La nouvelle Carthage/Deuxième partie/Chapitre V

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Paul Lacomblez (p. 111-120).
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V

L’Election.


— Ah ! ville superbe, ville riche, mais ville égoïste, ville de loups si âpres à la curée qu’ils se dévorent entre eux lorsqu’il n’y a plus de moutons à tondre jusqu’aux os. Ville selon le cœur de la loi de Darwin, Ville, féconde mais marâtre. Avec ta corruption hypocrite, ton tape-à-l’œil, ta licence, ton opulence, tes instincts cupides, ta haine du pauvre, ta peur des mercenaires ; tu m’évoques Carthage… N’avez-vous pas été frappés, vous autres, du préjugé qu’ils entretiennent, ici, contre le soldat ? Même les Anversois qui ont de leurs garçons à l’armée, sont impitoyables et féroces à l’égard des troupiers. Nulle part en Belgique on n’entend parler de ces terribles bagarres entre militaires et bourgeois ; de ces guets-apens où des assommeurs tombent dessus au permissionnaire ivre, regagnant la caserne faubourienne ou le fort perdu à l’extrémité de la banlieue…

Qui avons-nous à la tête d’Anvers ? Des magistrats vaniteux, sots, gonflés comme des suffètes. Leur dernier trait, Bergmans, le connais-tu, leur dernier trait ?

Un jour, n’ayant plus rien à démolir et à rebâtir, chose qui a toujours ennuyé des magistrats communaux, ils décrètent de supprimer la Tour Bleue, un des derniers spécimens, en Europe, de l’architecture militaire du quatorzième siècle. Tout ce que la ville compte encore d’artistes et de connaisseurs ici s’émeut, proteste, envoie à la « Régence », des pétitions… Devant cette opposition, que font nos augures ? Ils daignent consulter l’expert par excellence, Viollet-Le-Duc. Cet archéologue conclut avec tous les artistes en faveur du maintien de la vieille tour. Voyez-vous cet original qui se permet d’être d’un autre avis que ces marchands omnisapients ! Aussi n’ont-ils rien de plus pressé que de raser, sans autre forme de procès, la vénérable relique !…

Et pourtant, ville sublime ! Tu as raison, Rombaut, de vanter son charme indéfinissable, qui clôt la bouche à ses détracteurs. Nous ne pouvons lui en vouloir de s’être donnée à cette engeance de ploutocrates. Nous l’aimons comme une femme lascive et très bête, comme une courtisane bestiale et adorable. Et ses parias même ne consentent pas à la maudire !

C’était, au cabaret de la Croix Blanche, Laurent Paridael qui déblatérait ainsi devant Bergmans, Rombaut et Marbol.

— Bon, voilà le jeune natiegast qui prend le mors aux dents ! dit Vyvéloy. Et tout cela parce qu’il a trouvé que dans ma cantate je faisais trop large la part du chauvinisme, aux dépens des communiers de Bruges et de Gand…

— Anvers se relèvera moralement ! intervint Bergmans. Elle secouera le joug qui la dégrade. Elle sera rendue à ses vrais enfants. Tu le verras, Paridael, l’insubordination gagne les masses opprimées. Je te promets du neuf pour bientôt. Un souffle d’émancipation et de jeunesse a traversé la foule ; il y a plus ici qu’une belle et superbe ville ; il y a un peuple non moins intéressant qui commence à regimber contre des mandataires qui le desservent et le compromettent.

La prédiction de Bergmans ne tarda pas à se réaliser. Depuis longtemps il y avait de l’électricité dans l’air.

La véhémente cantate de Vyvéloy ne contribua pas dans une faible mesure à ce réveil de la population.

Les riches, en prenant l’initiative d’un jubilé de Rubens, ne s’attendaient pas à provoquer cette fermentation.

Il arriva que les peintres de la Renaissance évoquèrent les pasteurs d’hommes de ce xvie siècle, les Guillaume le Taciturne, les Marnix de Sainte-Aldegonde. On exhuma pour s’en parer ce quolibet insultant jeté aux patriotes de l’époque de Charles-Quint et de Philippe II, ce nom de gueux dont les vaillants ancêtres aussi s’étaient taillé un titre honorifique.

La noblesse, momifiée, désintéressée de tout, et de plus ultramontaine, se réjouit peut-être des désagréments que le courant nouveau préparait aux parvenus, mais n’osa patronner un parti placé sous le vocable et le drapeau des adversaires victorieux de la catholique Espagne.

L’effervescence, la réaction, se manifestaient surtout dans le peuple des travailleurs du Port.

Des conflits isolés avaient déjà éclaté entre Béjard et les nations. Ce furent d’abord des tiraillements à propos d’un mémoire à payer par l’armateur à l’Amérique. L’armateur refusait toujours de régler son compte, lorsqu’arriva de Riga un bateau-grenier avec chargement à la consignation du payeur récalcitrant.

Béjard s’adressa, pour le déchargement de ces marchandises, à une nation rivale de sa créancière, mais dans de pareilles circonstances, les corporations font cause commune et la nation sollicitée refusa l’entreprise à moins que le négociant ne s’acquittât auparavant auprès de leurs concurrents.

Il s’adressa à une troisième, à une quatrième nation, partout il se buta au même refus conditionnel.

Entêté et furieux, il fit venir des dockers et sjouvers de Flessingue, le port de mer le plus proche. Les débardeurs anversois jetèrent plusieurs Hollandais dans les bassins et les en retirèrent à demi-noyés pour les y replonger encore, si bien que tous reprirent le même jour le train pour leur patrie, en jurant bien qu’on ne les repincerait plus à venir contrecarrer, dans leurs grèves, ces Anversois expéditifs. De fait lorsque ces manouvriers aussi placides que vigoureux s’avisaient de devenir méchants, ils le devenaient à la façon des félins.

Béjard en apprenant la désertion des Hollandais après le traitement qui leur avait été infligé, écumait de colère et jurait de se venger tôt ou tard de Vingerhout et de ces insolentes Nations. Mais comme, entretemps, son blé menaçait de pourrir à fond de cale, il céda aux prétentions des débardeurs.

À quelque temps de là l’occasion se présenta pour lui de rouvrir les hostilités contre cette plèbe par trop séditieuse. On venait d’inventer aux États-Unis, des « élévateurs », appareils tenant à la fois lieu de grues, d’alléges et de compteurs, dont l’adoption pour le déchargement des grains, devait fatalement supprimer une grande partie de la main-d’œuvre et entraîner par conséquent la ruine de nombreux compagnons de Nations.

Aussi l’effervescence fut grande parmi le peuple quand il apprit que Béjard avait préconisé, dans les conseils de la Régence, l’acquisition et l’usage de semblables engins pour compléter l’outillage des quais.

Le soir où en séance des magistrats municipaux la proposition de Béjard devait être mise aux voix, baes, doyens, compagnons, convoqués par Jan Vingerhout, se massaient de manière à représenter une armée compacte et formidable, sur la Grand’Place, devant l’Hôtel-de-Ville. En costume de travail, les manches retroussées, leurs biceps à nu, ils attendent là, terriblement résolus, poings sur les hanches, le nez en l’air, les yeux braqués vers les fenêtres illuminées de la salle. L’air goguenard, pipe aux dents, radieux comme s’il s’agissait d’aller à la danse. Jan Vingerhout circule de groupe en groupe pour donner la consigne à ses hommes. Quoiqu’il n’ait pas besoin de secrétaire pour la besogne de ce soir, il s’est fait accompagner du jeune Paridael enchanté de la petite explosion qui menace l’odieux Béjard.

— Nous allons rire, kerel ! fait Jan en se frottant les mains, de manière à faire craquer les os de ses phalanges.

Siska a retenu, non sans peine, son homme à la maison.

Quelques voyous de mine louche, du genre des jeunes corsaires du Doel, s’approchent aussi des solides compagnons, mais Jan n’entend pas s’embarrasser d’alliés compromettants. Il les écarte d’une chiquenaude. Les braves gens suffisent à la besogne.

Les policiers ont essayé de les disperser, mais ils n’insistent pas devant la façon très personnelle et très expressive dans son calme dont les accueillent les mutins.

Une rue assez longue, le Canal au Sucre, sépare la Grand’Place de l’Escaut, mais deux cents mètres ne représentent pas une distance pour ces gaillards, et les argousins, de futés gringalets, ne seraient pas lourds à porter jusqu’à l’eau.

Que vont-ils faire ? se demandent les policiers, alarmés par ce calme, par l’air résolu et vaguement ironique de ces bons bouleux. Les musards du coin des paresseux ne sont pas plus offensifs, en attendant le baes qui les abreuve. À ceux qui les interrogent, les travailleurs répondent par un vade retro aussi bref qu’énergique, intraduisible dans un autre idiome que ce terrible flamand, et auquel la façon de le faire sonner ajoute une éloquente saveur.

Les croisées de l’aile gauche, au deuxième étage de l’antique Hôtel de Ville, sont illuminées. Il parait qu’on délibère encore. Le vote est imminent ; tous ces gens s’entendent comme marchands en foire.

Neuf heures sonnent. Au dernier coup, voilà que, sur un coup de sifflet de Vingerhout, simultanément les compagnons se penchent, et flegmatiquement, se mettent en devoir de déchausser les pavés, devant eux. Ils vont même vite en besogne ; si vite que les alguazils s’essoufflent inutilement à vouloir les en empêcher.

Et alors, Jan Vingerhout, pour montrer comment s’emmanche la partie, envoie adroitement un pavé dans une des fenêtres du Conseil. D’autres bras s’élèvent, chaque bras tient son pavé avec la fermeté d’une catapulte. Mais à un signe de Vingerhout, les hommes remettent leur charge par terre :

— Tout doux, il suffira peut-être d’un simple avertissement.

En effet, un huissier accourt sur la place, essoufflé, et avisant Vingerhout, lui dit que ces messieurs du Conseil ajournent leur décision.

— Que restent-ils fagoter alors ? demande Vingerhout, toujours sollicité par les croisées illuminées.

Au fond, ce terrible Vingerhout est un malin compère, mais un bon compère ; il connaît les êtres de l’Hôtel de Ville, il savait que le pavé lancé tomberait dans un espace vide de la salle. Mais il n’avoue cela qu’à Laurent.

Les croisées rentrent dans l’ombre. Bourgmestre, échevins, conseillers sortent du palais communal, penauds, entourés de leur nuée de policiers ; on a mis en réquisition la gendarmerie et la grand’garde, on a télégraphié aux commandants des casernes, Béjard a même voulu demander des secours à Bruxelles. Mais les Nations jugent suffisant le résultat de leur petite manifestation ; et abandonnant leurs pavés, se dispersent lentement, comme de bons géants qu’ils sont, en se contentant d’envoyer une huée bien significative aux conseillers, surtout à M. Béjard, qui a cru très sérieusement qu’on allait le traiter comme le diacre Étienne.

Intimidé, le Conseil décide sagement d’enterrer la question par trop brûlante jusqu’après les élections pour le renouvellement des Chambres législatives.

Bergmans ayant pris nettement parti pour les débardeurs et s’étant porté candidat contre Freddy Béjard, les baes des corporations embrassèrent chaleureusement sa cause. Laurent était entré dans une société d’exaltés de son âge, la Jeune Garde des Gueux, recrutée parmi les gens de métier et les petits bourgeois autochtones.

À mesure qu’elle avançait, la période électorale s’exaspérait. Les riches, maîtres des journaux, se livraient à une orgie d’affiches tirant l’œil, multicolores, énormes, de brochures, de pamphlets, imprimés en grosses lettres.

L’agitation se propageait dans les classes inférieures.

— Qu’importe ! rageait Béjard, ces maroufles ne sont pas électeurs. Je serai élu tout de même.

En effet, la plupart des « censitaires » en tenaient pour les riches. Mais ceux-ci, craignant que l’impopularité de Béjard ne compromît le reste de leur liste, essayèrent d’obtenir de l’armateur qu’il remît sa candidature à des temps meilleurs. Il refusa net. Il attendait depuis trop longtemps ; on lui devait ce siège pour le dédommager des longs et précieux services rendus à l’oligarchie. Ils n’insistèrent point. D’ailleurs, il les tenait. Mille secrets compromettants, mille cadavres existaient entre eux et lui. Ses doigts crochus de marchand d’ébène, tenaient l’honneur et la fortune de ses collègues. Puis ce diable d’homme possédait le génie de l’organisation, au point de se rendre indispensable. Lui seul savait mener une campagne électorale et faire manœuvrer les cohortes de boutiquiers en chatouillant leurs intérêts. Sans son concours, autant se déclarer vaincu d’avance.

Peu scrupuleux, quant aux moyens, ses suppôts multipliaient les tournées dans les cabarets, et les visites à domicile. Ils avaient mission de voir les boutiquiers gênés, de leur promettre des fonds ou des clients. Aux plus défiants, on alla jusqu’à remettre une moitié de billet de banque, l’autre moitié devant leur être délivrée le jour même du scrutin, si le directeur de la Croix du Sud l’emportait.

D’autres employés de son imposante administration électorale, compliquée et nombreuse comme un ministère, confectionnaient des billets de vote marqués, destinés aux électeurs suspects ; d’autres encore se livraient à des calculs de probabilités, à la répartition du corps électoral en bons, mauvais et douteux. Les prévisions donnaient au moins un millier de voix de majorité au Béjard. Il continuait pourtant d’en acheter, répandant à pleines mains l’argent de l’association, puisant même dans sa propre caisse. Pour réussir il se serait ruiné.

Ses courtiers travaillaient l’imagination des campagnards de l’arrondissement, gens orthodoxes comme la noblesse et, de plus, superstitieux. Ignorant l’histoire, ces ruraux prenaient au pied de la lettre le nom de gueux. Le moindre petit terrien entretenu dans ses terreurs par les récits des vieux, aux veillées, se voyait déjà mis au pillage, battu et incendié comme sous les cosaques, et, par anticipation, la plante des pieds lui cuisait. Pas souvent qu’il voterait pour des grille-pieds et des chauffeurs ! Au village, les courtiers colportaient naturellement sur Bergmans et les siens, des fables monstrueuses, des calomnies extravagantes, d’un placement difficile à la ville, mais qui passaient auprès de ces rustauds, comme articles d’Évangile.

Door den Berg n’avait à opposer à ces menées que son caractère, son talent, sa valeur personnelle, ses convictions chaudes, son éloquence de tribun, sa figure avenante ; dans la bataille à coups de journaux, d’affiches et de brochures, il avait le dessous ; en revanche, dans les réunions publiques, autrement dites meetings, où se discutaient les mérites des candidats, il tenait le bon bout. D’ailleurs, il fallait être inféodé au clan de Béjard, pour prendre encore au sérieux sa prose et son éloquence, ou plutôt celles de Dupoissy, car c’était son familier qui lui confectionnait ses discours et ses articles.

Rien d’écœurant comme ces tartines humanitaires, collections de lieux communs dignes des pires gazettes départementales, ramassis de clichés, aphorismes creux, mots redondants et sans ressort, rhétorique si basse et si déclamatoire que les mots mêmes semblent refuser de couvrir plus longtemps ces mensonges et ces saletés.

L’avant-veille du scrutin, il y eut un grand meeting aux Variétés, immense salle de danse où les parades politiques alternaient avec les mascarades des jours gras.

Pour la première fois depuis des années qu’il régalait les gobets et ses créatures de harangues doctrinaires prononcées toujours de la même voix nasarde et monocorde, Béjard y fut hué d’importance, on ne le laissa même pas achever.

La salle houleuse, électrisée par une copieuse philippique de Bergmans, se porta comme une terrible marée à l’assaut du bureau, sur l’estrade, en passant par dessus la cage de l’orchestre, renversa la table, foula aux pieds et mit en loques le tapis vert, inonda le parquet de l’eau des carafes destinées aux orateurs, fit sonner à coups de bottes la cloche du président et peut s’en fallut qu’on n’écharpât les organisateurs du meeting.

Heureusement, en voyant approcher le cyclone, ces gens prudents avaient battu en retraite, patrons et candidats réunis, et cédé la place au peuple.

Il se leva enfin, le jour des élections, un jour gris d’octobre ! Dès le matin, les tambours de la garde civique battant l’appel des électeurs, la ville s’animait d’une vie extraordinaire qui n’était pas l’activité quotidienne, l’affairement des commis et des commerçants, le camionnage et le trafic. Des électeurs endimanchés sortaient de chez eux, montrant sous le tuyau de poêle la physionomie grave, un peu pincée, de citoyens conscients de leur dignité. Ils gagnaient, le bulletin à la main, d’un pas rapide, les bureaux électoraux : bâtiments d’école, foyers de théâtres et autres édifices publics.

De jeunes gandins, fils de riches, exhibaient à la boutonnière une cocarde bleue, couleur du parti, réquisitionnaient les voitures de place pour charroyer les électeurs impotents, malades ou indifférents. Ils se donnaient de l’importance, consultaient leurs listes, s’abordaient avec des mines mystérieuses, mordillaient le crayon qui allait leur servir à « pointer » les électeurs. Des omnibus étaient allés prendre très tôt dans les bourgades éloignées les électeurs ruraux. Ils rentraient en ville avec leur chargement humain. Ébaubis, rouges, les paysans se groupaient par paroisses ; et des soutanes noires allaient de l’un à l’autre de ces sarraux bleus pour leur faire quelque recommandation et contrôler leurs billets de vote. Des groupes se formaient devant les portes des bureaux. On lisait les affiches encore humides, où l’un ou l’autre des candidats dénonçait une « manœuvre de la dernière heure » de ses adversaires et lançait une suprême proclamation, laconique et à l’emporte-pièce. Presque tous ces manifestes commençaient par « Électeurs, on vous trompe ». Des marchands aboyaient les journaux fraîchement parus. De chaque côté de la porte se tenait un voyou, porteur d’un écriteau engageant à voter pour l’une ou l’autre liste. De groupe en groupe, de cocarde bleue à rosette orange, s’échangeaient des regards de défi ; des gens généralement inoffensifs prenaient un air terrible, et des mains tourmentaient fiévreusement le pommeau de leurs cannes. On causait beaucoup, mais à voix basse, comme des conspirateurs.

Cependant, chaque bureau étant pourvu d’un président et de deux « scrutateurs », les opérations de vote commençaient. À l’appel de leurs noms, dans l’ordre alphabétique, les votants se frayaient un passage à travers l’attroupement, passaient derrière une cloison, se présentaient devant les trois hommes graves. Ceux-ci siégeaient derrière la table, recouverte du traditionnel tapis vert et supportant une vilaine caisse noire et cubique, pompeusement qualifiée d’urne. L’électeur promenait un instant sous le nez soupçonneux et binoclé du président, son bulletin plié en quatre et timbré aux armes de la ville, et le laissait choir dans l’urne fendue comme un tronc, une tirelire ou une boîte à lettres. Il y en avait que cette simple action impressionnait terriblement ; ils perdaient contenance, laissaient tomber leur canne, se confondaient en salamalecs et s’obstinaient à vouloir loger leur papier dans l’encrier du scrutateur.

À la cloison, du côté de la salle d’attente, s’étalaient les listes électorales ; des myopes s’y collaient le nez et des doigts sales s’y promenaient comme sur l’horaire affiché dans les gares. Il puait le chien mouillé et le bout de cigare éteint, dans cette salle de classe où traînaient aussi des relents d’écoliers pauvres et de cuistres mangeurs de charcuterie.

Il y avait des abstentions. Des « jeunes gardes » des deux partis, de faction à l’entrée, reconnaissaient leurs hommes et envoyaient des voitures prendre, en prévision du contre-appel, les manquants de leur bord. La kyrielle des noms, la procession des votants se déroulaient lamentable. Des incidents en relevaient de loin en loin la monotonie. Un quidam omis ou rayé se fâchait ; des homonymes se présentaient l’un pour l’autre ; on persistait à appeler des morts qu’on aurait absolument voulu voir voter, en revanche on tentait de persuader à des vivants qu’ils n’étaient plus de ce monde.

Les opérations du vote, appel et contre-appel, duraient jusqu’à midi ; puis commençait le dépouillement. On ne savait rien, mais on supputait les résultats. « Peu d’abstentions ! »

Les cocardes oranges se plaignaient à la fois de l’affluence des blouses, des gens gantés et des tricornes ; en revanche, les bleus s’inquiétaient du contingent extraordinaire de baes de nations, de petits commerçants et d’officiers patriotes.

Personne ne rentrait chez soi ; tous mangeaient mal dans les tavernes bourrées de consommateurs, et la fièvre, l’anxiété séchant les gosiers, ils s’enivraient à la fois de bières et de paroles.

On commençait à se masser, le nez en l’air, sur la Grand’Place devant le local de l’« Association », le club de Béjard et des riches, où viendraient s’encadrer tout à l’heure, entre les châssis des huit fenêtres du premier ; les résultats des vingt-six bureaux ; et aussi au port, devant l’estaminet de la Croix Blanche, où se réunissaient les « Nationalistes » partisans de Bergmans.

Une pluie fine trempait les badauds, mais la curiosité les rendait stoïques. Des camelots continuaient de glapir la marchandise du jour, les cocardes bleues ou oranges.

Il y avait de l’orage et de la menace dans la foule nerveuse et taciturne ; grossie à présent de beaucoup d’ouvriers, de petits employés, d’étudiants, ne payant pas le cens. Enragés de ne pas avoir pu donner leur voix à Door den Berg, ils nourrissaient au fond de leur cœur un violent désir de manifester d’une autre façon leurs préférences.

Aussi, à présent, les cocardes oranges dominaient, dans la foule. Les ouvriers les piquaient à leur gilet de laine. Des rixes avaient éclaté dans la matinée, aux abords des bureaux où votaient les campagnards. Aussi, intimidés par les regards de haine que leur jetaient les compagnons des bassins, les sarraux s’empressaient-ils, leur voix donnée selon le cœur de leur curé, de regrimper en toute hâte sur les impériales et de mettre des lieues de polders ou de bruyères entre eux et les remparts de la métropole.

Les affiliés s’entassaient dans les salons mêmes de l’Association, où siégeaient, attendant les résultats, les chefs et les candidats du parti. La voix métallique et acerbe de Béjard dominait le bourdonnement des colloques ; Dupoissy, bénisseur et inspiré ; M. Saint-Fardier, turbulent, agressif, parlant de se débarrasser à coups de fusils de ce Bergmans et de tout ce sale peuple ; M. Dobouziez, sobre de paroles, vieilli, l’air soucieux, peu mêlé à la politique active et maugréant à part lui, contre l’ambition coûteuse de son gendre ; enfin les jeunes Saint-Fardier, bâillant à se démantibuler la mâchoire, regardaient, en tapotant les vitres, le populaire s’amasser sur la place.

À la Croix Blanche, Door n’avait pas assez de ses mains pour presser toutes celles qui tenaient à secouer les siennes. L’affection, l’exubérance, la sincérité de ces natures frustes et droites le touchaient vivement.

Laurent, les Tilbak, Jan Vingerhout, Marbol et Vyvéloy ne restaient pas en place, sortaient, allaient aux renseignements, couraient au bureau central où se faisait le dépouillement général.

Les premiers résultats favorables tour à tour à Béjard et à Bergmans étaient accueillis, suivant le contenu, par des huées à l’Association, par des vivats à la Croix Blanche, ou réciproquement. Mais les manifestations de la réunion des riches trouvaient chaque fois un écho contradictoire sur la Place. Ainsi, l’affichage aux fenêtres de l’Association, des chiffres de majorité attribués à Béjard fit partir des applaudissements timides promptement étouffés sous des grognements et des sifflets ; le contraire se produisit lorsque la chance avait favorisé « notre Door ».

Quelque temps les suffrages se balancèrent. La majorité des censitaires de la ville se déclaraient pour le tribun. Déjà la foule, dans la rue et à la Croix Blanche se trémoussait d’allégresse ; on se donnait l’accolade ; on félicitait Bergmans. Paridael voulait même qu’on arborât le drapeau des gueux, orange, blanc et bleu, avec les deux mains fraternellement enlacées ; les mains amputées et écartelées sur l’écusson d’Anvers. Bergmans, moins optimiste, eut de la peine à empêcher ses amis de triompher trop tôt. Il avait raison de se défier. Nos enthousiastes comptaient sans les campagnes. Non seulement les bureaux ruraux comblèrent rapidement l’écart des voix entre les deux listes, mais le total de ces suffrages campagnards grossissant, s’enflant toujours, engloutit comme une stupide marée, submergea sous ses flots, les légitimes espérances de la majorité des citadins.