La nouvelle Carthage/Pièce justificative

La bibliothèque libre.
Paul Lacomblez (p. 265-268).
◄  VII

Pièce justificative.


CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS DE BELGIQUE


Séance du 23 Mai 1889.


Interdiction d’accoster un navire ou de se trouver à bord d’un navire, sans ordre de l’autorité ou sans autorisation du capitaine.


RAPPORT FAIT, AU NOM DE LA SECTION CENTRALE, PAR M. DE DECKER.


Messieurs,


La section centrale, en présence de la concision extrême de l’Exposé des motifs, a désiré s’éclairer. Elle a, dans ce but, posé au Gouvernement une série de questions.

Les réponses à ces questions, en ce qui concerne le métier ou les métiers des « runners », les excès qu’on leur reproche, ont paru être empreintes de quelque exagération, sinon il ne serait point compréhensible qu’un Gouvernement comme le nôtre, vigilant et soucieux du bon ordre, ne se soit ému que si tardivement, n’ait songé à proposer des mesures de répression que trente ans après que les premières plaintes s’étaient produites.

Il faut donc faire, Messieurs, la part de l’exagération, comme il importe aussi de faire la part de la rudesse de mœurs habituelle chez les marins et chez tous ceux qui sont en contact avec eux.

Le mal, du reste, est général dans toutes les contrées maritimes : l’Exposé des motifs ainsi que les réponses du Gouvernement aux questions de la section l’affirment.

Dans d’autres pays, ce mal doit avoir été plus grand qu’en Belgique, puisque les gouvernements de ces pays ont cru devoir précéder le nôtre dans la voie de la répression.

Avant de faire rapport de l’examen fait en section centrale du projet de loi et de dire le système auquel la section centrale s’est arrêtée, il y a lieu de faire connaître les questions posées et les réponses faites par le Gouvernement.

D. — Le Gouvernement pourrait-il dire en quoi consiste en réalité le trafic des « runners » dont parle l’Exposé des motifs ?

R. — Les « runners » représentent une catégorie de trafiquants et de fournisseurs qui vivent de la clientèle des équipages, tels que racoleurs et enrôleurs de matelots, logeurs, bouchers, tailleurs, cordonniers, victuailleurs, etc.

Ceux qui font les métiers de logeur, d’embaucheur et d’enrôleur de matelots sont d’ordinaire des étrangers, des gens sans aveu ou mal famés. Il est de notoriété qu’ils exploitent les passions des marins avec une habileté et une effronterie sans pareilles.

En Angleterre, on les désigne sous le nom significatif de « Land Sharks » (requins de terre).

Le marin, surtout celui qui revient d’un long voyage, est une proie facile pour ces individus. On lui distribue des liqueurs, on lui fait une avance sur ses gages, et une fois débarqué, il est entraîné, sous prétexte de logement, dans un bouge quelconque. Là on le pousse à dépenser sans compter.

Lorsqu’il est complètement dépouillé, le matelot s’en remet aux enrôleurs du soin de lui trouver un nouvel embarquement pour lequel ils perçoivent encore une commission onéreuse.

Il arrive parfois aussi que les logeurs font déserter les marins, les cachent chez eux en ville, ou même à la campagne et les conduisent clandestinement, la nuit, à bord des navires en rivière, s’ils ne les expédient pas sur un port voisin.

Les logeurs, racoleurs et enrôleurs sont la lèpre de la marine marchande.

D. — Les abus qu’on veut réformer existent-ils depuis longtemps ou se sont-ils produits récemment ?

R. — De tout temps, les capitaines des navires de commerce, spécialement ceux arrivant d’un voyage au long cours ont eu à souffrir des « runners », mais jadis ceux-ci n’accostaient les navires qu’en rade ou dans les bassins.

C’est depuis 1867 que des plaintes sont venues au jour ; à cette époque, les « runners » ont commencé à se rendre au-devant des navires dans l’Escaut. Actuellement leur audace ne connaît plus de bornes ; ils vont à la rencontre des bâtiments, jusqu’à Flessingue. Ils montent à bord malgré les capitaines, insultent et menacent les officiers, qui veulent leur défendre l’accès du navire ; ils enivrent les équipages dans le but d’obtenir la préférence pour le logement, la vente d’effets d’habillement, etc.

D. — Comment le Gouvernement a-t-il pu se convaincre de la réalité des faits qui ont donné lieu à des plaintes ?

R. — Comme il est dit dans la réponse à la question précédente, c’est en 1867 que l’attention du Gouvernement a été attirée, pour la première fois, sur le trafic des « runners », par une plainte émanant d’une cinquantaine de petits commerçants d’Anvers.

Les pétitionnaires reconnaissaient qu’ils se trouvaient parfois au nombre de plus de cinquante à bord d’un navire, entravant les manœuvres et faisant aux gens de larges distributions d’alcool dans l’espoir d’avoir leur clientèle. Ils demandaient instamment que, pour faire cesser cet abus, on défendît de monter à bord avant l’arrivée du navire à destination.

Des capitaines étrangers, au nombre d’une trentaine, ont appuyé cette pétition.

Les commerçants établis dans les environs des bassins protestèrent de leur côté, en 1868, contre les abus résultant de la tolérance laissée aux « runners » de monter à bord des navires en route. Ils déclaraient que les bâtiments du commerce étaient parfois encombrés, avant d’atteindre le port, de plus de cent personnes étrangères et que dans le nombre se glissaient même des femmes de mœurs douteuses. Cette pétition fut appuyée par le collège échevinal.

Mais c’est en 1886 et 1887 que les plaintes sont devenues particulièrement vives. Un grand nombre de capitaines, à leur arrivée à Anvers, ont saisi le consul général d’Angleterre de protestations très énergiques contre les agissements éhontés des « runners ». Il suffira d’en extraire quelques faits, pour montrer le degré d’impudence où sont arrivés ces trafiquants.

En juin 1886, un navire, en route pour Anvers, est assailli dans l’Escaut par douze à quinze « runners » qui montent à bord malgré les menaces du capitaine et qui, à leur arrivée à Anvers, semblent s’être vantés d’avoir réalisé un bénéfice de 1,500 francs sur le navire. Le plus malmené fut un vieux marin de soixante ans dont l’avoir se montait à 800 francs et qui, après dix jours, avait tout dépensé.

Le 15 mars 1887, une barque est envahie par des « runners » malgré tous les efforts que fait le capitaine pour les écarter. À peine sur le pont, les « runners » se battent entre eux à coups de bâton, de barres de fer, de couteau. La lutte finie, ils se répandent parmi l’équipage avec les bouteilles de gin dont ils sont munis ; en moins d’une demi-heure, tous les hommes du bord sont ivres-morts ; aucun d’eux n’est plus capable du moindre travail ; le capitaine et les officiers sont contraints de se mettre eux-mêmes à la besogne, ils n’ont plus personne pour les aider.

D. — Les plaintes dont parle l’Exposé des motifs n’ont-elles pas donné lieu à une enquête ?
xxxxSi oui, le Gouvernement ne pourrait-il communiquer à la section centrale le dossier de cette enquête ?

R. — Les plaintes qu’ont provoquées les « runners » n’ont pas donné lieu à une enquête proprement dite.

Mais l’administration a tenu à s’assurer, à différentes reprises, de leur bien-fondé et elle a chargé le commissaire maritime du port et l’inspecteur du pilotage d’examiner la situation.

En 1880, le commissaire maritime s’exprimait en ces termes :

« Chaque fois qu’un navire arrive à Anvers d’un voyage au long cours, une quantité considérable de personnes se rendent à bord, telles que logeurs, tailleurs, enrôleurs, commis de courtiers, etc., etc., chacun pour recommander son article.

« Il arrive souvent qu’une catégorie de ces personnes, telles que les logeurs, se munissent de liqueurs alcooliques pour régaler l’équipage et débaucher les matelots et mettent ainsi le capitaine et le pilote dans l’impossibilité de faire exécuter les manœuvres nécessaires. Bien des fois mon concours a été réclamé par les capitaines à leur arrivée pour faire débarquer cette nuée d’oiseaux de proie, qui empêchent même la circulation sur le pont, tellement ils sont nombreux. Le fait s’est présenté ici en rade qu’un capitaine a dû faire feu pour éloigner de son bord ces importuns visiteurs. »

En 1886, l’inspecteur du pilotage formulait un rapport dans lequel on lit ce qui suit :

« L’acharnement que mettent les « runners » de toutes catégories à se faire la concurrence ne connaît plus de bornes et les pousse à commettre des abus, parmi lesquels celui qui consiste à enivrer les équipages est certes un des plus graves. En effet, il a pour conséquence d’amener les hommes du bord à l’inexécution des ordres donnés par les pilotes, ce qui peut être une première cause de collisions ou d’échouements. »

Enfin, dans une lettre récente, le commissaire maritime d’Anvers expose de nouveau les pratiques auxquelles ont recours les « runners ».

« Ils sont, dit-il, ordinairement pourvus de boissons fortes avec lesquelles ils enivrent les marins dans le but d’obtenir la préférence pour le logement, la vente, etc., etc. Le cas se présente souvent que tout l’équipage est ivre à bord dans le moment difficile où le capitaine a besoin de ses hommes pour manœuvrer, pour accoster le quai ou pour entrer au bassin, ou pour mouiller en rade. »

D. — Le capitaine n’est-il pas suffisamment maître à son bord pour empêcher les abus qui se produisent ?

R. — Quand un navire est assailli par les « runners », il est fort difficile, sinon impossible au capitaine de conserver assez d’autorité pour interdire l’accès du bord ; les « runners » sont toujours en nombre, ils s’accrochent avec leurs canots aux flancs du navire, et assurés qu’ils sont de l’impunité, ne reculent ni devant les injonctions, ni devant les menaces.

Il ne resterait au capitaine que d’avoir recours aux armes à feu pour faire respecter son autorité, moyen extrême — on le comprendra — qu’il hésite à employer. D’ailleurs les matelots, qui n’ignorent pas que ces gens viennent leur apporter des liqueurs fortes et leur offrir leurs services, n’exécutent que mollement les ordres, de sorte que le capitaine est impuissant.

Un fait survenu en 1868 montrera à quel point un capitaine est peu maître à bord de son navire, dès que celui-ci est envahi par les « runners ». À cette époque, le navire Arzilla fit son entrée dans l’un des bassins d’Anvers. À peine s’y trouvait-il, qu’il fut assailli, et cela en pleine ville, par quantité de « runners ». Le capitaine voulut les obliger à déguerpir, ils s’y refusèrent et l’un d’eux frappa même cet officier. Exaspéré, celui-ci prit son revolver et fit feu sur la foule ; un cordonnier fut blessé.