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La métisse/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 12-14).

IX


Les quelques jours qui suivirent cette scène furent relativement calmes. MacSon demeurait boudeur. Il se tenait peu à la maison : le matin, une fois sa besogne faite, il s’en allait visiter des amis, des voisins. On le voyait souvent au village, buvant un verre, discutant la politique avec des amis de rencontre. MacSon n’était pas ivrogne ; mais depuis quelques jours il avait absorbé plus de liqueurs que durant toute sa vie.

Héraldine et Esther avaient remarqué qu’un vice nouveau rongeait peu à peu le fermier, mais elles n’avaient rien dit.

Esther comme si elle eût compati aux chagrins de la Métisse, chagrins qu’elle devinait profonds, quittait sa chambre plus souvent et mettait la main à la besogne de l’intérieur. L’une et l’autre évitaient de parler du passé ; on eût dit qu’elles se sentaient d’accord pour oublier. Elles ne parlaient pas non plus de François Lorrain, qui n’avait pas reparu à la ferme. Elles ressentaient peut-être une crainte respective à l’égard de leur voisin : car certains bruits circulaient, bruits ou rumeurs qui suscitaient des appréhensions. Au village, MacSon, avait causé de cette affaire, il en voulait mortellement à Lorrain de s’être immiscé dans ses affaires personnelles, plus encore, peut-être, à cause de sa honte d’avoir été battu par « ce petit français », comme il l’appelait par dérision. Il s’était promis en même temps, d’avoir un jour ou l’autre sa revanche… il avait juré de se venger de bonne façon. Ces propos de MacSon étaient venus aux oreilles d’Héraldine et d’Esther. Et toutes deux connaissant le caractère vindicatif du fermier, elles ne pouvaient s’empêcher de frémir à la pensée que pouvait survenir à tout instant un malheur irréparable.

Quant à Joubert et France, cet événement n’avait été pour eux qu’un incident ordinaire produit de la brutalité de leur père, brutalité à laquelle ils finissaient par s’accoutumer. Tous deux avaient repris gaiement leurs courses vagabondes par la ferme. Héraldine, toujours inébranlable, poursuivait sa tâche, , donnant à ses deux petits l’éducation française et religieuse.

* * *

Un samedi après-midi, Héraldine vit s’arrêter à la ferme un prêtre. Elle le connaissait : c’était le curé d’une petite paroisse éloignée, qui, deux fois par mois, visitait les fidèles séparés de son église par une trop longue distance. Au village on avait élevé une petite chapelle qu’on appelait « La Mission Saint-Jacques ». C’est dans cette chapelle que le bon missionnaire venait, le troisième dimanche de chaque mois, dire la messe et remplir les devoirs de son ministère.

Hormis quelques irlandais et deux ou trois français, le village de Bremner était anglais. Il y avait donc peu de catholiques. Mais ces dimanches-là, les cultivateurs catholiques des environs — une cinquantaine tout au plus — venaient entendre la messe.

Donc, ce samedi, le missionnaire se rendait au village pour, le lendemain, y célébrer la messe. Chemin faisant il s’arrêta à la ferme de MacSon. Ce prêtre s’intéressait beaucoup à France et Joubert. Il avait connu leur mère, française de cœur et catholique profonde, il avait assisté à ses derniers moments, il l’avait administrée des derniers sacrements, et avait entendu les dernières paroles de la mourante :

« Que Dieu conserve français et catholiques mes deux petits ! »

Prière sublime qui n’avait pu que réjouir le cœur du Père Céleste !

Et le prêtre avait, au nom de ce Père puissant, bon, juste, promis à la mère agonisante que ses deux petits resteraient ce qu’ils étaient nés.

Or, Dieu avait envoyé au secours de ces deux orphelins Héraldine.

Le prêtre prit les deux enfants sur ses genoux, leur parla doucement de leur mère défunte, du bon Dieu, et leur recommanda de toujours faire matin et soir leurs prières, d’être sages, obéissants, de bien aimer la bonne Héraldine.

— Oh ! nous l’aimons bien notre maman Didine ! s’écria France. N’est-ce pas, Joubert ?

Joubert affirmait de la tête, secouant ses boucles blondes avec énergie.

Héraldine rassura le bon prêtre en lui disant qu’elle ne négligeait pas l’éducation religieuse des deux petits.

— C’est bien, ma fille, poursuis ton œuvre courageusement et sans défaillance. Ton sacrifice, tes peines, te seront cent fois méritoires et jamais, je te le dis au nom du Seigneur, tu ne te repentiras d’un si beau dévouement. Et ta récompense, même si elle te semble venir tard, sur le déclin de la vie peut-être, même là, cette récompense, je te le promets, sera faite de toutes les joies les plus pures.

À l’instant où le missionnaire s’apprêtait à continuer son chemin vers le village, MacSon arriva. Il paraissait avoir bu un peu plus que de coutume.

Le prêtre entra, dans la cuisine, près de la porte de sortie, faisant ses adieux.

MacSon entra, le chapeau sur la tête, arrogant, souriant d’un mépris profond pendant qu’il toisait le missionnaire. Il demanda d’une voix dédaigneuse, puant l’alcool :

— Ah ! c’est toi encore ! De quel droit pénètres-tu dans ma maison ? Viens-tu corrompre mes serviteurs et mes enfants ?

Le prêtre connaissait cette brute écossaise ; il sourit et répondit :

— Monsieur MacSon, le droit dont j’use n’est pas mon droit, c’est celui de notre maître à tous : Dieu !

Ces paroles avaient été prononcées sur un ton doux et grave.

Sur le moment le fermier parut impressionné. Mais ce fut impression peu durable. Il se mit à ricaner.

— Ainsi, répliqua-t-il sarcastique, je ne suis pas le maître chez moi ; mais c’est toi avec ton droit ou celui de ton Dieu ?

— Monsieur MacSon, je vous prie de ne pas vous méprendre sur le sens de mes paroles. Je conviens que vous êtes le maître chez vous, mais seulement au titre de maître temporel. Le pouvoir spirituel, même sous votre toit, revient à Dieu ou à son représentant. Mais si le mot « droit » vous paraît trop présomptueux, mettons-le de côté.

— Et alors ? ricana MacSon, méprisant.

— Alors, monsieur, il me reste un devoir à accomplir comme ministre de Dieu, et mon devoir est ici… et cela vaut autant qu’un droit !

MacSon, pris au dépourvu par cet argument irrésistible, se mit à rire bruyamment.

— Oh ! je la connais celle-là, s’écria-t-il, c’est votre histoire à vous autres. Eh bien ! je vais vous poser une simple question devant laquelle vous serez bien obligé de retirer tous vos arguments.

— J’attends la question.

— Vous savez l’histoire d’Henri VIII ?

D’un mouvement grave de sa tête blanche le missionnaire répondit affirmativement.

— Vous savez donc, poursuivit MacSon, de plus en plus sarcastique, que le roi Henri VIII d’Angleterre, après avoir joui de son pouvoir temporel, s’est réservé, un jour, le pouvoir spirituel. Il était chez lui dans son palais, dans son royaume. Eh bien ! chez moi, dans cette maison je suis, en diminutive, ce que ce roi a été chez lui… Ici, monsieur l’abbé, ajouta-t-il avec une politesse méprisante, je détiens les deux pouvoirs, temporel et spirituel. Je vous prie donc de sortir très vite, et surtout de ne pas vous arrêter sur ma propriété, qui est mon royaume ; sinon, vous aurez du chagrin !

Répliquer, argumenter avec l’Écossais, c’était peine perdue, et le prêtre le savait. Il s’inclina simplement pour prendre congé. Seulement, comme il ne semblait pas sortir assez vite au gré de MacSon, lui le poussa rudement dehors.

Le missionnaire jeta à l’impie un regard de pitié et de miséricorde, sourit à Héraldine qui se mordait les lèvres peur ne pas protester contre la conduite outrageante de son patron, de la main envoya une caresse aux enfants silencieux et sombres, et s’en alla vers le village.

Alors MacSon rentra, s’assit près de la table, frappa du poing et dit :

— Métisse, ma patience est à bout ! je ne veux pas voir de prêtraille dans ma maison, et je ne veux plus y entendre parler de Dieu et de papisme. Mes enfants seront seulement ce que je veux en faire, pas autre chose. Tu es prévenue, Métisse… gare à toi !

Il se leva et sortit violemment.

— Pauvres petits ! murmura Héraldine qui sentait que tôt ou tard il lui faudrait partir, abandonner de force ceux qu’elle finissait par aimer plus qu’elle-même.