La nouvelle Carthage/Deuxième partie/Chapitre III

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Paul Lacomblez (p. 98-104).
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III

Ruches et guêpiers.


Maître Jean Vingerhout engagea, sur-le-champ, le jeune homme recommandé par son ami Vincent Tilbak. Jan était un joyeux vivant, rablu, solide, cadet de notables fermiers des Polders, les alluvions de l’Escaut, qui, fatigué de cultiver à perte, avait acheté, avec le produit de son héritage, une part d’actionnaire dans une « Nation ».

Les Nations, corporations ouvrières rappelant les anciennes gildes flamandes, se partagent l’entreprise du chargement, du déchargement, de l’arrimage, du camionnage et de l’emmagasinement des marchandises ; elles forment dans la cité moderne une puissance avec laquelle doit compter le clan des forts commerçants de la place, car, coalisées, elles disposent d’une armée de compagnons peu formalistes capables d’entraîner une stagnation complète du trafic et de tenir en échec le pouvoir du magistrat. Là, du moins on sauvegarderait les droits des enfants du terroir ; jamais l’immigré ne supplanterait l’aborigène de la contrée anversoise comme baes, c’est-à-dire maître, ou même comme simple compagnon.

L’ « Amérique », la plus ancienne et la plus riche de ces nations, au service de laquelle venait d’entrer Laurent, écrémait la main-d’œuvre, disposait des plus beaux chevaux, possédait des installations modèles et un outillage perfectionné. Chariots, harnais, grues, bâches, cordeaux, bannes, poulies et balances n’avaient point leurs pareils chez les corporations rivales. Depuis Hoboken jusqu’à Austruweel et à Merxem on ne rencontrait que ses diligentes équipes. Ses peseurs et ses mesureurs transbordaient le grain importé sur des allèges d’une contenance invariable ; ses porte-faix juchaient les sacs et les ballots sur leurs épaules et les rangeaient à quai ou les guindaient sur les fardiers ; ses débardeurs déposaient sur la rive les planches, poutres et grunes, en réunissant les produits de la même essence.

Trop habitués à ouvrer de leurs dix doigts pour s’escrimer du crayon et de la plume, c’était Laurent qui, sur la présentation de leur collègue Vingerhout, le syndic des baes, était chargé de leur besogne de bureau et aussi du soin de contrôler, à l’entrée ou à la sortie des docks, les chiffres renseignés par les peseurs et mesureurs d’autres corporations.

Un négociant en café, client de l’Amérique, a-t-il repris une partie de denrées à un confrère, Laurent reçoit le stock des mains de la nation concurrente avec laquelle a traité le vendeur. Il en a souvent pour une journée de pesage sur le quai en pleine cohue, sous les ardeurs du soleil ou par la pluie et la gelée. Mais il s’absorbe en la tâche. Des centaines de balles poinçonnées et numérotées depuis la première jusqu’à la dernière défilent devant lui. Il additionne des colonnes de chiffres tout en surveillant du coin de l’œil le jeu de la balance. Et gare aux erreurs ! Si le preneur ne trouvait pas son compte, c’est l’Amérique qu’il tiendrait responsable de l’écart, à moins que Laurent n’eût constaté que le préjudice émanait du vendeur et de ses ouvriers.

Plusieurs fois il eut à surveiller les expéditions de l’usine Dobouziez, et ce n’était pas sans émotion qu’il avisait les caisses blanches balafrées au pinceau noir du sacramentel D. B. Z.

Mais il n’éprouvait pas le moindre regret de son changement de position. Au contraire. Il se réjouissait de servir ces patrons sans morgue, ces baes d’un abord si réconfortant, au lieu de pâtir dans un bureau morose à la solde d’un Béjard ou d’un autre arrogant parvenu. Devant la rade et les bassins remplis de navires, ce mouvement ininterrompu des entrées et des sorties, ces dégorgements ou ces engloutissements de cargaisons, ce va-et-vient entre les entrepôts flottants et les docks du rivage, cet éboulement continu des marchandises sur le quai et au fond des cales, le commerce ne lui paraissait plus une abstraction, mais un organisme tangible et grandiose.

Souvent Laurent assistait à la réunion des baes, le soir, dans une brasserie du Port. Fardier et camions sont remisés sous les hangars, mangeoires remplies, litières renouvelées. Les chevaux broient le picotin, le comptable a fermé ses registres, les vastes bâtiments ne logent plus d’autre compagnon que le garde-écurie, et les grosses portes massives, vraies portes de forteresse, protègent la fortune de l’Amérique contre les coups de mains des ribleurs et des larrons.

Les bruyantes assemblées, l’épique déboutonnage, les croustrilleux ou tonitruants propos, alors, à l’ « herberge » habituelle. Tudieu ! ces rudes chefs de corporation, ces baes à peine mieux équarris que leurs subalternes, en lâchent de carabinées qui renverseraient, comme ils en conviennent eux-mêmes, un paysan de son cheval ! Il fait beau les voir se nettoyer la bouche d’une gorgée en conséquence, après une gaillardise énorme entre toutes qui les fait se trémousser sur leurs escabeaux et communiquer à la table, à l’armée des demi-litres et aux carreaux des fenêtres une trépidation comparable à celle que provoquent pendant le jour les cahotements sur le pavé d’un de leurs formidables attelages.

Laurent sortait de ces conférences abasourdi, assommé, un peu asphyxié, comme si on l’avait regoulé de forts quartiers de viande ou même exposé comme un jambon à des fumigations prolongées. Et en présence de ces tourmentes d’humeur gorgiase comment taxer d’exagération l’exubérance sanguine et la licence presque animale des coloristes du passé !

En temps de presse lorsque les salariés à demeure, l’effectif stationnant, aux heures de la reprise du travail, devant les locaux de l’Amérique, ne suffisait pas à l’abondance de la peine, il arriva à Laurent d’accompagner son maître Jan Vingerhout au Coin des Paresseux, le carrefour voisin de la Maison Hanséatique, ainsi appelé parce que s’y tenait la bourse des chômeurs perpétuels. Bien topiques les scènes d’embauchage et de recrutement auxquelles il assista ! La première fois Laurent ne comprenait pas que baes Jan, ayant seulement besoin d’un renfort de cinq hommes, s’était embarrassé d’une vingtaine de ces maroufles, assurément fort valides, même bâtis pour fournir des travaux de géant, mais n’exerçant jamais leur musculature que dans des altercations de pochard et mêlant trop d’alcool à leur sang riche.

— Attendez ! lui dit, en riant, le baes qui connaissait son monde.

Après des transactions saugrenues, les drôles acceptaient enfin le marché et se mettaient en route, mais comme à leur corps défendant et en poussant, chaque fois qu’ils mettaient l’un pied devant l’autre, des soupirs à fendre l’âme.

Arrivés à une vingtaine de mètres de leur lieu de stationnement, l’un ou l’autre de ces lazzaroni du Nord, s’arrêtait net et déclarait ne plus pouvoir avancer si on ne lui administrait un cordial à base d’alcool.

Vingerhout faisant la sourde oreille, le soiffard se traînait non sans maugréer à sa suite, quitte à formuler la même déclaration quelques pas plus loin. Quoique deux autres recrues eussent appuyé la supplique du camarade par un suggestif claquement de langue et des gestes dignes de Tantale, le recruteur n’entendait pas plus que la première fois.

Au troisième débit de liqueurs, autant dire à la sixième maison, le patient s’avoua vaincu et, avec un juron de désespoir, déserta la compagnie pour s’approcher du zinc plus irrésistible que l’aimant. Ses deux partisans boulinèrent jusqu’à l’assommoir suivant, mais là, après une suprême mais vaine sommation à l’embaucheur, ils reprirent leurs libations au dieu Genièvre.

Laurent commença à comprendre pourquoi Vingerhout avait forcé le contingent.

— Ces trois-là sont des ivrognes et des lendores patentés ! lui dit le baes. Je ne les engage plus que par acquit de conscience, persuadé qu’ils me lâcheront à l’un des premiers tournants du quai. Encore ne suis-je pas sûr des autres !

Jan avait raison de se méfier de leur force de caractère. Le chantier vers lequel il tendait étant situé à près d’un kilomètre de là, quelques défections se produisirent encore, l’une pratique débauchant l’autre, si bien qu’à l’arrivée à pied d’œuvre il ne restait à Vingerhout que les dix bras dont il avait besoin.

— Estimons-nous heureux que ceux-ci ne nous soient pas glissés entre les doigts à la dernière minute, ce qui nous aurait forcé de retourner à leur vivier et d’y recommencer la pêche ! conclut le philosophique Poldérien, sans épiloguer autrement sur cet édifiant épisode. Et pour reconnaître leur relative complaisance, il leur paya une tournée du mirifique genièvre !

Laurent apprit à connaître des gaillards, plus originaux encore que ces câleurs, en accompagnant Vincent Tilbak qui conduisait, en chaloupe, l’un ou l’autre commis de rivière, à la rencontre d’un arrivage. L’amarre détachée, le rameur ne pouvait d’abord que godiller, pour sortir du batelage et de la rade sans heurter les chalands et les navires à l’ancre. L’yole passait entre deux vaisseaux dont les œuvres mortes semblaient de somnolentes baleines ayant pour prunelles les fanaux clignotants. Puis Tilbak jouait allègrement de l’aviron. Un silence intermittent, plus majestueux que le calme absolu, planait sur la terre et le ciel. Laurent prêtait l’oreille au grincement des taquets frictionnés par les rames, à l’égouttement de l’eau des palettes ; au clapotis dans la cale. Parfois un « qui vive » partait d’une patache de la douane en quête de smoglers. Le nom et la voix de Tilbak apprivoisait les limiers. Au Doel les nuits se passaient, suivant la saison et la température, dans la salle commune de la frugale auberge, cassine en bois goudronné, ou à la belle étoile, sur l’herbe de la Digue.

On y rencontrait une engeance interlope, d’industrieux amphibies que Laurent avait le loisir de détailler : courtauds nomades, estafettes de mercantis, drogmans de mauvais lieux, ou, à des échelons inférieurs encore, pilotins réfractaires, garçons de cambuse en congé forcé, rôdeurs de quai, gibier de la correctionnelle, fretin des pénitenciers. Des adolescents imberbes, de dégourdis bouts d’hommes, noctambules comme des matous, insinuants comme des filles : asticots des pêcheries en eau trouble.

— N’ayez peur, Monsieur Laurent, disait Tilbak, se méprenant sur la stupeur de Laurent devant ce bivac d’insoumis.

À la vérité Paridael célait une curiosité plus que partiale, sous une contrainte et une répugnance assez plausibles. Ils chiquaient, pipaient, sifflaient le rogomme, poissaient des cartes, se portaient des gageures incongrues et mêlaient à leur pituiteux argot flamand des éructations de slang. Le lucre, la ruse, la colère et le vice chiffonnaient les frimousses jolies à la pénombre des larges visières marines et des bérets, et la lumière rembrandtesque du bouge, le fuyant clair de lune, le petit jour cuivreux du dehors, un petit jour de guillotinade, leur prêtaient une équivoque de plus.

Le brave Tilbak, qu’ils respectaient au point de céder le passage à son client, leur gardait rancune depuis sa vie de matelot.

— En voilà qui s’entendent à gruger les gens de mer ! disait-il. Ah ! ce qu’ils m’ont fait sacrer, ces gouins-là ! Les tentations, les boniments, qu’il m’a fallu subir, lorsqu’ils s’abattaient sur le pont comme une nuée de poissons volants. Heureusement j’avais l’âme trop férue de Siska pour me laisser prendre à leurs amorces. Ils en étaient pour leurs distributions de prix-courants et d’échantillons. Je n’aurais eu garde de leur engager mon prêt, ma chair et mon salut. Mais c’est égal, j’étais content de mettre le pied sur le plancher des vaches, pour échapper à leurs hameçons. Je vous le dis, Monsieur Laurent, ces runners sont les vrais suppôts des sept péchés capitaux !…

Vincent Tilbak aurait dû remarquer que loin de partager son animadversion, Laurent scrutait les jeunes runners avec une complaisance indue.

Un jour il laissa même entendre à son mentor les affinités qu’il se découvrait pour semblables délinquants.

À cette ouverture la physionomie de l’honnête Tilbak exprima une si touchante consternation que l’étourdi s’empressa de renier ces sympathies déplacées et déclara, non sans rougir, qu’il avait simplement voulu badiner. Des instincts d’irrégulier et de réfractaire couvaient en lui. De là, sans qu’il parvînt à se les expliquer, les postulations sourdes, l’énervante angoisse, le navrement jaloux et apitoyé, à la fois craintif et tendre qui le travaillaient devant le farouche Moulin de pierre, le repaire mais aussi l’asile des êtres asymétriques.

La vie laborieuse et salubre qu’il menait avec de droits et probes gaillards de la trempe de Jan Vingerhout, l’amitié de Vincent et Siska, mais plus encore l’influence balsamique d’Henriette devaient reculer l’éclosion de ces germes morbides. Laurent était devenu le commensal régulier des Tilbak. Une confiance fraternelle ne tarda pas à s’établir entre Henriette et lui. Jamais il ne s’était trouvé plus à l’aise, plus rassuré vis-à-vis d’une personne de l’autre sexe. Il semblait qu’il la connût de longue date. Ils avaient dû grandir ensemble. Le soir Laurent aidait les enfants Pierket et Lusse à écrire leurs devoirs et à étudier leurs leçons. La sœur aînée vaquant aux soins du ménage, allant et venant par la chambre, admirait la science du jeune homme. Après le souper il faisait la lecture à toute la famille ou les instruisait en causant. Henriette l’écoutait avec une ferveur non exempte de malaise. Lorsqu’il parlait des événements de ce monde et de la condition de l’humanité, la jeune fille était bien plus impressionnée par l’exaltation, l’amertume, la fièvre que trahissaient les propos du jeune homme, que par le sens même de ses objurgations. Avec cette seconde vue des aimantes âmes féminines, elle le devinait foncièrement triste et troublé et plus il montrait de sollicitude pour les malheureux et les souffrants, plus elle le chérissait lui-même, plus elle s’absorbait candidement en lui, estimant qu’entre tous les misérables, celui-ci avait le plus grandement besoin de charité.

D’ailleurs, auprès d’elle le cours de ses idées ne tardait pas à reprendre une pente moins tourmentée. Sous la caresse tutélaire de ces grands yeux bleus arrêtés ingénument sur lui, il ne s’apercevait plus que de la quiétude présente, des ambiances loyales et des sourires de la vie. Il cessait de chercher midi à quatorze heures, imposait silence à ses orageuses spéculations.

Autrefois, à la Fabrique, les prunelles de Gina lui injectaient sous le derme une liqueur traîtresse ; il ne se possédait plus, devenait mauvais, rêvait un bouleversement et des représailles, une jacquerie, une révolte servile, après laquelle il se fût attribué, pour part de butin, l’orgueilleuse et méprisante patricienne et lui eût imposé les outrages de son incendiaire désir. C’était même autant par rancune contre Gina que par haine des dirigeants et des capitalistes qu’il était descendu vers les exploités. Il allait se mêler aux parias subversifs, lorsqu’il avait rencontré les prolétaires résignés. Il devint une sorte d’ouvrier dilettante. La sagesse, la placidité, la belle humeur l’insouciance de ses nouveaux entours, surtout la bonté et le charme d’Henriette, endormirent ses griefs, le rendirent accommodant et presque opportuniste. L’image de Gina pâlissait.