La mort d'Agrippine/Acte IV

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Charles de Sercy (p. 63-81).
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ACTE IV


Scène Première

Tibere, Seianus.


Tibere

Enfin, Rome eſt ſoumiſe, & mes Trouppes logées
Sont autour du Palais en bataille rangées,
Et ie puis foudroyer d’un bras victorieux
Ces ſuperbes Titans qui s’oſent prendre aux Dieux ;
Ie dois par Agrippine ouvrir leurs ſepultures,
Sa mort decidera toutes nos advantures.

Seianus

Seigneur, daigne en ſon ſang le tien conſiderer.

Tibere

Quand i’ay de mauvais ſang ie me le fais tirer.


Seianus

Prends garde außi de perdre Agrippine innocente,
D’un coup ſi dangereux la ſuitte m’épouvente,
Rome publie à faux par de ſi prompts effets,
Que pour t’abandonner à de plus grands forfaits,
Tu chaſſe le teſmoin de qui l’aſpect t’affronte,
Et punis la vertu dont l’éclat te fait honte.

Tibere

Quoy ! la craindre & n’oſer pas mettre un terme à ſes iours !
Ou bien la laiſſer vivre, & la craindre touſiours ?
L’un m’eſt trop dangereux, l’autre m’eſt impoßible.

Seianus

Seigneur, comme elle rend ſon abord acceßible,
Qu’un Eſpion fidelle évente ſes ſecrets,
Ie m’offre à cet employ.

Tibere

Ie m’offre à cet employ. Ie l’ay mandée exprez.
Ce langage muet des yeux avecque l’ame,
Me pourra découvrir le complot qu’elle trame,
Ie feindray de ſçavoir qu’elle en veut à mes iours,
Afin que ſi ſon front paſlit à ce diſcours,
Il ſoit, pour la convaincre, un indice contr’elle ;

Ou ſi plein de fierté ſon front ne la decelle,
Me croyant en ſecret du complot adverty,
Elle abandonne au moins l’intereſt du party.
Briſons là, Sejanus, ie la voy qui s’avance,
À la faire parler obſerve ma prudence.



Scène II

Tibere, Seianus, Agrippine, Cornelie.


Tibere

Quoy barbare ! vouloir ton Pere aſſaßiner
Au moment glorieux qu’il te va couronner ?
N’aprehende-tu point, ame fiere, ame ingrate,
Qu’au feu de mon amour ta lâcheté n’éclatte,
Et qu’en l’air cette main qui m’aſſaßinera,
Ne rencontre la main qui te couronnera ?

Agrippine

Moy, Seigneur ?


Tibere

Moy, Seigneur ? Toy, perfide !

Agrippine

Moy, Seigneur ? Toy, perfide ! Enfin qui le depoſe ?

Tibere

Demande à Sejanus, il en ſçait quelque choſe.

Seianus

I’eſtois preſent, Madame, à ce triſte rapport.

Tibere

D’où vient qu’à ce diſcours tu te troubles ſi fort ?

Agrippine

Pour paroiſtre innocente, il faut eſtre coupable.
D’une prompte replique on eſt bien plus capable,
Parce que l’on apporte au complot declaré,
Contre l’accuſateur un eſprit preparé.

Tibere

Deffends, deffends-toy mieux.

Agrippine

Deffends, deffends-toy mieux. Ie pourrois l’entreprendre :

Mais ie t’offenſerois ſi i’oſois me deffendre,
Ce ſeroit une preuve à la poſterité,
Que ta mort eſtoit iuſte & pleine d’equité,
Si ton cœur teſmoignoit par la moindre ſurpriſe,
Soupçonner ma vertu de l’avoir entrepriſe,
Ie veux donc à ta gloire eſpargner cet affront,
Tu vois mon innocence & la lis ſur mon front,
Agrippine, Ceſar ? attenter ſur ta vie,
Non, tu ne le crois pas, mais ce Monſtre d’Envie,
Dont le ſouffle ternit la candeur de ma foy,
A ſans doute apoſté des teſmoins contre moy :
Car tout Rome connoiſt qu’il veut par ma ruine,
Eſlever ſa maiſon ſur celle d’Agrippine.

Tibere

Tout ce déguiſement ne te peut garantir,
Ton iour est arrivé, ſuperbe, il faut partir,
Et l’Eſtat en peril a beſoin de ta teſte.

Agrippine

Faut-il tendre le col ? qu’on frappe, ie ſuis preſte,
Tibere eſtant icy, ie voy l’Executeur :
Mais apprens-moy mon crime & mon Accuſateur ?

Tibere

Tu desbauches le Peuple à force de largeſſes,

Tu gagnes dans le Camp mes Soldats par promeſſes,
Tu parois en public, tu montes au Senat,
Tu brigues pour les tiens les charges de l’Eſtat.

Agrippine

Tibere ne reproche à mon ame Royale,
Que d’eſtre genereuſe, affable & liberale,
Et comme criminelle, à mort il me pourſuit.

Tibere

La Vertu devient crime en faiſant trop de bruit.

Agrippine

Elle paſſe du moins pour cela ſous ton regne.

Tibere

Mon amour Paternel à tes fils le teſmoigne.

Agrippine

Cet amour Paternel les a tous glorieux,
Eſlevez de ta table, à la table des Dieux :
Et de ſi beaux feſtins tu regales les noſtres,
Qu’apres ceux de Tibere il n’en gouſtent plus d’autres.

Tibere

Romains, i’ay la bonté d’eſtre le Protecteur

De celle qui me tient pour un empoiſonneur.
Je ſuis enfant d’Auguſte.

Agrippine

Je ſuis enfant d’Auguſte. Il m’en ſouvient, Tibere,
Tu nacquis en ce temps qu’à mon bien-heureux Pere,
Toute choſe à l’envi ſuccedant à la fois,
Fortune luy donnoit des enfans à trois mois.

Tibere

Si ie ne tiens de luy le iour que ie reſpire,
Au moins, comme à ſon fils, il m’a laißé l’Empire,
Et ce ſage Empereur nous rendit par ſon choix,
Toy l’Eſclave ſouſmis, moy le Maiſtre des Loix.

Agrippine

Ne fais point vanité d’un choix illegitime,
Son Orgueil te choiſit, & non pas ſon eſtime.
Il te donna l’Empire, afin que l’Univers
Regrettaſt le malheur d’avoir changé ſes fers.

Tibere

Parricide, ton Pere eſprouve ton audace.

Agrippine

Tu reſpectes mon Pere en deſtruiſant ſa race,

Tu luy baſtis un Temple, & conſacrant ce lieu,
Tu n’y fais immoler que les Parents du Dieu ;
Ce n’eſt pas dans le tronc d’une Idole muëtte,
Que repoſe ſon ame & ſa forme ſecrette,
C’eſt dans moy, c’eſt dans ceux qui ſortent de mon flanc,
Et qui s’y sont formez de ſon celeſte ſang ;
Ne crois pas mes douleurs de criminelles fautes,
Que pouſſe le regret du Sceptre que tu m’oſtes :
Mais eſcoute, Tyran. La cauſe de mon deüil,
C’eſt d’entendre gemir l’Echo d’un vain cercueil,
Une Ombre deſolée, une Image parlante,
Qui me tire la robbe avec ſa main tremblante ;
Un Phantôme tracé dans l’horreur de la nuict,
Que i’entends ſangloter au chevet de mon lict,
Le grand Germanicus, dont les Manes plaintives,
M’appellent pour le ſuivre, aux infernales rives,
Et de qui quand ie dors, d’un pas remply d’effroy,
Le Spectre ſouſpirant vient paſſer devant moy :
Ie te ſuis, mon Eſpoux, mais i’attens pour deſcendre,
Que i’aye réchauffé de ſang ta froide cendre,
Aux pieds de ta ſtatuë immolé ton bourreau,
Et de ſon corps ſanglant remply ton vain Tombeau,
Que ſi le Ciel iniuſte eſt ſourd à ma requeſte…

Tibere

Ton bras, à ſon defaut, attaquera ma teſte.


Agrippine

Qui m’empeſche, Tyran, ſi c’eſtoit mon deſſein,
De plonger tout à l’heure un poignard dans ton ſein ?

Elle tire un poignard qu’elle iette aux pieds de l’Empereur.

Mais vis en ſeureté, la Veufve d’un Alcide
Rougiroit de combatre un Monſtre ſi timide.

Tibere

En découvrant ainſi ta noire intention,
Et travaillant toy-meſme à ta conviction,
Tu t’eſpargnes la gehenne.

Agrippine

Tu t’eſpargnes la gehenne. Ah ! ſi ie ſuis blaſmable,
Mon Orgueil, non pas moy, de mon crime eſt coupable,
Et mon cœur échauffé de ce ſang glorieux,
Qui ſe ſouvient encor d’eſtre ſorty des Dieux ;
Au nom de parricide, ardent & plein de flame,
Taſche par ſon tranſport d’en repouſſer le blaſme,
Et ſans voir que mon Prince eſt mon accuſateur,
Il revolte ma voix contre mon Empereur.

Tibere

Ah ! ſi mon ſang t’émeut il merite ta grace,
L’Orgueil n’eſt pas un crime aux Enfans de ma race :
Mais comme d’un ſoupçon la noirceur s’effaçant,

Laiſſe encor quelque tâche au nom de l’Innocent,
De peur que trop de iour deſillant ma paupiere,
Dans mon cœur malgré moy iette trop de lumiere,
I’abandonne des lieux, où ie crains de trop voir,
Reſte icy par mon ordre avecque plein pouvoir.
Pour ton Fils ie l’emmeine, il ſera dans Caprée
De noſtre intelligence une chaiſne aſſeurée.
La molleſſe de Rome énerve un ieune Eſprit,
Et ſa fleur ſans éclorre en bouton s’y fleſtrit.



Scène III

Agrippine, Seianus, Cornelie.


Agrippine

Ô qu’il eſt à propos de ſçavoir ſe contraindre,
Mais comment ſe forcer quand on ne ſçauroit craindre ?
Dans mon abaiſſement incapable d’effroy,
Ceſar me ſemble encore bien au deſſous de moy ;
Le nom de mon mary, mon rang & ma naiſſance
Enflent tous mes diſcours d’une maſle aſſeurance.
La terre a beau plier ſous cet Uſurpateur,

Mon ſang me fait regner ſur ce laſche Empereur ;
Encor qu’inſolemment le ſuperbe me brave,
Ie ne puis m’abaiſſer à flatrer mon Eſclave.
Quoy mon fils à Caprée !

Seianus

Quoy mon fils à Caprée ! Ô Ciel !

Agrippine

Quoy mon fils à Caprée ! Ô Ciel ! Ah Sejanus !
La fureur me ſaiſit, ie ne me connois plus,
Vois-tu pas ſon deſſein ?

Seianus

Vois-tu pas ſon deſſein ? Ce rusé Politique,
Le cache aux yeux de Rome & de la Republique,
Son amitié travaille à le faire oublier,
De l’azile qu’il donne il ſe fait le Geolier,
Et vous des-uniſſant à faux tiltre de Pere,
Oſte la mere au fils & le fils à la mere.
Ah ! Madame, il eſt temps de faire agir la main,
Dont le coup doit un Maiſtre à l’Empire Romain.
Allez deſcendre au Camp, mutinez les Gensdarmes
Faites-les ſouvenir d’avoir porté les armes,
D’avoir en cent climats planté nos pavillons,
Et fauché par la mort tant d’affreux Bataillons,

Sans qu’il reſte à pas un pour vingt ans de ſervices,
Que des cheveux blanchis, de larges cicatrices,
Des cadavres antez deſſus des membres morts,
Et des troncs ſurvivans la moitié de leurs corps :
Pour les picquer d’honneur, vous direz de leurs Peres,
Que vous les avez veus parmy nos adverſaires,
Peſle-meſle entaſſez, & ſanglants qu’ils eſtoient,
S’enterrer ſous le poids des corps qu’ils abatoient,
Percer des eſcadrons les murailles ferrées,
Faire avec un bras ſeul plus que deux Briarées,
Et qu’au lict de la mort ces vaincus triomphans,
Vous ont recommandé leurs malheureux enfans :
Que c’est bien la raiſon que vous ſerviez de mere
À ceux dont voſtre Eſpoux eſtoit iadis le Pere,
Que tout ſon patrimoine il leur avoit laißé,
Mais que le Teſtament par Ceſar fut caßé.
Allez, cela finy, de rang en rang paroiſtre,
Flater chaque ſoldat, feindre de le connoiſtre,
Et iettant à la foule une ſomme d’argent,
Proteſtés qu’au Palais d’un œil ſi diligent,
On veille vos diſcours, vos penſers, voſtre vie,
Qu’un don plus genereux attireroit l’envie :
Mais qu’en un grand deſſein, s’il vous veulent ayder,
Et vous mettre en eſtat de pouvoir commander,
Vous leur reſtiturez ce fameux heritage,
Que leur Pere mourant leur laiſſoit en partage.


Cornelie

Si leur ame en ſuſpens ſemble encor heſiter,
Vous ſçaurez par ces mots leur courage exciter ;
Quoy vous, mes compagnons, dont l’ardente colere
Fit trembler autrefois le Thrône de Tibere,
Qui diſpenſiez la vie & la mort aux humains,
Qui portiez des combats la Fortune en vos mains :
Qui vouliez au Tyran arracher la Couronne
Pour des crimes legers dont le couvroit ſon Thrône,
Vous ſemblez l’adorer deſſus ſon Thrône aßis,
Quand il eſt devenu le bourreau de ſes fils ?
Où s’en eſt donc allé cette noble furie,
Et ce feu qui veilloit au bien de la Patrie ?
Le Ciel d’un coup de foudre eſpargneroit vos mains,
S’il oſoit uſurper la charge des Romains ;
Marchez donc ſans trembler ſur les pas d’une femme,
Eſpuiſez d’un Vieillard ce qui luy reſte d’ame,
Que ſi d’un eſprit foible en cet illuſtre employ,
Vous craignez le peril, ne frappez qu’apres moy.
Ce diſcours achevé, du haut de leur Tribune,
Avec un front égal attendez la fortune.

Agrippine, à Sejanus.

Mais ſans que de l’Eſtat nous déchirions le flanc,
Que le ſang de Tibere eſpargne tant de ſang,

Laiſſe-moy l’attaquer ſeule en face de Rome,
Il ne merite pas de tomber ſous un homme.

Seianus

Madame, en ma faveur ne vous expoſez point ;
Attendons au party le ſoldat qui ſe joint ;
Du plus ſeur au plus prompt ne faites point d’eſchange.

Agrippine

Periſſe l’Univers pourveu que ie me vange.

Seianus

Ouy vous ſerez vengée, ouy, Madame, & bien-toſt,
Voſtre Ayeul dans le Ciel le demande aſſez haut,
Et du fonds des Enfers voſtre Eſpoux vous le crie :
Mais pour un malheureux conſervez voſtre vie,
Vous me l’avez promis.

Agrippine

Vous me l’avez promis. Ouy, va, ie m’en ſouviens,
Mais une Ombre qui crie empeſche nos liens.

Seianus

Hé quoy ! Germanicus peut-il trouver eſtrange
Que ſa Veufve ſe donne à celuy qui le vange ?

Agrippine

Non, ſa Veufve à ſon gré te fera ſon Eſpoux,
Tu ſeras ſon Rival ſans qu’il en ſoit jaloux ;
Il joindra de ſon nom la force à ton audace,

Pourveu qu’en le vengeant tu merites ſa place.
À ces conditions que ie paſſe avec toy,
Deſſous le ſceau d’Hymen ie t’engage ma foy :
Mais il faut, ſi tu veux que le contract s’obſerve[1],
Vengeant Germanicus le venger ſans reſerve,
Et quand ton bras aura ſes Manes conſolés,
Et tous ſes meurtriers à ſon Ombre immolez,
Mes faveurs envers toy pour lors ſeront ſi grandes,
Que ie t’eſpouſeray ſi tu me le demandes.

Seianus

Quoy vous m’aymez, Madame, & ie l’aprens de vous ?
Quoy ie puis eſperer d’eſtre un iour voſtre Eſpoux ?
Et l’excez du plaiſir dont mes ſens ſont la proye,
Ne me ſçauroit encor faire expirer de ioye :
Si le ſort ne veut pas que ie meure d’amour.
Ny que ſans voſtre aveu ie ſois privé du iour,
Du moins ie vous diray iuſqu’au ſouſpir extréme,
Voyez mourir d’amour Sejanus qui vous ayme.

Agrippine

Adieu, ma ſœur approche, oſte-luy les ſoupçons
Qu’elle pourroit avoir que nous la trahiſſons.

Seianus

Ah ! Madame, elle peut nous avoir eſcoutée,
Elle marche à grands pas & paroiſt tranſportée.


Scène IV

Seianus, Livilla.
Livilla

Si le ſort ne veut pas que ie meure d’amour,
Ny que ſans voſtre aveu ie ſois privé du iour,
Du moins ie vous diray iuſqu’au ſoupir extréme,
Voyez mourir d’amour Sejanus qui vous ayme :
Mais toy me haïs-tu, laſche, autant que ie te hays,
Et que veut ma fureur te hayr deſormais ?
Tu l’as priſe pour moy, cette aymable Princeſſe,
Tu penſois me parler & me faire careſſe :
Comme ie ſuis pour toy de fort mauvaiſe humeur,
Tu prenois des leçons à fléchir ma rigueur ;
Ingrat tu punis bien ce que fit mon courage,
Quand ie ſacrifiay mon Eſpoux à ta rage.
Eſt-ce trop peu de choſe, & pour te meriter,
À des crimes plus grands faut-il encor monter ?
I’ay tué mes Neveux, i’ay fait perir mon Frere,
Et ie ſuis ſur le poinct d’égorger mon Beaupere :
Du creux de ton neant ſors, Sejanus, & voy
Le Thrône où mes forfaits t’ont eſlevé ſans toy ?

Si pour des coups ſi grands, tu te ſens trop timide,
Rends-moy l’Aſſaßinat, rends-moy le Parricide,
Et pour me rendre un crime encor plus deſplaiſant,
Traiſtre, rends-moy l’amour dont ie t’ay fait preſent ?

Seianus

Comment agir, Madame, avec une Princeſſe,
Dont il faut meſnager l’eſprit avec adreſſe ?
À qui tous nos deſſeins paroiſtroient furieux,
Sans le bandeau d’Amour qui luy couvre les yeux.
Helas ! ſi dans mon ſein vous voyez la contrainte,
Dont deſchire mon cœur, cette cruelle feinte ;
Quand la haine me force à trahir l’amitié,
Peut-eſtre en cet eſtat vous ferois-ie pitié :
Les larmes dont ie feins vouloir prendre ſon ame,
Luy montrent ma douleur bien pluſtoſt que ma flame.

Livilla

Ô Dieux ! qu’on a de peine à prononcer l’arreſt
Quand on veut condamner un ennemy qui plaiſt ?
Ie t’abhorre, ie t’ayme, & ma raiſon confuſe.
Comme un Iuge irrité ſoy-meſme ſe recuſe,
Ton crime parle en vain, ie n’oſe l’eſcouter,
I’ay peur qu’il ne me force à n’en pouvoir douter :
Quoy que ſenſiblement ta trahiſon m’offenſe,
Ie me la cache afin d’arreſter ma vengeance,

Ou ſi plus clairement il me faut exprimer,
Ie me la cache afin de te pouvoir aymer.
C’en eſt trop, Sejanus, ma douleur eſt contente,
La plus foible raiſon ſuffit pour une Amante,
Et malgré mon ſoupçon contre toy ſi puiſſant,
Parce que ie t’aymay ie te crois innocent.
Adieu, voy l’Empereur, aßiege ſa Perſonne,
Qu’en tous lieux ton aſpect l’eſpouvente & l’eſtonne.

Seianus

Ie sçay que l’Empereur ne peut eſtre adverty
Du nom des conjurez qui forment le party,
Cependant plus ma courſe approche la barriere,
Plus mon ame recule & me tire en arriere.

Livilla

Va, va, ne tremble point, aucun ne te trahit.

Seianus

Une ſecrette horreur tout mon ſang envahit :
Ie ne ſçay quoy me parle, & ie ne puis l’entendre,
Ma raiſon dans mon cœur s’efforce de deſcendre,
Mais encor que ce bruict ſoit un bruict mal diſtinct,
Ie ſens que ma raiſon le cede à mon inſtinct ;
Cette raiſon pourtant redevient la Maiſtreſſe,
Frappons, voyla l’hoſtie, & l’occaſion preſſe,

Auſsi bien quand le coup me pourroit accabler,
Sejanus peut mourir, mais il ne peut trembler.



Scène V

Livilla

L’intrigue eſt découverte, les laſches m’ont trahie :
Ils m’en ont fait l’affont, ils en perdront la vie ;
D’un eſprit ſatisfait ie les verray mourir,
Et periray contente en les faiſant perir.
Ô vous, mes chers nepveux, mon eſpoux & mon frere,
Ma fureur a trouvé le moyen de vous plaire,
Pour vous rendre le faix du tombeau plus leger
De tous vos aſſaſsins, elle va vous vanger ;
Et par des coups ſi grands, ſi pleins, ſi legitimes,
Que ie ſeray compriſe au nombre des victimes :
Mais le temps que ma bouche employe à ſoupirer,
Preſte à nos criminels, celuy de reſpirer :
Haſtons-nous, car enfin du iour qu’ils me trahiſſent,
Ils me l’ont dérobé cet air dont ils jouyſſent.


Fin du quatrieſme Acte.



  1. Vers qui cachent un autre ſens.