpétuel échec ! « Une science des sciences qui rendrait les autres inutiles serait le tombeau de l’esprit humain et aurait les mêmes conséquences qu’une révélation ; en nous donnant le dogme absolu, elle couperait court à tout mouvement de l’esprit, à toute recherche. L’ennui du ciel des scolastiques serait à peine comparable à celui des contemplateurs oisifs d’une vérité sans nuance qui n’ayant pas été trouvée par eux, ne serait pas aimée d’eux et à laquelle chacun n’aurait pas le droit de donner le cachet de son individualité[7]. »

L’artiste, autant que le savant, répugnait en Renan aux simplifications des philosophes pressés qui croient tenir le monde dans une poignée d’abstractions. De ses habitudes religieuses, il avait gardé le goût des cérémonies, des symboles ; il avait échangé l’Église contre l’univers ; varié à l’infini pour son plaisir les formes et comme les apparitions de Dieu ; il lui fallait l’idée visible, mêlée à la trame des faits, un nouveau drame sacré plus riche d’épisodes et d’un symbolisme plus raffiné. « Dans la nature et dans l’histoire je vois mieux le divin que dans les formules abstraites d’une théodicée artificielle et d’une ontologie sans rapports avec les faits. L’infini n’existe que quand il revêt une forme finie. Dieu ne se voit que dans ses incarnations[8]. » Gardons le sentiment du réel, au lieu de spéculer sur l’image incomplète du monde qu’une vague expérience laisse dans notre esprit, tournons-nous vers le monde, de plus en plus faisons vivre en nous le détail de ses phénomènes pour en devenir de plus en plus la pleine conscience.


II


Ce dédain de la métaphysique abstraite, Renan le justifie, comme Auguste Comte, par l’histoire de la pensée. La métaphysique est condamnée, l’humanité l’a dépassée. En fait, l’ère des grands systèmes est close ; « Hegel, Hamilton, Cousin, ont posé tous trois à leur façon la fatale borne après laquelle la spéculation métaphysique n’a plus qu’à se reposer[9]. » En droit, la métaphysique n’a plus de raisons d’être, elle est une forme scientifique surannée, impuissante à résoudre le problème philosophique tel qu’il se pose désormais. « Aux vieilles tentatives d’explication universelle se sont substituées de patientes investigations sur la nature et l’histoire. La philosophie semble ainsi aspirer à redevenir ce qu’elle était, à l’origine, la science universelle ; mais au lieu d’essayer de résoudre le problème de l’univers par de rapides intuitions, on a vu qu’il fallait d’abord analyser les éléments dont l’univers se compose et construire la science du tout par la science isolée des parties[10]… Sur toute la ligne les sciences soit historiques, soit naturelles me paraissent destinées à recueillir l’héritage de la philosophie. Chaque branche des connaissances humaines a ses résultats spéciaux qu’elle apporte en tribut à la science universelle. Les principes généraux qui seuls ont une valeur philosophique ne sont possibles qu’au moyen de la recherche érudite des détails[11]. »

Voilà qui est, semble-t-il, parler clairement. Littré ne dirait pas mieux : les sciences se distinguent, se séparent,mais par un artifice qui facilite le travail de l’homme ; en fait, elles sont les sciences du même univers. Du rapprochement des faits généraux qu’elles constatent se dégage un système de faits plus généraux encore ; la synthèse est ainsi ramenée à l’analyse, la découverte des éléments et l’intelligence de leurs rapports donnent à l’esprit l’unité, la philosophie se confond avec la philosophie des sciences. — N’allez pas croire que telle soit la pensée de Renan, il la répudie avec dédain. « Si l’on entend par métaphysique le droit et le pouvoir qu’a l’homme de s’élever au-dessus des faits, d’en voir les lois, l’harmonie, la poésie, la beauté, toutes choses essentiellement métaphysiques en un sens ; si l’on veut dire que nulle limite ne peut être tracée à l’esprit humain, qu’il ira toujours montant l’échelle de la spéculation (et pour moi je pense qu’il n’est pas dans l’univers d’intelligence supérieure à celle de l’homme, en sorte que le plus vaste génie de notre planète est vraiment le prêtre du monde, puisqu’il en est la plus haute réflexion) ; si la science qu’on oppose à toute métaphysique est ce vulgaire empirisme satisfait de sa médiocrité qui est la négation de toute philosophie, oui, je l’avoue, il y a une métaphysique[12]. » Si nous pouvons nous élever au-dessus des faits, c’est que sans doute nous trouvons en nous des idées que nous ne devons pas à l’expérience : quelles sont ces idées ? leurs rapports ? quelle réalité leur répond ? La métaphysique nous est rendue avec l’a priori. Ne vous hâtez pas de conclure. À la logique vulgaire Renan substitue l’art de tempérer les affirmations par leurs contraires : il n’est pas positiviste, il ne veut pas être métaphysicien. « Si l’on veut dire qu’il existe une science première, contenant les principes de toutes les autres, une science qui peut à elle seule, et par des combinaisons abstraites, nous amener à la vérité sur Dieu, le monde, l’homme, je ne vois pas la nécessité d’une telle catégorie du savoir humain. Cette science est partout et n’est nulle part ; elle n’est rien, si elle n’est tout. Il n’y a pas de vérité qui n’ait son point de départ dans l’expérience scientifique, qui ne sorte directement ou indirectement d’un laboratoire ou d’une bibliothèque, car tout ce que nous savons, nous le savons par l’étude de la nature ou de l’histoire. »

Ne sommes-nous pas pris dans une contradiction sans issue ? Si toute vérité nous vient de l’observation et de l’expérience, si par hypothèse science est synonyme d’empirisme, demander à l’homme de sortir des phénomènes n’est-ce pas lui demander de sortir de son propre esprit, de sauter par-dessus son ombre ? Nullement : la philosophie n’est pas la découverte de la vérité, elle en est l’intelligence ; elle n’ajoute rien à nos connaissances, elle est l’âme qui les vivifie. Il n’y a pas plus deux sciences qu’il n’y a deux esprits, il y a le double effort d’un même esprit qui déchiffre le livre du monde et qui l’interprète. « La science de la nature et de l’histoire n’existerait pas sans les formules essentielles de l’entendement ; nous ne verrions pas la poésie du monde, si nous ne portions en nous-mêmes le foyer de toute lumière et de toute poésie. Ce ne sont pas des chimères, comme le croient les esprits bornés, que ces mots d’infini, d’absolu, de substance, d’universel. Tout cela constitue un ensemble de notions indispensables pour la bonne discipline de l’esprit[13]. » Mais l’esprit n’a pas, en les discutant, à se discuter lui-même, qu’il s’accepte et qu’il agisse.

Nous discernons maintenant le rôle de la philosophie. La science nous fait connaître le monde qui nous entoure, elle nous en découvre les phénomènes et les lois, mais elle le laisse, en un sens, étranger à la pensée dont il est l’objet ; la philosophie est l’œuvre propre de l’esprit qui, par une sympathie intelligente, cherche à pénétrer la vie intérieure de l’univers, à se retrouver en lui, à aller du dehors au dedans, du fait à l’idée, des actes, si j’ose dire, aux intentions. L’intelligence du livre dépend de ce qu’on en a déchiffré. La philosophie n’ajoute pas une science aux sciences, elle en est l’achèvement, la fleur ; « elle est le résultat général de toutes les sciences, le son, la lumière, la vibration qui sort de l’éther divin que tout porte en soi ». Bien que liée à la science, à ses progrès, la philosophie, qui ne discute pas ses principes, a quelque chose de subjectif, de personnel ; par là elle se rapproche de l’art, de la poésie. « La plus humble comme la plus sublime intelligence a eu sa façon de concevoir le monde ; chaque tête pensante a été, à sa guise, le miroir de l’univers ; chaque être vivant a eu son rêve qui l’a charmé, élevé, consolé : grandiose ou mesquin, plat ou sublime, ce rêve a été sa philosophie. » (Fgts philosophiques, p. 287.) Mais cette poésie n’est pas une fantaisie, elle est l’intelligence la plus haute, le sentiment le plus intense du réel dans un esprit donné, elle est la conscience relative, imparfaite toujours, que l’absolu prend de lui-même dans une conscience humaine.


III


Si la philosophie n’est pas une science distincte, si elle consiste à commenter le langage visible que parle le monde, à raisonner sur les phénomènes comme nous raisonnons sur les actes de nos semblables, on y peut arriver par les voies les plus diverses. La route royale qui y mène est la science universelle. Mais des sciences particulières n’en est-il pas une qui ait le privilège d’y introduire plus directement ? Renan est philologue, historien, il n’hésite pas à conférer ce privilège à l’histoire. Dès 1847, il écrivait : « L’union de la philologie et de la philosophie, de l’érudition et de.la pensée devrait être le caractère de notre époque. Le penseur suppose l’érudit[14]… C’est la philologie ou l’érudition qui fournira au penseur cette forêt de choses (silva rerum ac sententiarum, comme dit Cicéron) sans laquelle la philosophie ne sera jamais qu’une toile de Pénélope éternellement à recommencer[15]. » Vingt ans après, il exprime les mêmes idées dans les mêmes termes, et il ajoute : « En général, c’est par l’étude de la nature qu’on est arrivé jusqu’ici à la philosophie ; mais je ne crois pas me tromper en disant que c’est aux sciences de l’humanité qu’on demandera désormais les éléments des plus hautes spéculations[16]. »

Il semble qu’il y ait quelque chose de paradoxal dans ce rôle de science directrice donné à l’histoire. Qu’est la vie de l’humanité auprès de la vie universelle ? Quelle place tient l’homme dans l’espace et le temps ? De la science du tout ne sommes-nous pas ramenés à la science d’un imperceptible fragment des choses ? La philosophie n’est ni une science distincte, ni le vain amas des connaissances dans leur diversité, elle est l’intelligence ajoutée à la science. Pour le philosophe, l’homme est nécessairement le centre du monde, parce qu’en l’homme seul l’esprit s’éveille à la pleine conscience de lui-même. — Mais si l’homme se connaît lui-même, et du même coup l’esprit dans ce qu’il a d’universel, pourquoi prendre un chemin si long, si détourné, pourquoi substituer l’histoire à la psychologie, pourquoi ne pas saisir directement ce qui tombe sous le regard direct de la conscience ? — C’est que ni l’homme ni l’esprit n’existent, comme le suppose la psychologie, d’une existence générale, abstraite, toujours semblable à elle-même, c’est que l’un et l’autre sont soumis à la loi de l’évolution, s’expriment par une suite d’actes concrets qui seuls révèlent leur nature et leurs lois. À la catégorie de l’être, il faut, en psychologie comme en tout, substituer la catégorie du devenir[17]. La connaissance de l’homme abstrait est illusoire, c’est la connaissance d’un type possible, qui n’est réalisé dans aucun temps, dans aucun lieu : « plus on étudie l’histoire dans ses véritables sources, plus on arrive à écarter toute formule générale et à se renfermer dans de pures considérations ethnographiques[18]. »

Il en est de la pensée comme de l’homme, il faut la saisir dans ses actes. Toute réalité est l’objet d’une science concrète. Où découvrir les notions qui sont comme le fond permanent et les formes nécessaires de la pensée, si ce n’est dans les œuvres mêmes de la pensée ? Quelle critique a priori vaudrait ici l’étude du langage ? « La variété des moyens par lesquels les races diverses ont résolu le problème du langage, et la souplesse avec laquelle elles ont tiré parti des mécanismes les moins ressemblants entre eux pour rendre les mêmes catégories sont le perpétuel objet de l’admiration des linguistes, et la meilleure preuve de l’unité psychologique de l’espèce humaine ou, pour mieux dire, du caractère nécessaire et absolu des notions fondamentales de l’esprit humain[19]. » Une histoire des héros serait la meilleure critique de la raison pratique. Partout et toujours il faut étudier les idées dans leur réalité concrète, dans leur vie et dans leur progrès.

Accordons que la méthode historique est celle qui donne le plus d’étendue et de précision à notre connaissance de l’homme et de l’esprit dont il est le plus haut représentant ici-bas : ne nous enferme-t-elle pas dans les limites étroites de la vie humaine ? Comment faire sortir de l’histoire une conception générale de l’univers ? Comment retrouver le monde et Dieu ? Les psychologues se donnent mille peines pour aller de la connaissance du moi à celle de Dieu, pour passer par des raisonnements d’une logique douteuse de l’idée du parfait à son existence : ici encore l’histoire se dégage des abstractions creuses. L’histoire des religions ne montre-t-elle pas Dieu présent à l’esprit de l’homme avec une autre clarté que la dialectique abstraite de nos philosophes ? Quel raisonnement vaut cette preuve de fait ? Quelle théodicée le parfum du divin que, des profondeurs de l’âme, comme de lointains rivages, nous apportent ces grands poèmes de l’infini ? Reste la nature, mais pour une philosophie qui, se défiant de toute abstraction, étroitement liée à la science des faits, ne sépare pas les idées du monde phénoménal où elles se réalisent, qui par suite voit tout dans le devenir, dans la continuité d’une même évolution, que peut être la philosophie de la nature si ce n’est l’histoire même de l’univers qui nous apparaît ? Terme du progrès réel, la conscience porte en elle les idées que la nature successivement réalise, elle ne s’entend que dans son rapport à tout ce qui la précède, elle crée Dieu et elle le suppose, elle donne l’intelligence d’un monde sans lequel elle ne serait pas. Il n’y a pas deux sciences, il n’y a pas deux mondes, il ne s’agit pas de fermer les sens, d’atteindre par un procédé sui generis la réalité, le noumène qui ne se révèle qu’à l’intuition du métaphysicien ; le problème à résoudre, c’est le monde que nous connaissons par les sciences physiques et naturelles. Ce qui est ne se distingue pas de ce qui apparaît : dégager de la multitude confuse des mouvements, dont la résultante est notre univers, leur direction, découvrir l’idée dans les faits, le progrès dans la succession des phénomènes, regarder les choses du point de vue de l’esprit, mais en se subordonnant à elles, en ne leur prêtant que le sens qu’elles autorisent, en un mot écrire ou plutôt esquisser l’histoire universelle, au sens propre de ce mot, l’histoire de Dieu, telle est l’œuvre du véritable philosophe qui n’est que l’historien avec la pleine conscience de sa tache.


IV


Certes ce plan se présentait avec un certain air de grandeur. Quand Renan imaginait l’édifice dressé dans ses vastes proportions, il pouvait éprouver la fierté que donnent les ambitions généreuses. S’enfermer dans les faits sans trahir l’idée, n’était-ce pas unir le présent au passé, retrouver l’unité de la science et de la philosophie, concilier les exigences de l’esprit nouveau avec les éternels besoins de l’âme humaine ? Le xixe siècle est le siècle de l’histoire : « le trait caractéristique du xixe siècle est d’avoir substitué la méthode historique à la méthode dogmatique dans toutes les études relatives à l’esprit humain… Le grand progrès de la critique a été de substituer la catégorie du devenir à la catégorie de l’être, la conception du relatif à la conception de l’absolu, le mouvement à l’immobilité[20]. » Généraliser la méthode historique, ce serait dire le mot du siècle, dégager sa pensée, lui en donner la claire conscience. L’œuvre commencée, poursuivie au delà du Rhin, s’achèverait avec le concours de la France ; deux grands peuples seraient révélés l’un à l’autre, en apprenant à se mieux connaître, apprendraient à s’aimer : quel lien plus fort que la communauté d’un travail désintéressé qui fait participer les esprits d’une même vérité ? C’est l’Allemagne, patiente et hardie, érudite et philosophe, qui a donné à la philologie et à l’histoire toute leur portée, qui les a mises à leur place et à leur rang, en y cherchant autre chose qu’une collection de faits curieux, en pressentant dans les faits eux-mêmes et dans leur succession une logique réelle, les moments du progrès de l’idée. Renan serait au xixe siècle, pour ce peuple plus spéculatif, avec plus de sérieux aussi et d’élévation, ce que Voltaire avait été au xviiie siècle pour l’Angleterre : il élaguerait les broussailles germaniques, il éclaircirait ce qui restait confus ; par lui, une fois encore l’esprit français ferait son œuvre qui est de rendre humaines, universelles, les vérités qui restent nationales dans l’esprit et la langue des autres peuples.

À toutes ces séductions, cette philosophie par l’histoire ajoutait, pour Renan, celle d’être la sienne. Faite de son expérience, de ses études antérieures, de ses besoins, de ses qualités et de ses défauts, elle était son esprit même ; elle permettait une activité incessante, dirigée en tous sens ; elle autorisait les joies d’une curiosité toujours en éveil ; elle n’enfermait pas l’absolu dans des formules inertes, elle se donnait elle-même comme relative et revisable. Elle faisait une part a l’imagination de l’artiste qui vivifie l’œuvre de l’historien scrupuleux, en recréant par sympathie les états d’âme dont les faits ne laissent souvent qu’une trace incertaine ; elle voulait une sorte de divination morale, l’usage des dons que Renan devait au souvenir des vies antérieures qu’il avait traversées. Elle accordait les exigences, les scrupules de l’esprit critique avec la vague poésie d’une philosophie sans dogmes arrêtés, dont les formules doivent se plier à la diversité des phénomènes. Elle offrait surtout au caractère indécis, à l’esprit hésitant, cet avantage sur la dialectique des philosophes de se passer de principes nets et d’ajourner indéfiniment les conclusions définitives. Comme à l’esprit de Renan, cette méthode, il faut l’avouer, répondait à celui de beaucoup de ses contemporains qui, sous l’éducation scientifique et positive, gardaient les restes d’une religiosité qui se contente de peu, mais répugne aux conclusions d’une science négative et arrogante.

Malgré tout, il m’est bien difficile de reconnaître dans cet éclectisme ingénieux l’effort d’un esprit vraiment original : le génie a dans ses démarches plus d’imprévu, ses créations spontanées n’ont pas le caractère des combinaisons artificielles. Il est aisé de démêler les éléments qui entrent dans cette conception de la science et de la philosophie et de rendre à chacun ce qui lui est dû. Le souvenir d’une pieuse enfance, le charme longtemps senti du catholicisme, de ses cérémonies et de ses.pompes, le besoin de garder au moins le parfum de ces fleurs de l’âme donnait à Renan la vive impression de ce qu’il y a d’incomplet dans tout système qui sacrifie l’esprit. D’autre part le progrès des sciences positives, l’intelligence de leurs méthodes, le désir d’être de son temps, d’agir sur lui, l’inclinait au positivisme. Comment concilier le sentiment religieux et la négation de toute religion positive ? la suprématie de l’idée et son identité avec le fait ? Comment être avec A. Comte et contre lui ? L’Allemagne lui donnait les éléments de la solution de ce problème délicat. Kant reconnaît dans les formes de l’esprit les principes constitutifs de toute science, les catégories qui rendent la pensée du monde possible et réelle ; vides par elles-mêmes, ces formes attendent une matière, les phénomènes ; leur rôle est seulement, en les coordonnant, de créer tout à la fois l’unité de la pensée et de son objet, la conscience et la science : supérieur en un sens aux faits, l’esprit n’a d’autres fonctions que de les connaître. Laissons à Kant sa subtile analyse des conditions de l’expérience, toute sa scolastique, empruntons-lui la notion des catégories, d’un apport de la pensée. — Mais, loin d’identifier le relatif et l’absolu, la Critique de la raison pure les sépare par un abîme infranchissable ; nous déformons la réalité en la connaissant ; loin de nous révéler l’Être, le phénomène est le voile de la statue d’Isis, l’homme ne l’arracherait qu’en arrachant son propre esprit. Prenons la critique sans ses conséquences. Hegel donne à Renan ce que Kant lui refuse : il identifie les catégories de la pensée avec les lois primordiales des choses. Laissons-lui sa dialectique subtile, prenons-lui le réalisme de l’Idée. Il n’y a dès lors qu’un monde et qu’une science : la philosophie, c’est l’intelligence ajoutée à la science, le discernement dans la continuité des faits du progrès de l’idée ; la sympathie de l’esprit conscient de lui-même avec l’esprit obscur dont il est la manifestation la plus haute.

Kant, moins la Critique de la raison pure, Hegel, moins la Logique, A. Comte plus ce quelque chose, ce n’est pas assez peut-être de ce parfum de philosophie pour renouveler la pensée moderne. Je mentirais si je disais que cet éclectisme me paraît témoigner d’une grande profondeur. J’y trouve tous les défauts de l’éclectisme : les pièces rapportées s’ajustent mal, se disjoignent. Si nous n’avons pas d’autres moyens de connaître que l’observation et l’expérience, si toute vérité se réduit, en dernière analyse, à un fait constaté, à une loi vérifiée, soyons positivistes. Pour sortir des phénomènes et de leurs rapports, il faut que nous ayons des principes qui n’en dérivent pas, qui soient des vérités d’un autre ordre. — Avant l’expérience, il y a en effet l’esprit, ses catégories, ses idées, ses sentiments. La philosophie, c’est l’intelligence de la vérité. — Mais c’est jouer sur le mot vérité. Cette intelligence de la vérité n’est que l’application de vérités nouvelles. De deux choses l’une, ou les faits et leurs rapports déterminent les idées dans l’esprit, alors soyons positivistes ; ou les idées antérieures aux faits en règlent la marche et le progrès, alors soyons hegéliens. Quelles sont ces idées ? leurs rapports ? les conditions qu’elles imposent à la connaissance et au monde[21] ? La philosophie abstraite renaît ; la méthode historique elle-même la suppose. Dirons nous que ces catégories échappent à la réflexion, que ces idées n’ont pas à être discutées, qu’elles s’imposent bien qu’on les ignore, qu’il n’y a qu’à se livrer au mouvement naturel de la pensée pour les découvrir et dans les œuvres qu’elle crée, et dans la nature qu’elle contemple ? Je crains que chacun ne voie dans les faits que ce qu’il y voudra voir : voilà la philosophie réduite aux confidences d’un esprit individuel. C’était bien la peine de prendre de grands airs, de parler de science pure, désintéressée, impersonnelle, pour réduire la philosophie aux épanchements d’une âme sensible ! Si ce n’est qu’un jeu, qu’une vaine consolation, un moyen d’envelopper dans des mélodies caressantes le rien qui doit adoucir les tristesses du vrai, soit ; mais pourquoi dire alors gravement que la philosophie est la fin de toutes les sciences, qu’elle seule donne un sens à toutes les recherches qui la préparent et la rendent possible ?

Dès son enfance, Renan, s’il faut l’en croire, « était aimé des fées et il les aimait ». On les avait invitées à son baptême ; chacune, tour à tour, avec une faveur nouvelle s’était penchée sur son berceau ; aucune par malheur n’eut l’idée de lui donner l’accord de tant de dons. Des fées on en oublie toujours une, celle qui gâte l’œuvre des autres ; la vieille marmotta « tu ne sortiras pas de toi-même. » Sortir de soi, se dégager de ses sentiments personnels, se soumettre à la vérité objective, indifférente, ce fut son rêve. En voulant sortir de lui-même, il s’y renferme. Il reproche aux métaphysiciens leur science abstraite, détachée des faits, sans contrôle, et par son vague idéalisme il supprime le contrôle qu’ils laissent, la dialectique ; il admet sans discussion les principes qu’il impose aux faits alors qu’il croit les en dériver. Certes le fait s’impose, mais il faut l’accepter et se taire. Dès qu’on prétend l’interpréter, en faire le signe de l’idée, de deux choses l’une, ou l’idée est objet de science, intelligible à tous, ou elle n’est que la fantaisie subjective, le timbre de cet instrument sans analogue qu’est l’âme individuelle. Renan sera ainsi, je le crains, ramené du monde à lui-même l’idée, ce sera de plus en plus lui-même, la philosophie ce qu’il pense.

La dualité de sa nature et l’indécision de son jugement sont dans le principe même qui doit lui donner la vérité objective : l’idée se réalise par le fait, le fait est l’expression de l’idée. Si le philosophe considère surtout l’idée, son développement, la loi de son progrès, il jugera le fait par son rapport à elle, il pourra condamner ce qui est, s’attrister, s’indigner ; s’il s’intéresse surtout à la diversités des faits, à ce langage varié, obscur, au lieu de subordonner le fait à l’idéal, il se passionnera pour le spectacle sans souci d’en tirer la moralité. Dans cette formule indéterminée deux philosophies sont impliquées, deux conceptions du monde : sans se démentir catégoriquement, en parlant à peu près le même langage, Renan pourra passer insensiblement de l’une à l’autre. Ces deux conceptions opposées de l’univers sont contenues dans la vague formule qui est le principe général de sa philosophie, comme l’expression de sa nature même. Le critique volontiers tient pour le fait, l’homme d’imagination morale et religieuse pour l’idée. Les incidents de son existence individuelle, les caprices de sa sensibilité décideront de sa conception des choses; avec un égoïsme d’enfant, il entraînera le monde dans les métamorphoses de sa nature mobile et capricieuse ; il ne pourra faire un pas sans déplacer l’axe du monde : il ne sortira pas de lui-même.

Gabriel Séailles.
  1. Essais de morale et de critique. Art. V. Cousin, p. 91.
  2. Mélanges d’hist. et de voyages, p. 418, art. de 1847.
  3. Essais de mor. et de critique, p. 81.
  4. La mét. et son avenir (Fragments philosophiques, p. 312).
  5. Essais de mor. et de critique, p. 82.
  6. La mét. et son avenir (Fragments philosophiques, p. 278). Cf. Averroès, Avertissement, p. iv : « Toute scolastique est, selon l’expression de Nizolius, l’ennemie capitale de la vérité. Une logique et une métaphysique abstraites, croyant pouvoir se passer de la science, deviennent fatalement un obstacle au progrès de l’esprit humain, surtout quand une corporation se recrutant elle-même y trouve sa raison d’être et les érige en enseignement traditionnel. » Cf. p. 323
  7. La mét. et son avenir (Fragments philosophiques, p. 281)
  8. Ibid, p. 310.
  9. Lat mét. et son avenir (Fragments philosophiques, p. 263).
  10. Ibid., p. 265.
  11. Essais de mor. et de critique, p. 81.
  12. La mét. et son avenir (Fragments philosophiques, p. 282).
  13. La mét. et son avenir (Fragments philosophiques, p. 282).
  14. Mélanges d’hist. et de voy., p. 395. Histoire de la Philologie classique dans l’antiquité. — Cf. Avenir de la science, p. 132 : « L’histoire, non pas curieuse, mais théorique, de l’esprit humain, telle est la philosophie du xixe siècle. »
  15. Mélanges d’hist. et de voyages, p. 416 (les Congrès philologiques). La même idée est exprimée dans les mêmes termes, Avenir de la science, p. 135.
  16. La mét. et son avenir. Fragments philosophiques, p. 292.
  17. « On a compris que l’humanité n’est pas une chose aussi simple qu’on le croyait d’abord, qu’elle se compose, comme la planète qui la porte, de débris de mondes disparus… L’homme doué de dix ou douze facultés que distingue le psychologue est une fiction ; dans la réalité, on est plus ou moins homme, plus ou moins fils de Dieu… Au lieu de prendre la nature humaine, comme la prenaient Th. Reid et Dugald Stewert, pour une révélation écrite d’un seul jet, pour une Bible inspirée, toute parfaite dès son premier jour, on en est venu à y voir des retouches et des additions successives. » (Fragments philosophiques, p. 265, 292.) Cf. Avenir de la science, p. 181-2.
  18. Mél. d’hist. et de voyages, p. 307 (Le désert et le Soudan, 1854).
  19. Hist. des Langues sémitiques, 4e édit., p. 421.
  20. Averroes, préface, p. vi : « … La critique littéraire n’est plus que l’exposé des formes diverses de la beauté, c’est-à-dire des manières dont les différentes familles ou les différents âges de l’humanité ont résolu le problème esthétique. La philosophie n’est que le tableau des solutions proposées pour résoudre le problème philosophique. La théologie ne doit plus être que l’histoire des efforts spontanés tentés pour résoudre le problème divin… La psychologie n’envisage que l’individu, et elle l’envisage d’une manière abstraite, absolue, comme un sujet permanent et toujours identique à lui-même ; aux yeux de la critique, la conscience se fait dans l’humanité comme dans l’individu, elle a son histoire. »
  21. Hist. générale des langues sémitiques, p. 505. « On arrive ainsi à écarter les idées absolues que certaines écoles philosophiques, celle de Hegel, par ex., se sont formées sur le développement de l’humanité… L’histoire seule (j’entends, bien entendu, l’histoire éclairée par une saine philosophie) a donc le droit d’aborder ces difficiles problèmes ; la spéculation a priori est incompétente pour cela… » Soit, mais l’histoire n’est pas la philosophie qui l’éclaire. Si cette même philosophie n’est, en dernière analyse, que ce que pense M. Renan, et si elle n’a pas à être discutée, ses principes sont des dogmes qui ne reposent que sur l’infaillibilité de celui qui les propose. Le scepticisme de Renan restera toujours ainsi le scepticisme d’un penseur trop longtemps attardé dans les habitudes du catholicisme : sa première conception de la certitude a pour jamais faussé en lui le sens de la croyance.